Chapitre 8
NOAH
La nuit vient de tomber. Son obscurité a tout englouti ; mes pensées, mes doutes.
Le peu d'espoir qui me restait.
Alors, sans réfléchir, je claque la porte de chez moi, descends de mon immeuble et rejoins la rue. Il faut que je sorte, histoire de narguer les ténèbres de plus près. La pleine lune me veille, me suit à la trace comme la seule spectatrice du délit que je m'apprête à commettre. Pour la énième fois.
Je dégoupille ma cannette de bière et son bruit résonne dans la ruelle. Une première gorgée me remet les idées en place – ou les désordonne un peu plus, peut-être. Je rabats la capuche de mon sweat noir sur ma tête pour me fondre dans le décor. Le flash de mon téléphone guide ma trajectoire et soudain, le son d'une notification m'oblige à regarder l'écran.
@elviratamara
Première répétition générale demain soir pour le groupe 1. 20h30.
@noah.kowalski
C'est officiel, alors ?
@elviratamara
Yes. Tu viens si tu veux. Je t'ai intégré dans ce groupe parce que Rayan y est.
@noah.kowalski
Je te redis.
Arrivé à destination, je range mon téléphone dans la poche de mon jogging. Je contourne le studio JAX, m'assurant par quelques coups d'œil d'être seul dans le coin. Des années que la fenêtre des vestiaires déconne et personne n'a jamais rectifié le tir. Il suffit juste de secouer l'encadrement et le crochet de la serrure saute comme par magie. Quand j'étais ado, c'était ma routine préférée le samedi soir ; pénétrer dans l'école en pleine nuit comme un voleur pour avoir tout le plaisir de danser seul.
Je pose ma cannette et mon sac à dos sur le rebord de la fenêtre. Je prends mon élan et, d'un bond, saute pour m'y asseoir. Une fois la baie coulissée, je me faufile dans l'embrasure et atterris de l'autre côté. Un jeu d'enfant. Je récupère ma bière et mes affaires, ferme derrière moi et progresse jusqu'au couloir.
Plongée dans l'obscurité, la salle de danse du rez-de-chaussée est calme. Elle m'est presque offerte. J'avance sur le parquet, intimidé tout à coup. Ce soir, j'ai l'impression de m'approprier le bien de Nicolas et de souiller ce qui lui appartient. J'abandonne mon sac à dos auprès du miroir, pivote pour regarder partout autour de moi et mon regard s'arrime à sa photo grandeur nature. Son portrait me dévisage, éclairé par la lueur de la lune qui filtre par les vasistas.
— Ah, me regarde pas comme ça, Nico. C'est pas la première fois que je fais ça. Tu t'en doutais, nan ? Je suis sûr que tu m'as déjà grillé.
Ses yeux bleus gravés dans le papier me fixent. Je pousse un rire désabusé.
— Bon sang... t'as vu où j'en suis ? Tu me fais causer à une putain de photo.
Je retire mon sweat et le balance un peu plus loin.
— C'est un sacré merdier depuis que tu t'es tiré, j'espère que tu le vois et que tu t'en veux un peu.
Je ravale ma salive. C'est dingue, j'ai la sensation qu'il pourrait me répondre, que cette foutue image pourrait s'animer comme dans les films merdiques où les défunts envoient des signes aux vivants. Pour ma part, je ne vois aucun signe de lui. À part ceux que je m'invente.
— Parce que moi, je t'en veux.
Ma respiration se bloque. Mon cœur s'emballe. Je passe une main sur mon visage, terrassé par mes propres mots.
— Tu t'es barré alors que j'avais encore besoin de toi. Je... J'avais des tas de trucs à te dire. Des tas de trucs à apprendre, aussi. Alors, dis-moi. Je fais comment maintenant ?
Je le jauge, bras écartés, et crache un rire amer.
— Parce que tu reviendras pas, pas vrai ? C'est terminé pour de bon. Et j'te jure que j'arrive pas à y croire. J'en veux à tout le monde. À moi, à toi, aux autres, à ce putain de monde qui continue de tourner sans toi.
Je termine ma bière en quelques gorgées, froisse la cannette dans mon poing et la fais ricocher sur le parquet. Le bruit métallique se réverbère dans la pièce.
— La vie continue, hein ? Belle connerie, ça. Mais c'est ce que les gens balancent parce qu'ils ne savent pas quoi dire pour consoler.
Je souffle du nez, imaginant le rire rauque de Nicolas.
— T'as raison, murmuré-je. Ils feraient mieux de la fermer.
Un dernier regard vers son portrait et je me dirige vers le bloc sono. Je branche mon téléphone, fouille dans mon application de musique et enclenche la première chanson qui me tombe sous la main ; If the world was ending de JP Saxe et Julia Michaels.
Placé au centre de la salle de danse, protégé par le secret de la nuit, je laisse mon corps s'exprimer. Je ne réfléchis plus à ma technique. Je ne donne aucun sens à cette chorégraphie. Peu importe, mon cerveau est déjà noyé sous les litrons de bière.
Je m'élance, tournoie, me bats contre mon ombre. C'est désordonné – ou au mieux ; carrément ridicule. La musique me porte et m'accompagne dans cette cacophonie. Même mon âme en devient confuse, mais c'est si libérateur. Je m'essouffle et perds la bataille contre mes émotions. Mes jambes poursuivent cette improvisation, mes bras suivent la cadence comme s'ils connaissaient la marche à suivre. Je saccade mes pas, les rends presque urgents, et quand la dernière note retentit, je m'effondre lourdement sur le sol.
Les yeux rivés sur le plafond, j'halète, un sourire satisfait au coin des lèvres. Je jure que c'est encore plus relaxant qu'un orgasme. Je me redresse sur mes coudes, le souffle battant à tout rompre. Voilà ce dont j'avais besoin ; un parquet, de la musique, un peu de solitude et la présence fantôme de Nicolas. Je me mets sur mes pieds pour me rendre auprès de mon téléphone quand un bruit de serrure me surprend.
Putain de merde.
La porte du hall !
Je chope mon sac, le cadavre de ma bière et, alors que je me précipite vers le couloir, les néons grésillent et s'allument sur moi.
— Bordel ! Qui est là ? s'écrie une voix féminine dans mon dos.
Je lâche la poignée de la porte des vestiaires au ralenti. Craintif, je pivote et me retrouve face à Maya, ses cheveux réunis dans une espèce de chignon désordonné.
Mes épaules s'affaissent.
— Ah, c'est toi.
— Tu m'as fait peur ! s'exclame-t-elle. Je peux savoir ce que tu fais ici à cette heure-là ?
J'ajuste mon sac à dos sur mes épaules.
— Je pourrais te poser la même question.
Mes yeux tombent sur sa silhouette. Elle est en tenue de sport, visiblement prête à occuper le parquet comme je l'ai fait, quelques minutes plus tôt.
— J'ai les clés, dit-elle simplement.
— Et tu viens danser ?
Elle cille.
— Nan nan, pour faire un barbecue, raille-t-elle avant de souffler. Bien sûr que je viens danser, pourquoi tu crois que je suis sapée comme ça ?
Je hausse les sourcils pour toute réponse. Qu'elle fasse ce qu'elle veut, après tout. Je ne sais même pas pourquoi je cherche à lui faire la conversation.
— Bon, et toi ? Comment t'es rentré ? reprend-elle.
— Peu importe. Tu viens de déverrouiller la porte, c'est nickel, ça m'évitera une acrobatie. Merci d'être passée.
Je la contourne pour rejoindre la sortie, mais Maya semble décidée à me casser les couilles. Encore.
— Pourquoi t'as pas allumé les lumières ?
Les mains dans les poches, je soulève les épaules dans l'impulsion d'une grande inspiration.
— Pourquoi pas ?
Elle me toise, les sourcils froncés et la bouche tordue de dégoût.
— Ouais, finalement je veux même pas savoir ce que tu foutais tout seul dans le noir.
— Alors, arrête de me gonfler.
J'ouvre la porte, prêt à partir.
— Qu'est-ce que t'as volé ? soupçonne-t-elle.
Elle est sérieuse ?
J'éclate de rire et lui fais face.
— Le miroir et les barres d'exercices. Tu les vois pas dépasser de mon sac à dos ?
Ses lèvres s'étirent en un rictus incrédule. Elle avance vers moi dans une démarche lente. Je ne recule pas, curieux d'assister à sa prochaine connerie. Elle lève le nez en direction de mon visage.
— Tu sens la bière.
Je siffle.
— Voyez-vous ça. Faut prévenir les flics qu'ils ont perdu leur meilleur chien renifleur.
— T'as picolé ici ?
Je me marre. Elle non, mais qu'est-ce que je m'en cogne.
— T'es pas la gérante du stud' que je sache. Si j'ai pas le droit d'être ici, toi non plus. Alors, viens pas m'emmerder.
Elle fait un pas en arrière, les bras croisés. Ses yeux ambrés se voilent de colère. Ou de culpabilité, peut-être – j'en sais rien, j'ai plus les idées claires de toute façon. Je devine à son regard qu'elle n'ajoutera rien de plus, alors je me tire fissa avant qu'elle ne se décide à m'embrouiller davantage.
*
Après mon escapade au studio la nuit dernière, j'ai écumé les bars. Autant dire que j'étais beurré comme une biscotte. Pour être franc, ça m'a fait autant de mal que de bien. J'ai retrouvé Rayan et mes potes pour engloutir des cuves de Tequila jusqu'à plus soif, prétextant devoir prendre la caisse de l'année pour célébrer mon diplôme. J'ai assez peu de souvenirs du reste de la soirée. De mémoire, j'ai voulu rentrer à pied, mais j'étais tellement déchiré que les gars m'ont ramené chez moi.
Ce matin, le réveil est laborieux. Un méchant mal de crâne rend tous mes mouvements compliqués. Je me frotte les yeux et les ouvre sur la gueule d'abruti de Rayan qui me surveille pendant que j'émerge.
— Ah, bah enfin ! Tu verrais ta tronche, s'amuse-t-il. Tiens, bois ça.
Il me balance une bouteille d'eau que je m'empresse d'ouvrir. J'avale de gigantesques gorgées avec l'espoir qu'elles me réinitialisent.
— Quelle heure ? articulé-je d'une voix trop rauque.
— Midi. Secoue-toi et viens manger un coup. Faut que t'éponges.
Je grogne.
— T'as dormi ici ?
Rayan trouve judicieux d'ouvrir la fenêtre. Les bruits ambiants de la ville et la luminosité m'obligent à enfouir ma tête sous mon oreiller.
— Pas le choix, répond-il. T'étais arraché. Ah nan, mieux ! Une expression qui te va bien : t'étais saoul comme un Polonais.
Je feins de trouver ça marrant – alors qu'on m'a déjà fait cette vanne un million de fois.
— Rapport à mes origines ? fais-je mine de m'étonner. Archi drôle, ça.
Il a peine le temps de rétorquer que la sonnerie de mon téléphone le coupe dans son élan. Le nom du contact affiché sur l'écran m'oblige à me redresser sur le matelas.
Jeanne.
Merde.
Ça me fait le même effet qu'une douche glaciale. Je crois que c'est à la fois le pire et le meilleur moyen de me réveiller. Rayan fronce les sourcils à me voir aussi hagard.
— Tu la rappelleras plus tard.
— Nan, c'est peut-être urgent.
Je me racle la gorge pour éclaircir ma voix et finis par décrocher sans me laisser le choix.
— Allô ? Jeanne ? Tu vas bien ?
Mais quel con. Voilà la pire question à poser à une femme fraîchement veuve. Pour ma défense, je dois être encore cramé de la veille.
— On fait aller, répond-elle. Et toi, comment vas-tu ?
Bonne question.
Je me suis cuité hier soir pour éviter de penser à ton défunt mari, Jeanne. Sinon tout baigne.
J'ai peur qu'elle puisse sentir mon haleine encore alcoolisée à travers son téléphone. Je me lève en boxer, curieux de savoir comment je suis arrivé jusqu'à mon lit et qui m'a déshabillé. Ça devait être drôle.
— Ça va.
— T'es sûr ? s'étonne-t-elle.
— Ouais, euh... Tu m'appelais pour quelque chose en particulier ?
— Tu m'as laissé des messages vocaux cette nuit. Je m'inquiétais.
Putain, non.
Je plaque la main sur mon front. Je n'en ai aucun souvenir, mais je ne suis pas étonné. Quand je suis ivre, je ressens le besoin de contacter la terre entière. Je n'ai plus qu'à prier pour ne pas avoir envoyé de messages pathétiques à mes ex.
C'est sûr que je l'ai fait.
— Mince, je suis désolé, je m'en rappelle pas... Je disais quoi ?
— Je n'ai pas tout compris. Tu pleurais.
Oh, non.
— Tu t'énervais aussi. Tu parlais de Nicolas, du spectacle. Ça avait l'air de te tracasser.
C'est pire que ce que je craignais. Je m'assieds sur le bord du lit, dépité.
— Excuse-moi, Jeanne. J'imagine que t'as pas besoin de ça. Hier soir, je suis sorti avec les gars et bon... j'ai un peu trop bu.
— Ça fait rien, je comprends. J'espère que ça va mieux, du coup.
— Oui, oui. Ça va aller.
— Et pour cette histoire de spectacle ?
Tout le monde a ce mot à la bouche, bon sang. Je me pince l'arête du nez et me laisse tomber en arrière. Mon dos rebondit contre le matelas.
— J'sais pas. Les danseurs ont l'air de trouver ça bien. Elvira gère comme une cheffe. C'est cool pour le studio.
— Oui. Et pour la mémoire de Nicolas, continue Jeanne. Il aurait adoré vous voir tous aussi soudés pour mener à bien ce projet. Même si... je comprends que ça te perturbe.
Je grimace.
— C'est ce que je t'ai dit dans mes messages vocaux ?
— Plus ou moins.
Je ferme les yeux un instant. Il faut impérativement que je désigne quelqu'un pour me confisquer mon téléphone quand je suis bourré. Question de dignité à ce stade.
— Tu sais, Noah... S'il y a bien un danseur sur lequel Nico aurait tout misé, c'est toi. Je ne veux pas parler à sa place, Dieu m'en préserve, mais c'est important que tu le saches. Je le connaissais... comme personne. Il aurait eu les mêmes craintes que toi, mais il se serait lancé à corps perdu dans cet objectif. Mais si tu le fais, ne le fais pas que pour lui. Pense à toi, à ce que ça peut t'apporter de bon.
Quelque chose se brise à l'intérieur de moi. L'amertume de ne pas entendre Nicolas me le dire lui-même, certainement.
— Et je serai là, avec vous, enchaîne-t-elle. Pas autant qu'avant, mais je ne vous abandonne pas. J'espère que tu le sais. On peut s'épauler tous ensemble, faire de ce drame quelque chose de grand, comme vous savez si bien le faire.
Un sourire amer prend possession de mes lèvres. Jeanne est bien l'unique personne qui pouvait achever de me convaincre. Parce qu'avec le studio, elle est tout ce qu'il reste de Nico. Et je la crois. Plus que quiconque. Je renifle, repoussant mon envie de geindre comme un môme, et me mets sur mes pieds.
— Merci de m'avoir appelé pour me parler de tout ça. Vraiment, merci, soufflé-je.
— Ça me fait du bien de te le dire. Et je pense que tu avais besoin de l'entendre. On se rappelle ? Je suis contente de t'avoir eu.
— Bien sûr. À bientôt, prends soin de toi. Et encore désolé pour cette nuit.
Elle raccroche. Rayan lève le menton, intrigué par mon silence et je lui réponds d'un haussement d'épaules.
— M'faut un café, déclaré-je.
— Et une douche. Surtout une douche.
Je glousse. Là-dessus, je ne peux pas lui donner tort.
— Ouais. Avec un peu de chance, ça me remettra d'aplomb pour les répétitions de ce soir.
Le sourire de Rayan s'étire en même temps que le mien. Il n'ajoute rien, mais son expression rassurée parle pour lui.
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