Prologue
NOAH
18 Mai 2015. Annecy.
La musique est sur le point de s'achever. Mes pieds s'abattent sur le parquet de la salle de danse pendant que je trottine pour m'élancer dans un grand jeté. Ma jambe de devant se plie, l'autre se courbe en arc de cercle. J'atterris dans une chute au sol et roule sur mes genoux jusqu'à la dernière note. Mon cœur pulse à toute vitesse. Cette chorégraphie aura ma peau. Trois jours que je suis dessus et je me sens bloqué, en bout de course.
Vide.
Il y a de grandes chances pour que je foire mon bac si je m'investis autant dans la danse – j'ai presque entendu cette phrase avec la voix de ma mère, putain.
Je m'effondre sur le dos et passe mes mains sur mon visage transpirant.
— T'es trop cérébral, mon pauvre Noah.
Je me redresse sur mes coudes, essoufflé.
— Je te jure que c'est inhumain autant de sauts, m'époumoné-je avant de tousser. Voilà pourquoi ça me gonfle, le contemporain. J'ai l'impression d'être mauvais, trop concentré sur les pas et la technique.
Nicolas progresse vers moi, s'abaisse à ma hauteur et me tend une bouteille en plastique.
— C'est ça ton problème. Tu es trop mécanique. Tu as à peine entamé un pas que tu penses déjà au suivant. Ça donne l'impression que tu les finis jamais. Va au bout de tes mouvements, voilà le secret.
J'avale de gigantesques gorgés d'eau, avant de m'essuyer la bouche d'un revers de paume. Effectivement, j'ai l'impression que mon blocage vient de ça. Et d'une incapacité à lâcher prise dans ce style de danse qui pourtant s'y prête.
Nicolas me tend la main et m'aide à me remettre debout. Il me gratifie d'une tape sur la nuque et pousse un léger rire en me voyant aussi pantelant.
— T'es dur avec lui, s'insurge sa femme. Moi, je t'ai trouvé très précis, Noah. N'écoute pas cet éternel insatisfait qui va finir par se mettre en retard à l'anniversaire de sa belle-mère s'il passe sa soirée ici !
Je jette un coup d'œil vers Jeanne, occupée à tourner et virer au milieu du hall dans une tenue élégante. Le claquement de ses talons hauts résonne autant que ses soupirs. Mon professeur lève les yeux vers le plafond.
— Précis ça veut rien dire ! s'écrie-t-il, avant de reporter son attention sur moi. Ignore-la, ça vaut mieux.
— Je vais t'attendre dans la voiture ! insiste-t-elle. Fais vite. Bonne soirée, Noah. Ne te laisse pas faire par ce scrupuleux tortionnaire.
La porte principale claque. Je ris doucement devant l'air blasé de Nicolas.
— Une soirée compliquée s'annonce, hein ?
— Avec sa famille ? Ça va être pire que compliqué, ouais, répond-il, dépité.
Il chasse l'air d'un revers de main.
— Bon, et pour en revenir à ce que je disais : il faut que tu t'aides de ta respiration.
Il mime son explication en étirant les bras et en prenant un vif bol d'air, la tête en arrière. Il relâche son souffle lentement et voute son dos. Il décompose chaque seconde jusqu'à vider ses poumons.
— Il faut que ton corps puisse croire à ce qu'il raconte, sinon c'est juste une suite de pas sans intérêt, enchaîne-t-il. Fais-le respirer dans ton histoire. Le contempo aide aussi à ce que tu t'abandonnes. Tu es exigent sur la technique, c'est bien, mais il te faut un juste équilibre entre la théorie et l'émotion. Sans quoi, il te manquera ce petit truc en plus.
Ses grands yeux bleus soutiennent les miens. Il tapote son index sur mon torse, comme pour enregistrer ses conseils au fond de mon âme, et tourne les talons vers le banc.
— Faut encore que je bosse dessus, annoncé-je en le voyant récupérer ses affaires.
Nicolas balance son sweat par-dessus son épaule et s'approche de l'interrupteur. Les lumières de la salle de danse s'éteignent crescendo.
— Pas ce soir, tu vas te tuer. Repose-toi, on revoit ça demain avec les autres. Et si je reste encore cinq minutes ici, Jeanne va nous faire une syncope.
Sa silhouette athlétique fond dans l'obscurité du couloir des vestiaires. Il revient avec mon sac de sport et me le jette.
— Pas d'excès, hein, et encore moins de soirées avec les copains. Tu te bouffes une bonne plâtrée de pâtes, tu prends une douche froide et tu te couches tôt. Et surtout : arrête de penser à cette maudite choré.
J'enfile mes chaussures et presse le pas pour le rejoindre vers la sortie. Quand j'arrive auprès de lui, Nicolas me claque deux petites gifles indolores. C'est sa façon à lui de se montrer amical.
— Tu la maîtrises déjà en plus, reprend-il. Faut juste qu'on peaufine les détails, ok champion ?
Son sourire s'élargit face au mien. Ma motivation prend sa source ici, directement en lui. Il a confiance en moi, discerne mes capacités et mes faiblesses pour les améliorer. Je refuse de le décevoir. Pas après tout ce qu'il a fait pour moi.
— Ça marche, mais parfois, je te promets que je suis à deux doigts d'abandonner. C'est pas ma came, tout ça.
Il verrouille la porte du studio et passe une paume lasse dans ses cheveux bruns.
— Oui, j'ai bien compris que tu ne jurais que par le hip hop. Mais maîtriser plusieurs styles de danse, ça peut t'ouvrir plus de voies. Tu as beaucoup de potentiel et un sacré boulevard devant toi, vraiment.
Les lampadaires guident notre marche lente jusqu'au parking. Je réprime une grimace devant tant d'ambition.
— Pas que ça m'intéresse pas, mais...
Je me gratte l'arrière du crâne.
— 'Fin, ça me paraît compliqué de me projeter sur le long therme. Je suis un mordu, tu le sais. Danser, je pourrais faire que ça de mes journées, mais je vois bien que c'est pas aussi simple. Puis, avec ma mère qui veut encore déménager, le bac qui arrive et les études que je veux faire...
— Tu veux te lancer dans quoi ?
Je hausse les épaules, l'attention rivée sur mes baskets qui foulent le gravier.
— Je sais pas encore. Ptet' la médecine, la kinésithérapie ou l'odontologie. Donc tu vois... Je suis pas sûr que ça me laisse beaucoup de temps pour le reste.
Son sourire me laisse penser qu'il n'est pas particulièrement surpris.
— Tu as raison, admet-il. Aujourd'hui, c'est une passion, un divertissement. Demain, ce sera ce que ce sera. Tu as le temps de voir venir. Moi, je prêche pour ma paroisse parce que je vois bien que tu es doué, mais c'est toi qui décides.
Nous nous arrêtons devant l'unique voiture en marche. À son bord, Jeanne enclenche les phares et tapote son poignet pour signifier son impatience. Nicolas me tend son poing que je m'empresse de cogner contre le mien.
— Allez courage, raillé-je. Passe une bonne soirée avec ta super belle-famille, moi je vais tranquillement aller pioncer.
Il contourne sa voiture, son index accusateur pointé vers moi, tandis que j'enfourche mon BMX.
— Saleté d'ado ingrat. Fais gaffe sur ton engin. À demain !
— De bonne heure et de bonne humeur.
— Ça reste à voir.
Son rire me parvient quand il s'installe côté passager. À travers le pare-brise, éclairés par la lumière du tableau de bord, Nicolas et Jeanne me font des signes de la main que je leur rends dans la foulée. Je reste con à regarder la voiture manœuvrer et disparaître du parking. Mon ventre se tord. Personne ne m'attend à la maison. Pas même ma mère qui se déglingue la santé à bosser de nuit dans une usine aux conditions de travail douteuses.
Je serais bien resté toute la soirée avec Jeanne et Nico. À ne rien faire d'autre que les regarder se bouffer le nez pour des conneries, s'aimer et se taquiner. Peut-être qu'ils se seraient mis à valser, comme bien souvent. Je les aurais observer virevolter sur les notes jusqu'à m'en donner le tournis. Ça m'aurait détourné de ma vie... le temps d'une chanson ou deux.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top