— Bonjour, Kris, fustigea Brian avec colère.

— Que t'arrive-t-il ?

— Depuis quand la princesse Flore vit-elle au palais ?

— Comment sais...

— Je l'ai rencontrée ce matin à la plage, coupa-t-il. Elle s'est empressée de disparaître sans daigner me parler !

Une pause suivit ces paroles. Kris hésitait devant un Brian qui bouillait.

— Dès ton départ pour Ores en 5082, finit-il par répliquer à contrecœur.

— Et depuis, elle s'évanouit à chacun de mes voyages ici ?

— Elle retourne au village des Auroréens.

— C'est elle qui nous a sauvés dans la grotte, n'est-ce pas ? Pourquoi me l'as-tu caché ?

Flore se redressa sur le lit, choquée. Plongée dans un demi-sommeil, elle avait partagé les pensées de Brian... contre son gré. Contre les Principes. Ses barrières se fermèrent et le silence recouvrit son esprit.

Elle réfléchit au court échange dont elle avait été le témoin involontaire. Kris subissait un interrogatoire de la part de son benjamin.

Je ne peux pas l'abandonner ! C'est moi la responsable de cette situation.

Aussitôt, elle se téléporta. Lorsqu'elle se matérialisa dans le salon, les deux hommes tressaillirent. Elle ne leur laissa pas le temps de réagir.

— Votre frère a accédé à ma requête, ne vous en prenez pas à lui.

Ils la fixèrent, éberlués, comme si elle débarquait d'une autre planète. Ils se demandaient comment elle connaissait leurs propos.

Cela, messieurs, ne comptez pas sur moi pour vous éclairer.

— Pourquoi ? s'enquit Brian d'une voix plus calme.

— Je n'avais pas envie d'être reconnue sur Dalghar.

Elle n'avait pas trouvé de meilleure réponse. Face à l'air sceptique du prince, elle garda un visage impassible et les lèvres closes. Ils se mesurèrent du regard, ignorant la présence de Kris, jusqu'à ce que la porte s'ouvrît à la volée. Une Iliane surexcitée fit son entrée, suivie d'Amélia et Mohann au bras de Belnog. Flore en remercia Kilyan.

La cadette serra son jumeau contre elle, alors que des larmes ravageaient ses joues rosées.

—  Deux années de mission diplomatique loin de Dalghar, et te voilà devenue une femme magnifique ! complimenta Brian. Il ne me sera plus possible de t'appeler Tigron dorénavant.

— Je l'espère bien ! menaça-t-elle avec un index pointé vers lui. Et je t'interdis de repartir de sitôt !

Flore réprima un sourire : le prince cherchait à détourner sa sœur de son chagrin, et celle-ci lui rendait la pareille. L'amour fraternel entre eux brillait en plein jour, si similaire au sien avec Sojeyn. Son cœur se pinça au nom de son frère. Plutôt que de se laisser submerger par sa peine, elle focalisa son attention sur Kris et son air préoccupé. Il ne le quittait plus depuis le malheureux décès du couple royal.

Il les invita à s'installer, lui-même choisissant un des fauteuils près de l'imposante cheminée en pierre sombre réfractaire. Flore s'assit le plus loin possible des jumeaux, aux côtés de Mohann et Belnog.

Kris lança la discussion :

— Maintenant que Brian est rentré, je désirerais vous parler de la mort de nos parents.

— D'après toi, la thèse de l'accident est à écarter, intervint son frère. En es-tu sûr ? Ce serait une grave accusation.

— Ils étaient aimés des Dalghariens, un tel acte demeurerait incompréhensible, compléta Iliane.

— Un heureux hasard, si je puis dire, me permet de l'affirmer. Ils ont été assassinés sur leur bateau à Edena et une tempête, opportune, a servi à camoufler les traces. La plupart des corps de l'équipage reposent dans des profondeurs inaccessibles. Toutefois, certains, dont ceux de nos parents, se sont bloqués parmi les rochers d'un haut fond, ce qui laisse supposer que les meurtriers ne connaissaient pas assez les lieux.

— Qu'a donc conclu le médecin légiste ? questionna Brian. S'il a découvert quelque chose.

— Comme les assassins prévoyaient la disparition des morts, engloutis par la mer, ils ne se sont guère embarrassés. Les impacts nets de pistolet laser en sont la preuve.

Iliane poussa un cri. Pendant que son jumeau la berçait contre lui pour l'apaiser, Mohann se leva. Elle récupéra un calmant à l'intérieur d'une commode. Sa filleule l'avala d'un trait : ses tremblements cessèrent peu à peu.

Flore crispait les poings. La douleur de cette famille la ramenait  auparavant sur Aurora, avec l'exécution de ses propres parents et de Tojian. Le crime du couple royal de Dalghar, qui l'avait accueillie à bras ouverts, rallumait sa révolte. Elle aiderait leurs enfants avec tous ses moyens.

Apporter mon soutien me rapprochera des miens.

— Avez-vous la moindre idée sur ces meurtriers ? interrogea-t-elle.

— L'enquête a débuté depuis peu, mais le bateau en coulant a effacé bien des traces, énonça Kris, d'une voix triste.

— Et les caméras de surveillance ? suggéra Brian. Elles sont protégées, il me semble.

— Détruites. Aucun enregistrement n'est exploitable.

— De vrais experts ! Les attraper se révélera difficile.

Les traits du visage de son aîné parlèrent pour lui. Chacun conservait la tête baissée, perdu dans ses réflexions. Soudain, Iliane s'exclama :

— Tu dois repousser la date du couronnement ! Nous devons d'abord panser notre douleur et... capturer les assassins.

— Amélia et moi en avons fait la demande auprès du Parlement, sans succès.

— Requête que j'ai soutenue avec Mohann, renchérit Belnog. Hélas, tout est déjà organisé. Les invitations ont été envoyées aux six planètes fondatrices et aux plus proches de nous.

— Nous avons choisi d'effectuer le mariage une semaine plus tôt pour limiter le nombre de convives. Quelques représentants y assisteront.

Tandis qu'Iliane acquiesçait au plan de Kris, Flore frissonna. Un froid avait emprisonné ses os aux mots de Belnog, ils demandaient une explication.

— Les planètes voisines ? réussit-elle juste à souffler.

— Les invités ne viennent que de celles appartenant à la Confédération, l'éclaira Brian. Vous n'avez rien à craindre. Quoique si Xénon apparaissait, j'étranglerais ce roi de pacotille avec joie.

Elle se morigéna pour sa réaction : jamais Aurora n'était convié à une célébration sur d'autres mondes. Ses os retrouvèrent leur solidité et le sang circula dans ses joues. L'envie de changer de sujet la saisit, néanmoins.

— Comment Dalghar est-il gouverné d'ici le couronnement ?

— Dès la mort d'un souverain, l'héritier le devient, répliqua Belnog, homme ou femme. La cérémonie est plus une belle tradition qu'une obligation.

— As-tu l'intention de modifier le Conseil restreint ? s'enquit Iliane. Ou de proposer un nouveau Premier conseiller au Parlement ?

Kris fronça les sourcils, il semblait ne pas avoir encore réfléchi à la question. Les paroles suivantes confirmèrent la supposition.

— Pour l'instant, l'équipe actuelle me convient. Je déciderai par la suite. Votre aide, Belnog, me sera précieuse, en tant qu'ami proche de la famille et membre du Conseil restreint.

— Elle vous est acquise, et vous avez raison de prendre votre temps pour effectuer des changements politiques.

— Puisque nous avons éclairci tous les points, je vais me recueillir auprès de nos parents.

Personne n'objecta et la famille emboîta le pas à Kris, qui sortait de sa suite avec Amélia. Flore les accompagna. Ils rejoignirent le salon jouxtant les appartements du couple royal dans l'aile opposée. Quand ils atteignirent la porte, deux gardes les saluèrent.

Une bonne chose de maintenir une surveillance.

Elle pénétra dans la pièce, vidée de ses meubles, où une pénombre déployait son sombre manteau sur les défunts et les murs drapés de velours noir. Même si elle ne venait pas pour la première fois, ce décor la surprenait.

Tout le contraire d'Aurora. Pourquoi cacher la lumière pour leur dernier voyage ?

Le couple royal flottait dans les airs comme s'il était allongé sur un lit invisible, leur corps entretenu afin d'éviter leur dégradation. Ils affichaient un visage paisible. Si paisible, que Flore s'attendait à les voir ouvrir les paupières et les accueillir d'un sourire.

Qui a osé porter la main sur vous ? Votre bonté rayonnait tant !

Son ventre se noua et les larmes roulèrent sur ses joues. Elle les essuya alors qu'elle se plaçait derrière la famille, suivant la coutume sur Aurora. Puis la mélopée des morts s'éleva dans sa tête.

Elle la chanta avec tout son cœur.