13-
Note : plus de violence que d'habitude dans ce chapitre, je préfère prévenir les plus sensibles ou les plus jeunes.
Aubrey traverse la rue lentement, touchée par une fatigue aussi bien physique que mentale depuis la sortie de son lit. Une voiture klaxonne vivement, et sur le coup de l'impulsivité, la jeune femme lui présente son majeur, sans daigner adresser un regard à son conducteur. Que les gens sont égoïstes et impatients, pense-t-elle, ils en mourront. Elle continue son chemin, essayant de dissimuler, aussi bien au conducteur qu'à elle-même, que cette attaque l'atteint plus qu'elle ne l'aurait voulu.
Le moteur vrombit, elle garde la tête haute, puis elle entend le bruit d'une vitre qui s'abaisse.
- Eh, le cure-dent, tu me prends vraiment pour un con en fait ?
Aubrey tressaille et s'arrête au milieu du passage piéton, les épaules relevées et le souffle coupé. Elle n'a pas envie de croiser le regard de celui qui est dans la voiture. En réalité, elle sait déjà qui il est. Victor est garçon de son lycée, qui croit jouer dans la cour des grands, un de ceux que tout le monde connaît et qui se moque des autres « pour rire », mais que les profs apprécient quand même en raison d'une habileté à s'adapter à toutes les situations.
Il n'y a pas si longtemps, tandis qu'elle parlait avec Adam dans les couloirs, Victor était passé à côté d'eux et lui avait glissé un commentaire cynique, mentionnant le fait qu'elle était trop maigre. Adam l'avait remis en place devant tout le monde et le garçon n'avait pas trop apprécié.
Elle tourne la tête vers lui. Son visage est rouge de colère, il redémarre la voiture et Aubrey manque de sursauter. Elle le regarde s'éloigner et elle soupire, partagée entre soulagement et rage muette. Qui sait ce qui aurait pu se passer ? En ce début de week-end, sur l'heure du midi, au cœur de cette rue peu empruntée, il n'y a aucune autre voiture, aucun autre passant qu'elle-même. Mais tout est fini maintenant, et T a sûrement répondu, Aubrey doit se dépêcher. Elle reprend sa route, et conclut que cet épisode ne restera qu'un mauvais souvenir supplémentaire.
— Putain, murmure-t-elle.
Aubrey a parlé trop vite : Victor a garé sa voiture sur le bas-côté, et il l'attend, appuyé contre la carrosserie.
Devait-elle changé de trottoir ? Sortir son téléphone, pour ne pas avoir à croiser son regard ? Non, c'est exactement ce qu'il souhaite. Tant pis, elle passera par le chemin qu'elle avait prévu de prendre, et s'il s'interpose, elle le confrontera.
Aubrey passe, les yeux fixés sur un point imaginaire, et elle sent le regard de Victor qui la foudroie. Alors qu'elle croit avoir réussi à passer sans plus de complications, une poigne puissante la fait basculer en arrière et elle se retrouve nez à nez avec le garçon. Il a les traits tirés et son visage anguleux est congestionné par une animosité qu'il maîtrise visiblement avec difficulté. La lueur qui miroite au fond de ses yeux est mauvaise, torturée, Aubrey s'y perd car elle semble y reconnaître quelque chose qu'elle a déjà vu.
- Tu vas où comme ça ? Tu me prends vraiment pour un con, j'y crois pas !
Il tient fermement son poignet dans sa main robuste, répugnante, et Aubrey voit cette image se substituer à celle de sa mère faisant de même quand elle est soûle. Ses mains se mettent à trembler de colère, d'effroi et d'hostilité.
— Lâche-moi, ordonne-t-elle en se redressant pour paraître moins petite.
Elle s'arrache aux poings du garçon qui, surpris, recule d'un pas avant de faire résonner son rire gras dans ses oreilles.
— Tu ne me fais pas peur, la maigrichonne. Aubrey, c'est ça ?
Aubrey ne répond pas. Mais ce n'est pas de lui qu'elle a peur : elle aperçoit à peine le garçon en face d'elle et ses mots parviennent jusqu'à ses oreilles sans l'atteindre. Les seules choses qu'elle voit et entend sont les bouteilles projetés en l'air et les cris de sa mère déchirant la nuit.
— Réponds-moi quand je te parle.
Il s'approche encore et commence à la secouer par les épaules.
— Tu m'entends ? T'es en transe ou quoi ?
Aubrey cligne des yeux, les sourcils froncés et l'air désorienté.
— Te revoilà, cingle Victor. Une petite hypoglycémie, peut-être ?
— Ferme-la.
Le blond la lâche et lui désigne une enseigne au bout de la rue.
— Un kebab, ça te dit ?
Face à l'effarement visible d'Aubrey, l'adolescent se marre, hilare de sa pique malsaine. La jeune femme sert les dents et cette fois-ci, c'est elle qui s'avance.
— T'es un salopard de première, crache-t-elle en le poussant sur la route. Laisse-moi espèce de pourriture.
Victor grimace de colère et lui attrape à nouveau les deux poignets.
— Je fais le tour avec mes doigts, la lorgne-t-il alors qu'elle tente désespérément de se dégager. Tu n'as ni force...
Il la toise de haut en bas d'un regard suintant de dédain.
— Ni formes.
La rage bouillonne dans le cœur d'Aubrey qui reste pourtant impassible. « Je sais ! » a-t-elle envie de hurler.
- Comment est-ce que quelqu'un pourrait avoir envie de toi ? Tu dégoûtes.
Il lâche ses poignets et Aubrey lui décoche une gifle puissante qui l'atteint en plein milieu de la pommette gauche. Victor chancelle et gémit en frottant sa joue douloureuse.
— Pas mal pour une maigrichonne, non ?
Un instant après, les pieds d'Aubrey quittent le sol : Victor la projette sur son épaule avant de la lâcher de toute sa hauteur sur le sol. La jeune femme tombe la tête la première et plaque ses mains sur son visage pour se protéger. Quand elle entre en collision avec le sol, la souffrance est telle qu'elle a l'impression qu'elle va se briser en mille morceaux. Un hurlement s'échappe de sa bouche et sa vision devient trouble. Elle aperçoit Victor, la dominant de son mètre quatre-vingt-cinq, lui adresser des attaques qu'elle n'entend pas.
Il finit par se mettre à califourchon sur elle, la saisissant par le col de son manteau. Encore sous le choc, Aubrey ne tente même pas de se débattre.
— Alors on fait moins la maligne sans son copain garde du corps ! Oh, tu m'entends quand je te parle ?
Ses lèvres s'étirent en un rictus détestable.
— Garde du corps, continue-t-il, c'est un bien grand mot. Il n'y a rien à protéger, ici.
Il désigne d'un geste son corps meurtri.
— Comment tu peux être aussi odieux ? parvient-elle à articuler. J'imagine pas l'enfance de merde que t'as du avoir pour devenir une telle enflure.
La pression sur son col s'intensifie.
— Arrête de jouer à la psychologue et ferme ta gueule. T'es pas en position de tenir tête. Quoique, t'es jamais en position de tenir tête ! S'amuse-t-il. Un coup de vent, et tu disparais.
Aubrey lui crache dessus puis, satisfaite d'elle-même, lui chuchote :
— Va te faire voir.
Victor ferme les yeux. Impassible, il s'essuie lentement le visage du bout de sa manche et lui susurre :
— Tu n'aurais jamais dû faire ça.
Aubrey se débat mais elle s'épuise vite, l'énergie lui manquant. Elle n'a rien mangé depuis hier matin. Victor la regarde se fatiguer d'elle-même, goûtant à nouveau le plaisir de n'avoir besoin que d'une main pour la retenir.
— Tu prends ton pied, là ? vocifère Aubrey, haletante.
Elle se sent devenir folle.
— Plus ou moins, ouais, répond-il en rigolant à nouveau. Mais ça pourrait être encore mieux.
Il la relève d'un bras, et ricane encore :
— On peut vraiment te balancer comme on veut, c'est dingue ! Tu dois faire quoi, quarante kilos ?
Aubrey le foudroie du regard. Elle ne veut pas être faible. Elle ne veut pas pleurer. Cette ordure ne mérite pas sa peine. Elle qui est parvenu, ces derniers mois, à maîtriser ses émotions, à se couper de la souffrance et à reprendre le contrôle, ne peut pas se permettre de céder à ce moins que rien et sa petite vengeance insignifiante.
— Trente-huit, murmure-t-elle sans s'en rendre compte.
Les bras du garçon l'emprisonnent et ses omoplates rencontrent le mur rugueux derrière elle. Aubrey croit un instant déceler de la compassion dans son regard.
— Ah ouais, ça craint. Tu devrais vraiment manger.
Elle le fixe un moment, intriguée par son changement de comportement. Aubrey remarque qu'il cherche quelque chose dans sa poche de blouson. Sans la quitter du regard, il en sort une barre chocolatée qu'il ouvre d'un geste vif.
— Ça ne te donne pas envie ? dit-il et Aubrey regrette d'avoir eu la bêtise de le croire capable d'empathie le temps d'un instant.
— Non ! Dégage ! crie-t-elle en essayant vainement de se défaire de sa poigne.
— Mais c'est au chocolat ! Insiste-t-il odieusement. Tout le monde aime le chocolat ! Allez, regarde comme ça sent bon !
Victor passe la barre sous le nez d'Aubrey qui cherche à décaler sa tête par impulsions désespérées, repoussant le garçon avec ses poings. Soudain, il devient plus violent, son regard enjoué vire au noir et il attrape la mâchoire de la jeune femme de sa main droite, faisant peser sur elle le poids de son corps pour l'immobiliser.
Aubrey sent la panique s'emparer d'elle.
— Tu ne veux pas goûter, chérie ? C'est pour toi que je fais ça, tu sais ? Pour que tu reprennes des forces et que tu sois moins affreuse à regarder.
Il approche la nourriture de la bouche fermée d'Aubrey qui tremble de peur. Elle respire l'odeur du chocolat, qui s'insinue entre dans narines et la saisit d'un haut-le-cœur. Elle a envie d'hurler, d'insulter et de taper ce monstre dément, mais elle est là, abandonnée à elle-même, complètement impuissante.
— Tu vas pleurer ? murmure-t-il au creux de son oreille et la nausée d'Aubrey s'intensifie en sentant son souffle contre sa peau.
— Non, répond-elle d'une voix dure. Maintenant lâche-moi ou je crie.
— Mais attends, tu n'as pas encore mangé ! persifle-t-il, la narguant avec sa barre chocolatée.
Victor approche celle-ci de la bouche d'Aubrey, qui pince aussitôt les lèvres. Aubrey a peur. Non, elle est terrifiée. Elle veut bien subir les coups, se faire ridiculiser, mais cela, elle n'en est pas capable.
Tout à coup, le garçon la relève, plaque sa tête contre le mur et, tandis qu'elle est trop sonnée pour tenter quoi que ce soit, lui ouvre la bouche de force avant d'y introduire la barre au chocolat.
— Allez, mâche ! ordonne-t-il en rigolant de plus belle.
Victor se saisit à nouveau de sa mâchoire, et malgré ses gémissements de terreur, tente de lui faire faire le geste lui-même, tout en la maintenant avec vigueur. Le supplice se poursuit, sans discontinuer, puis Aubrey finit par manger. Victor la lâche et elle s'écroule par terre. Des larmes perlent aux coins de ses yeux.
— Alors, Aubrey ? Tu nous donnes tes impressions ? Goût, texture, toute autre sensation ?
Celle-ci tourne la tête, à bout de force. Elle ne ressent plus rien, si ce n'est un goût acide dans la bouche. Cela fait des mois qu'elle n'a pas mangé de chocolat.
— Oh, je vois, tu en veux encore ?
Victor s'agenouille à ses côtés et lui remet la barre sous le nez. Aubrey hurle de toutes ses forces et le repousse à coups de pieds frénétiquement frappés.
C'en est trop. Avant que l'aliment ne touche ses lèvres une seconde fois, elle vomit sur le bas-côté.
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