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La jeune femme ouvre les yeux. Aujourd'hui, c'est samedi. Son réveil affiche neuf heures douze. Se redressant, le visage encore endormi, Aubrey baille lentement. En ce mois d'octobre, les rayons du soleil renvoient une lumière étrange, blafarde mais vive, qui parviennent jusqu'à son mollet découvert par-dessus les draps. Son regard s'attarde sur celui-ci, d'une finesse effrayante, et remonte le long de ses jambes toutes aussi maigres. D'un coup sec, elle replace la couette sur ce corps efflanqué dont la vue lui est presque insupportable.

Il lui semble qu'elle a encore grossi.

Aubrey a toujours été mince, mais jamais à ce point. Jusqu'il y a quelques années encore, elle ne s'y intéressait pas plus que cela : un jour elle se sentait bien dans sa peau, plus ou moins jolie selon les périodes, mais dans ce confort où l'on accède à la liberté précieuse de ne pas penser plus que cela à son corps, et un autre, elle rêvait des courbes élancées et des formes féminines qu'elle n'avait pas. Comme tout adolescent plus ou moins complexé du monde, elle remettait son apparence en question, sans que cela ne l'empêche d'être elle-même.

Puis il y eut la perte de son père. Sans trop savoir comment, il sembla qu'elle se réveilla un matin et que tout ce qu'elle avait toujours connu avait disparu.

Au début, malgré la douleur, Aubrey avait l'air de tenir : son père était mort, que pouvait-on en dire ? Tout ce qu'elle pouvait faire était souffrir en silence et encaisser les coups sans rien laisser paraître. Bien vite, Aubrey devint experte en la matière pour l'unique raison qu'on ne lui laissait pas le choix, il s'agissait d'une nécessité vitale, car crier sa peine aurait été signer la mort de deux personnes : sa mère et elle-même. Il fallait être forte pour deux, et c'est ce qu'elle continuait à faire.

Parfois, quoique de plus en plus rarement, la jeune femme se demandait à partir de quel moment sa relation à la nourriture avait commencé à se détériorer. Mais tout ce dont Aubrey se souvenait, c'était un moment où elle mangeait sans se poser la question, et un moment où la question était devenue si cruciale qu'elle envahissait chaque recoin de son esprit, jusqu'à s'épuiser elle-même et n'appeler aucune autre réponse que la certitude de sa répétition.

Alors l'angoisse montait, toujours plus terrible, et là, maintenant, il fallait faire quelque chose, n'importe quoi ; n'importe quoi pourvu que cela diminue, même de manière insignifiante. Il fallait courir, fuir, ne jamais revenir. Il fallait dire : « je ne mangerai pas ».

*

- A table, Maman !

Pas de réponse. Aubrey soupire et couvre la tarte qu'elle vient de préparer pour ne pas qu'elle refroidisse. Il faut la servir tout de suite : la cuisson est parfaite, l'extérieur croustillant et l'intérieur encore chaud. Aubrey sait ce qu'elle fait, à vrai dire, elle est même douée pour cuisiner. Depuis qu'elle a appris, vers treize ans, c'est presque toujours elle qui s'occupe des repas. Elle excelle dans la préparation de lasagnes et a appris tous les secrets de la cuisson parfaitement réussie de plats divers et d'origines variées. Même après la mort de son père, elle avait continué à cuisiner. Depuis, sa mère et elle s'étaient mises d'accord pour se partager la tâche un jour sur deux, bien que ses derniers temps, celle-ci se plaignait toujours au moment de préparer le repas et finissait souvent par faire réchauffer un plat surgelé. Mais pour Aubrey, c'était un plaisir que d'aller faire les courses, de s'offrir le luxe de choisir minutieusement ses aliments, de les préparer avec encore plus de douceur, de les cuisiner exactement comme elle le voulait, et de parvenir à ne pas les manger.

Aujourd'hui encore, Aubrey salive mais se sent incapable de partager son repas avec sa mère. Ce qu'elle préfère, c'est la regarder manger et se délecter de la force, de cette impression de puissance maîtrisée qui se répand dans tout son être quand elle a tenu bon. J'aurais pu céder, se dit-elle dans ces cas-là, mais je ne l'ai pas fait.

Pour ne pas éveiller les soupçons, Aubrey avait développé de nombreuses stratégies, prétextant avoir déjà mangé car elle était pressée, se plaignant de maux de ventre qui faisaient qu'elle ne pouvait rien avaler, ou alors, elle s'attablait et se débrouillait pour mâcher le même morceau de nourriture pendant de longues minutes, sans que sa mère ne se rende compte de rien.

- Tu m'entends ?

Sa mère ne bouge pas, la tête posée contre la table de la cuisine, entre les bouteilles vides.

— Maman !

Celle-ci se réveille en sursaut, poussant un geignement rauque, la bouche sèche et les yeux vitreux.

— Que, quoi ? Qu'est-ce qui se passe, chérie ?

Elle regarde la table et réalise enfin la présence des bouteilles. Honteuse, elle se lève difficilement, titube et se frotte le front. Elle porte toujours son peignoir de la veille.

— Je n'étais pas bien hier soir, je... J'ai revu des photos et..., essaie-t-elle de se justifier. Ne t'inquiète pas, ma fille, je vais bien.

Aubrey ravale sa rage et continue son chemin vers la porte en ordonnant d'une voix ferme :

— Arrête d'essayer de me rassurer, ça ne fonctionne pas. Va prendre une douche et nettoie tout ça. Je t'ai fait à manger, finit-elle et sa voix se coupe avec le claquement sonore de la porte d'entrée.

Aubrey est satisfaite. Elle sourit : il est l'heure d'aller voir T.  

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