Vint l'âge de mes seize ans. Ma maturité sexuelle, féline comme humaine, était atteinte, mais avec une franche ambiguïté au point que je ne m'y retrouvais pas moi-même. L'humain était porté à suivre les conventions sociales. L'animal, plus sensitif, montrait un intérêt marqué pour les mâles. Les mâles humains semblait être le compromis acceptable trouvé par mes deux âmes.

La situation n'était pas sans complexité. Sous ma forme féline, je ne manquais pas de marquer mon territoire vis à vis des autres chats mâles. Cependant, fait notable, aucune sexualité ne s'exprimait à l'état félin. En revanche, humain, les besoins sexuels se marquaient par périodes comme si j'avais des chaleurs, ce qui est d'ailleurs toujours le cas. J'eus une sexualité aussi bien avec des hommes qu'avec des femmes. Mais mon apprentissage sexuel fut compliqué. Car bien que je n'avais de rapports sexuels que sous ma forme humaine, en revanche, mon comportement, de l'appel jusqu'à l'acte, ressemblait davantage à celui... d'une chatte ! La chose ne manquait pas d'être embarrassante autant pour moi que pour mes partenaires. Il me fallut apprendre à simuler un comportement humain en la matière. Et cela n'avait pour moi rien de naturel.

Enfant solitaire, thérianthrope dès la pré-adolescence, et, à la pleine adolescence, vraisemblablement homosexuel, le tout dans un environnement hostile, cela avait de quoi être perturbant. Perturbant est un euphémisme. Totalement déboussolé était mon véritable état ! J'en sombrais dans une période obscure aux idées noires. À cet âge, je devint un humain mal dans ma peau, et un félin très agressif.

Et puis, une nuit, alors que j'étais en ma chambre sous une forme hybride, tranquille en mon antre, un groupe d'adolescents à peine plus jeune que moi passa aux abords de ma fenêtre, parlant à voix forte. J'aurais préféré ne rien entendre. Malheureusement, l'ouïe du félin était en alerte, celle de l'humain à entendre. Parmi ce petit groupe, il y avait Grégoire, couvrant la voix de tous les autres. J'entendais Grégoire si haut que je le reconnu sans ambiguïté aucune au son de sa voix. Et Grégoire, pour se rendre intéressant dit à ses amis :
— C'est ici que vit la tapette, la tantouse. Ca ne devrait pas exister ces bêtes-là. Faudrait les tuer !
Combien de fois ai-je eu à entendre ces mots là ? Tellement que mon cœur n'en a jamais cessé de saigner. Mais ce soir-là, si l'humain entendit les mots, le félin entendit l'hostilité. J'entrai dans une rage surnaturelle. Tous mes poils se hérissèrent et la sentence tomba :
— Grégoire, la bête c'est toi ! Qu'elle te ronge jusqu'à la mort !

J'appris six mois plus tard qu'on venait de diagnostiquer un cancer du cerveau à Grégoire et que tout le village pensait qu'il allait en mourir. Ma compassion ne vint pas. Mais les jours passa, mon âme humaine fut prise de remords et de pitié. Alors, mon âme humaine appela la féline et la supplia de lever la sentence répétant sa litanie. La nuit venue, félin obscur, je levai le sort par un effort sincère de compassion. Et si je devais formuler en mots le nouveau sort que j'incantai, cela ressemblerait à ça :
— Grégoire, tu est un sot à mes yeux, mais tu ne mérites pas de mourir pour des paroles. Je lève la malédiction dont je t'ai accablé. Tu guériras, mais incliné avec compassion envers les autres, même s'il sont différents de toi.

Un an plus tard, le cancer de Grégoire fut déclaré en rémission, et il entra dans sa vie d'adulte guéri, et rendu humble par la maladie.

La nature n'accorde jamais toutes ses faveurs à un seul être vivant. Car un avantage en un environnement devient un handicap dans un autre qui lui est contraire. Pour la survie des espèces en cas de grands changements, tous les gènes doivent être distribués pour parer au plus grand nombre d'éventualités. Chacun a donc ses atouts, mais chacun a aussi ce qu'on croit être une tare. Mais suivant la circonstance, un atout peut être une tare, et une tare, un atout. Dans les deux cas, il y a les visibles et les invisibles. Méfiez-vous des invisibles. Sinon, vous l'apprendrez à vos dépens.