Chapitre 21 : Révélations
[ Dans la peau d'Alphonse ]
Je suis tout près de Dayana. Nous sommes si voisins, que nos respirations se mélangent, s'associent ; elles s'accompagnent à chaque mouvement.
Mes yeux obscures sont enfuis dans les siens, ils traversent cette splendide étendue de terre et de végétation qu'est son regard.
Je vois, à travers ses pupilles, qu'elle est paralysée ; elle ne sait comment réagir. Elle ne sait pas si elle doit repousser le poids de mon corps qui est penché sur elle, ou si elle doit le laisser fusionner avec le sien.
Son regard est presqu'innocent, comme à son habitude. Il n'y a plus cette flamme qui animait son oeillade. J'ai l'impression qu'elle ne ressent plus cette même envie que moi. Cette volonté d'aller plus loin, de nous découvrir, mais totalement conscients cette fois, ne demeure plus en elle.
Je sais qu'elle voulait juste me provoquer lorsqu'elle m'a dit qu'elle aimait Adrien. Néanmoins, cela me met hors de moi !
La songer dans les bras de ce crétin fini, fait émerger en mon être un dégoût incommensurable ! Je ne pourrais point supporter de la retrouver au pieu avec un autre, ça me répugnerait.
Plus j'y médite, plus ma colère croît.
Mais, à l'intérieur de moi, je suis sûr d'être le seul à faire battre son coeur, à le faire vivre. Adrien n'est sûrement qu'un pion.
Pourtant, j'ai l'impression que quelque chose à changer en elle. Je ne la sens plus à ma merci. C'est étrange, cette sensation.
Son corps semble bien m'appartenir, mais son esprit paraît troublé ; il n'est plus en accord avec son enveloppe.
Je ne vois qu'un petit soupçon de peur.
Pourquoi a-t-elle peur ? De quoi ? De céder ? Si se donner de nouveau à moi est sa crainte, je ne la comprends pas. Pourquoi ne le pourrait-elle pas ?
S'est-elle réellement amourachée d'Adrien ?
Cette pensée émet un pincement à mon coeur. Et si elle l'était ? Et si elle ne m'avait pas menti ?
Non, c'est impossible. Elle n'a toujours eu d'yeux que pour moi, et je le sais, même si elle croit le contraire.
Elle m'aime. Alors pourquoi ai-je des doutes maintenant ?
Il faut que je me rapproche plus d'elle, que je la sente encore plus. Il faut que je lui démontre qui mène la danse, qui la détient, à qui elle appartient.
__ Et si votre petit-ami nous trouvait dans cette position, comment réagirait-il, d'après vous ?
Ma question paraît lui surprendre, mais elle ne me répond pas.
Son corps se soumet comme toujours à ma voix, mais ses yeux ne m'admirent plus tel qu'ils le faisaient si bien, plus tôt dans la journée.
Je sens son âme vidée de toute réaction, comme si je ne lui faisais plus le même effet. Ça ne me plait pas du tout.
Il faut que je la fasse réagir, que je lui prouve que le reflet de son regard n'est qu'une illusion, même pour elle.
Mes iris font des aller-retour entre ses yeux et ses lèvres. Je veux l'embrasser, goûter à ses morceaux de chaire rose. Je veux pouvoir marquer mon terrain, ce qui m'appartient.
Dayana ne se défend toujours pas, ses yeux sont bloqués sur les miens.
J'avance mon visage près du sien, nos nez se touchent, et Dayana entrouvre légèrement sa bouche. Est-elle impatiente ? Est-elle toujours mienne, finalement ?
Il n'existe qu'un seul moyen de le savoir.
Je tente d'accéder à ses lèvres avec les miennes, pour pouvoir enfin les laisser s'amuser ensemble, mais...
__ Mal,me répond-t-elle enfin, en déviant mon baiser. Adrien réagirait mal. Très mal. Il serait déchaîné.
Son geste me démoralise, il me désarme.
Elle a réussi à refuser mon bécot, en détournant simplement sa caboche.
Elle le fit si subitement, qu'on aurait dit qu'elle ressentait la foire de commettre l'irréparable en accueillant mes labres.
Je suis perdu. Pourquoi me repousse-t-elle ? Pourquoi l'opposition d'Adrien lui importe-t-elle autant ?
Son réflexe me choque. J'ai le sentiment d'être trahi, touché à mon point faible.
Elle avale doucement sa salive, ses billes fixant toujours le vide. Même sa magnifique nature, elle est parvenue à me la retirer. Quel dommage...
[ Dans la peau de Dayana ]
Je viens d'éviter les lèvres d'Alphonse. Pour la première fois, je n'ai pas cédé, je n'ai pas répondu à sa tentation, je me suis retenue.
Savoir que je ne l'ai pas laissé dévorer mes lippes, provoque en moi un sentiment étranger. Je me sens... bizarre. A la fois heureuse et déçue.
Mon corps s'est arrêté de trembler, mon coeur a stoppé sa musique, et ma conscience semble apaisée.
Cependant, au fond de moi, je me rends compte que mon reflex n'était pas volontaire. Tout ce que je ressens pour cet homme ne peut s'en aller en un claquement de doigts, mais mon cerveau a su se souvenir de la voix d'Adrien, de sa déception; celle que je ne veux plus créer en lui.
Alphonse ne parle plus, je crois qu'il est à son tour engourdi, mais pas pour les mêmes raisons que moi.
Je ne parviens pas à le regarder, j'ai l'impression de ne plus en avoir le droit, ni la force. De cette dernière mon corps s'en est vidé lorsque j'ai tourné mon crâne.
Alphonse se redresse et me scrute. Je sens sa vue sur ma chair, il la détaille, comme s'il se rendait compte de ce qu'il venait de perdre. Sa respiration paraît calmée, elle aussi. Il n'est plus en colère, mais une autre émotion commence à s'installer, je la ressens par sa manière de se positionner devant moi.
Je vais peut-être le regretter, mais je décide quand même de me plonger dans le reflet de son âme. J'avais raison, il n'y a plus la rage qui m'apeurait.
Ses yeux... Ils sont différents, si différents... Je ne les avais jamais aperçus ainsi auparavant. Pourquoi ont-ils changé ?
Ces lueurs de surprise et de tristesse sont nouvelles dans ses pupilles. Je les comptemple, ahurie. Elles sont tendres, malgré la blessure que j'y vois.
Je ne saisis pas sa réaction. Je ne m'y attendais pas.
Mais, tout à coup, mon patron se ressaisit. Son oeillade devient glaciale, impénétrable, ce qui ramène mon esprit, qui était enfui dans le sien, dans sa carcasse. Tout redevient clair autour de nous, comme si nous étions de retour sur Terre.
La mâchoire d'Alphonse se contracte, elle se durcit. Mon employeur me dévisage, frustré et en colère, puis il fait demi-tour vers la salle à manger.
Qu'est-ce qui lui prend ?
Je me remets de tout ce tas d'émotions et le suis. A l'instant où je désire franchir la porte de la pièce où nous dînions, Alphonse en sort brusquement, son pot de nouilles entre les mains.
Son regard foudroie mon corps tout entier, tant il est perçant. Je perds mes moyens un instant, ne comprenant pas son changement d'attitude.
Mais Alphonse, se maîtrisant très bien, me contourne pour aller dans la cuisine.
Je sors de mes rêveries et le suis, cherchant toujours à avoir les idées claires sur sa façon d'agir. Je le vois jetter son pot dans la corbeille; il semblerait qu'il l'ait déjà fini. Il se rince les mains et la bouche, puis il revient vers la porte pour sortir, mais il s'arrête devant moi et m'observe.
Je le regarde, attendant bêtement qu'il me donne une explication. Je veux qu'il me dise pourquoi il s'est maintenu. Je veux savoir si j'ai fait quelque chose de travers, mais il ne dit rien, il me fixe juste, le regard neutre et incompréhensible.
Je me perds de plus en plus, quand Alphonse dit enfin :
__ Bonne nuit.
Bonne nuit ?
Quoi ? C'est tout ? Tu agis aussi étrangement avec moi, et tu ne me dis que "bonne nuit" ?
Sa voix est si froide, qu'elle gèle ma gorge, m'empêchant ainsi de répondre quoi que ce soit.
Ensuite, il suit le chemin qui mène jusqu'aux marches et les monte. Moi, je reste immobile, encore congelée par sa froideur, et ébahie par ses nouvelles manières.
Après un petit instant, je finis mes nouilles et jette à mon tour le pot.
[ Dans la peau d'Alphonse ]
Je monte dans ma chambre et verrouille la porte. Je préfère rester seul qu'avec Dayana, je ne m'en sens pas capable.
Je ne sais pas ce que je ressens. Je suis à la fois blessé par sa réaction, et en rage lorsque je me dis qu'elle s'éloigne de moi à cause d'Adrien.
Je ne savais plus quoi faire en face d'elle. Aurais-je dû continuer à la provoquer ? Aurais-je dû persister et l'embrasser ? Je n'en sais rien.
Si elle n'a fait que me narguer avec cette histoire entre elle et mon associé, alors pourquoi m'a-t-elle mis des limites ce soir ? Pourquoi se préoccupe-t-elle de la consternation de cet imbécile ?
Je passe mes mains dans mes cheveux et les tire en arrière. Je suis hors de moi ! Je me sens frustré, dépassé dans mon égo.
J'ai le sentiment de l'avoir perdue. Rien que cet appel l'a éloignée de moi, il l'a rendue indifférente à mes avances.
__ Putain de merde ! grognais-je.
Je me sens mal, comme si on m'avait enlevé ce qui était à moi, ce que je détenait depuis si longtemps, sans vraiment y prêter attention. J'ai l'impression de réaliser certaines choses, d'ouvrir enfin les yeux. Un véritable changement.
Mais qu'est-ce que je dis ?
Il faut que je me calme, je suis en train de raconter n'importe quoi. Je ne peux pas autant m'emporter juste pour une femme, encore moins pour ma secrétaire. C'est débile !
Je me déshabille et passe sous la douche. Il faut que je me maîtrise, je suis en train de partir dans tous les sens.
Je laisse le jet d'eau m'attendrir, détendre mes muscles. Je ne veux plus penser à rien.
Je sors de la douche et m'habille d'un simple boxer. Je rentre dans mon lit et m'allonge.
Sans le vouloir, mes pensées reviennent sur Dayana. Décidemment, elle honte désormais mon esprit.
Je revois toute la journée d'aujourd'hui, elle avait si bien débuté. Tout était paisible. Je m'étais confié à elle, lui parlant de ce que je ressens depuis que ma mère n'est plus là. Je lui ai fait confiance.
En rentrant à la maison, elle avait décidé de me chauffer, elle voulait de moi. Tout était parfait. Elle m'a laissé la tenir, la sentir, et lui exciter comme jamais.
Mais il a fallu que son téléphone se mette à sonner pour que tout change.
Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit, mais cette conversation a modifié la mentalité de Dayana. Elle est devenue distante juste après. Peu importe mes tentatives, elle n'était plus la même. Pendant le dîner, j'espérais avoir atteint mon but, mais ce ne fut pas le cas.
Je n'arrive toujours pas à croire qu'elle ait été apte à me refouler. Pour une fois, depuis des années, elle a été maîtresse de ses mouvements, elle a dominé ses envies, alors que j'étais près d'elle.
Pour la première fois, depuis le début de notre séjour, je n'ai pas senti ma petite chauffeuse; celle qui me désirait, celle dont la chair réclamait mon toucher avec tellement de force.
Oui, celle-là, je ne l'ai pas retrouvée ce soir, et ça me déçois.
Je ferme les yeux et m'endors, encore confus par le changement radical du comportement de ma secrétaire.
Je quitte le pays des rêves, lorsque le soleil dessine différentes formes sur mon visage. Je m'étire longuement, puis me redresse pour m'asseoir. Je prends mon portable pour y lire l'heure affichée : 10h19min.
Je soupire et repose mon téléphone sur ma table de nuit.
En frottant mes yeux, je me souviens de la veille, elle était assez mouvementée. Il y'a eu un moment tendre, un moment excitant, deux disputes sur un même sujet, et pour finir, un échec. Tout ça, en un même jour.
Je ne me remets toujours pas de la réaction de Dayana. Comment a-t-elle pu ?
Mon agressivité remonte. Je la laisse se propager dans tout mon corps.
Ça me met en rogne d'imaginer que, si tout à basculer hier, c'est à cause d'Adrien. Ce mec est vrai connard !
Je compte me charger de lui dès mon retour. Il ne va pas m'échapper.
Je descends de mon lit et rentre dans la salle de bain pour y effectuer ma routine matinale.
Une demi-heure plus tard, j'en sors pour m'habiller. Je porte un T-shirt blanc, un jean noir et mets des baskets blanches addidas.
Je sors enfin de ma chambre et me dirige vers la cuisine.
Arrivé dans la pièce, je trouve ma secrétaire. Elle est vêtue d'un jean bleu, d'un chemisier jaune imprimé de fleurs et d'une paire de ballerines noires. Elle a une tasse de café dans les mains.
Nos coups d'oeil se croisent. Je reste stoïque même si à l'intérieur de moi mes émotions refont surface.
Je récupère la cafetière sur l'îlot et me serre une tasse de son contenu, sans m'occuper de celle qui l'a préparé.
Le silence est maître de la salle. Nos voix ne veulent pas se faire entendre.
A vrai dire, je n'ai pas envie de lui adresser un seul mot, ni même d'être à ses côtés aujourd'hui. Rien que le fait qu'on soie dans la même pièce, me dérange. La situation d'hier n'est pas encore passée.
J'entends la porte d'entrée s'ouvrir, puis une voix émane du même endroit.
__ Alphonse, Dayana, vous êtes là ?
Je reconnais cette voix, c'est celle de ma soeur.
Je dépose ma tasse sur le plan de travail et rejoint immédiatement la nouvelle arrivante.
__ Marie, dis-je en la prenant dans mes bras. Comment vas-tu ?
__ Je vais bien et toi ?
On se détache de notre étreinte.
__ Bien aussi.
__ Marie ! s'exclame Dayana qui nous atteint. Je suis contente de te voir.
__ Moi aussi, répond mon aînée.
Je les regarde se faire la bise, puis j'interviens :
__ Comment était ton vol ?
__ Bien. Et vous alors, il était bien le séjour ?
__ Euh... commence Dayana. Il était...
__ Mauvais, je termine à sa place. Très mauvais. Il était horrible.
Ce que je dis est presque vrai.
En réalité, le séjour était très, très bien. Il était même parfait. Mais, l'appel d'Adrien a tout bouleversé, ce qui a rendu le paradis, un enfers.
__ Oh ! s'étonne Marie.
__ Où est l'avocat ? je lui demande.
__ Il devrait être là dans quelques heures. Il m'a dit qu'il avait un petit travail à terminer avant.
__ D'accord. Je monte dans ma chambre, fais-moi signe dès qu'il sera là.
__ Oui, bien sûr.
Je jette un coup d'oeil à Dayana. Elle paraît confuse par mon procédé, mais je m'en fiche.
Je fais une bise rapide à ma soeur et grimpe dans mon dortoir.
[ Dans la peau de Dayana ]
Je regarde Alphonse monter. Je ne comprends toujours pas ce qui lui arrive. C'est comme si ma présence le dérangeait maintenant. Et ce qu'il a dit à Marie... Était-il sincère ?
Moi qui croyais que tout se passait bien, que l'on passait un bon moment... Je viens de me rendre compte que je m'étais trompée, mais complètement.
Le chauffeur descends les marches.
__ Ça y est, mademoiselle Marie, j'ai rangé votre sac dans votre chambre.
__ Merci, Marchal. Pouvez-vous me donner les contacts s'il vous plaît ?
__ Oui, mais où allez-vous ?
__ Dayana et moi allons déjeuner à l'extérieur. T'es d'accord ? propose-t-elle en se tournant vers moi.
J'acquiesce d'un mouvement de tête et elle me sourit.
Marie prend ensuite les clés de la voiture et dit :
__ Si mon frère nous demande, dîtes-lui que nous ne tarderons pas.
__ Comme vous voudrez, mademoiselle.
Mon amie me prend par la main, et nous nous dirigeons vers la voiture. Nous y pénétrons et elle démarre.
Quinze minutes après, elle se gare devant un fast food. Nous sortons de la voiture et prenons place autour d'une table.
Marie fait signe à une serveuse et nous commandons deux hamburgers et deux jus d'orange.
Sympa, le petit déjeuner !
La serveuse s'en va et Marie ouvre le dialogue :
__ Alors, dis-moi tout. J'ai l'impression d'avoir raté un épisode.
Ce n'est pas un épisode, mais toute une saison que tu as ratée, pensais-je.
__ Ton frère est... insaisissable.
__ Ça, ce n'est pas nouveau, mais continues.
Je respire profondément, puis poursuis :
__ Lorsque nous sommes arrivés, il n'y avait personne. Nous avons lu une partie des dossiers, puis nous sommes allés nous coucher. Au milieu de la nuit, je suis sortie prendre un verre d'eau et...
La serveuse vient déposer nos commandes sur la table, nous la remercions et elle repart.
Je reprends donc :
__ ...quand j'ai voulu sortir de la cuisine, Alphonse a ouvert la porte d'un coup sec.
J'évite de lui parler du pot de glace, je me sens déjà assez honteuse.
__ On s'est observé pendant un long moment.
__ Pourquoi ?
__ En fait, euh... Je portais une petite nuisette et lui, eh bien... Il était torse-nu.
__ Oh...
Les lèvres de Marie dessinent un sourire moqueur. Ma gêne la fait marrer.
C'est gentil...
__ Ce n'est pas drôle, Marie ! Encore moins après ce qui s'est passé les jours qui ont suivi.
__ Il s'est passé quoi ?
Je soupire et lui raconte la suite dans les moindres détails. Ma copine s'efforce à ne pas éclater de rire, mon récit l'étonne et l'amuse en même temps.
J'arrive, non sans peine, à la journée d'hier.
__ ... Nous sommes allés sur une falaise, Alphonse est sorti de la voiture et je l'ai suivi. Ensuite... il s'est mis debout presqu'au bord et a fermé ses yeux. Un instant après, il a commencé à me parler de votre mère.
__ Il t'a parlé de maman ?
__ Oui. Il m'a dit à quel point elle lui manquait, que cette falaise était leur lieu de rencontre lorsqu'il n'allait pas bien.
Je baisse les yeux sur mon assiette, me souvenant de ce moment grave.
__ Il était si abattu, Marie... Je ne l'avais jamais vu ainsi. Son regard était rempli d'eau salée. Ça m'a rendue triste, moi aussi.
J'entends mon amie sniffer, alors je relève mes billes sur elle. Elle essuie ses larmes.
__ Je suis désolée, Marie, je...
__ Ne t'excuse pas. Je suis contente qu'Alphonse se soit confié à toi, il ne le fait jamais avec moi. Depuis la mort de notre mère, il ne s'abandonne à personne. Quand il était adolescent, il ne pleurait que devant elle. Seule elle avait le droit de voir ses yeux s'humidifier. Mais...
Elle se mord la lèvre inférieure pour bloquer son deuil, puis elle continue :
__ ...le jour de son enterrement, il n'avait pas pleuré, en tout cas pas devant moi. Je ne l'ai plus jamais vu triste, juste... froid. Sans émotions, ou parfois en colère. Je n'arrive pas à croire qu'il soit retourné sur cette falaise, il se sent toujours coupable d'habitude.
__ Coupable ? Mais de quoi ?
__ De la mort de sa confidente.
__ Pourquoi ?
Elle inspire longuement, comme pour reprendre des forces, et m'explique :
__ Le soir où maman est morte, Alphonse avait envoyé un de ses potes à l'hôpital ; il l'avait tabassé. Amanda l'a su et l'a retrouvé dans un bar. Elle l'a grondé devant tous les clients. Alphonse, furieux, a quitté le bar et est rentré dans la voiture.
Ils se sont disputés dans le véhicule. J'étais assise sur l'un des sièges arrières. Paumé, mon frère est descendu à un feu rouge. Ma mère s'est garée et l'a suivi, à pied. J'étais juste derrière elle. Alphonse a traversé un goudron. Ma mère voulant le calmer, a traversé à son tour.
Marie commence à pleurer. C'est affreux de la voir ainsi, elle qui est toujours si souriante.
Je lui tend une pochette et elle la prend. Je mets ma main sur son bras pour la consoler.
__ Merci. Elle voulait lui parler, tu comprends ? Elle ne voulait pas qu'il refasse une bêtise. Mais, après que mon cadet ait passé le goudron, le feu vert est revenu et... et elle, elle ne l'a pas vu. Elle ne voyait que lui. Moi... J'étais trop loin, alors elle ne m'a pas entendue.
__ C'est pour ça qu'il se sent coupable ?
__ Oui. De plus, après ça, il ne parlait plus d'elle. Lorsqu'on engageait ce sujet, il préférait se déplacer ou essayer de le changer. Je suis ravie qu'il ait trouvé une nouvelle confesseuse, s'exprime-t-elle en prenant ma main, un sourire faible aux lèvres.
Je savais que mon patron avait du mal à exprimer ses sentiments, mais je ne me doutais pas que c'était à ce point là. Cela me remplie encore plus de joie d'être celle à qui il se confesse maintenant. Finalement, ai-je bien fait de le repousser aussi durement hier ?
Lui, il m'avait permis de rentrer dans sa vie. Et moi, je l'avais entièrement écarté de la mienne. C'était injuste.
Elle se calme et efface ses larmes. Elle allonge ensuite notre conversation :
__ Lorsque vous êtes rentrés, les domestiques étaient enfin là ?
__ Non. Elles ne viennent que deux fois par semaine.
__ Oui, je sais. Chaque lundi et vendredi.
__ Ah bon ?
__ Oui. Et hier c'était lundi, elles auraient dû travailler.
__ Mais elles n'étaient pas là. Peut-être qu'elles ont eu des soucis.
__ Les sept ? Au même moment ? Et aucune d'elles ne m'a prévenue ?
__ Elles l'ont sûrement dit à Alphonse.
__ Alphonse ne s'occupe pas des ménagères, c'est moi qui le fait. Néanmoins... s'il le souhaite, il peut leur demander de ne pas faire leur boulot.
__ Mais non, Marie, pourquoi il l'aurait fait ?
__ Bah... pour rester seul avec toi.
Je trouve sa réflexion absurde et mon regard reflète ma pensée.
__ Ne me regarde pas comme ça. Après tout ce que tu viens de me raconter, ma déduction tient bien la route.
Je fonce les sourcils. Et si c'était vrai ? Et si Marie avait raison ?
Jusqu'à présent, je me suis toujours dite que c'était ma nuisette qui avait tout déclenché, mais peut-être que je me trompais.
Si il n'avait pas tout prévu, alors pourquoi avait-il demandé aux femmes de ménage de ne pas venir nettoyer hier ? C'est franchement louche.
À cet instant, je me dis que j'ai peut-être mal agis hier. Il est vrai que j'ai été injuste avec Adrien, qui s'est tant inquiété pour moi. Mais je l'ai aussi été avec Alphonse qui, sans que je ne m'en aperçoive, n'a cessé de chercher à me côtoyer.
Maintenant, je comprends mieux sa réaction, et aussi pourquoi ça l'intéressait tant de savoir si je m'étais rapprochée d'Adrien.
C'est vraiment étrange de me dire qu'Alphonse n'est pas l'homme qu'il prétend être.
Je me rend compte qu'il est toujours l'Alphonse Bowns de ce dîner, celui dont je suis follement tombée amoureuse.
Tout ce que Marie vient de me rapporter, m'a éclairée. C'est un vrai lot de révélations.
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