Chapitre 4
NOAH
La plus grande salle de danse a été réquisitionnée pour accueillir les élèves et les quelques professeurs qui ont accepté de venir. Cette configuration me rappelle le verre du souvenir, organisé après la sépulture de Nicolas. De toute façon, tout me ramène à ça, j'ai l'impression de revivre cette journée en boucle.
Un soir de plus à cogiter. Je ne suis plus à ça près.
Des tables bordent le parquet, garnies de petits fours industriels, devant lesquelles plusieurs groupes se sont déjà formés. Je dépose mon casque de moto dans un coin et progresse entre les gens, les mains dans les poches de mon jean. Cette réunion me tend. Venir ici, encore plus. J'ai envie de gueuler à tout le monde de se tirer de là, profiter que la salle soit vide pour danser.
Danser dans tous les sens. Danser n'importe comment. Mais danser. Jusqu'à ce que mes membres me lâchent et que ma tête explose. Pour qu'enfin mon corps évacue ce ramassis d'emmerdes qui stagnent au fond de mes tripes.
Au loin, Rayan m'aperçoit, l'air mi-consterné, mi-rassuré. Il me rejoint et me tend un gobelet que je m'empresse de renifler. Sangria, peut-être.
— C'est cool que tu sois là.
— Faut dire qu'on me laisse pas vraiment le choix, gloussé-je.
Sa grimace désolée me pousse à hausser les épaules.
— Jeanne est déjà partie, m'informe-t-il. Elle a fait un petit speech en début de soirée pour remercier tout le monde et annoncer son départ du studio. Les profs ont évoqué certains changements, tu pourras en parler à Elvira si tu veux en savoir plus sur tes créneaux habituels.
Je porte mon verre à mes lèvres pour éviter de dire quoi que ce soit. Jeanne se tire, alors... J'avais beau m'y attendre, ça me met un énième coup au cœur.
Au fur et à mesure, d'autres danseurs se joignent à nous. Certains me frappent dans la main, d'autres me gratifient de petites claques amicales. Tous affichent ce même regard. Celui de la pitié. Celui qui évite de trop s'attarder dans le mien, de peur que je me mette à chialer, peut-être. Ce que je peux détester qu'on guette mes réactions ... Qu'ils se rassurent ; tant qu'ils monopoliseront cette salle, je ravalerai mes émotions. Même si ça me fait un mal de chien.
Avec toute la force qui me reste, je m'efforce de donner le change, de rire aux vannes pourries de Rayan et de m'intéresser aux anecdotes de chacun. Mais mes yeux s'arriment sans arrêt aux portraits de Nicolas affichés un peu partout. Mon attention divague, emportée par le fond de musique et les conversations qui nous entourent.
J'aurais dû rester chez moi. Pour geeker et défoncer du zombie, ça m'aurait défoulé un peu.
Sans véritablement avoir faim, je me dirige vers les buffets improvisés. Les toasts au saumon côtoient les mignardises déjà installées. Rien de tel pour me soulever le cœur. Je vais me contenter de picoler, ce sera mieux. Avec un peu de chance, ça noiera mes pensées pour la soirée.
Je cale mon verre sous la fontaine de sangria et perds mon regard sur la nuit qui s'étire derrière les baies vitrées. Rayan et les autres sont dehors, clope déjà en bouche. Je m'apprête à les rejoindre, mais une main agrippe mon avant-bras.
— Ça va, toi ?
Ni une ni deux, Elvira me prend dans ses bras. Je retiens mon souffle et m'efforce de poser mon gobelet sur la table, gêné par son corps qui dodeline. Comme un con, je me contente de lui tapoter le dos. Elle se dégage de moi au bout de longues secondes et attrape mon visage entre ses paumes.
— Ne prends pas mal ce que je vais te dire, Noah, mais...
— Ça pue tellement ce genre d'introduction.
— T'as une mine à faire peur. On dirait que t'as pas dormi depuis quinze jours.
Je plisse les yeux tandis qu'elle croise les bras. On dirait ma mère, putain.
— Je meurs pour ta bienveillance, Elvi.
— La bienveillance, c'est de pouvoir dire à ses potes quand ils ont une sale tête. Bientôt, tu pourras marcher sur tes cernes. Mais t'as de la chance, je connais le bon remède.
Je plonge une main dans ma poche.
— Le sexe ? J'y ai pensé aussi, figure-toi.
— Non.
Ah.
— La mélatonine ? continué-je. Moins bandant, ça.
Elle me frappe le torse. Définitivement, cette nana pourrait être la fille cachée de ma mère.
— La danse, sombre idiot.
— Ah, je vois. Jolie façon détournée de m'inviter à revenir ici quand les cours reprendront. Tu parles trop avec Rayan, toi.
D'une main lasse, elle caresse son carré brun. J'ai déjà remarqué qu'elle faisait ça à chaque fois qu'elle ne savait pas quoi dire ou quand elle était percée à jour. J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi maniéré et rempli de tics. Voilà pourquoi je l'aime bien. Elle marque les esprits.
— OK, seule je n'arriverai à rien, constate-t-elle. Viens, on va dehors avec Rayan.
— Pour quoi faire ?
— Une discussion profonde et intéressante entre gens sérieux.
— Avec Rayan et toi ? Y'a des mots qui vont pas dans ta phrase.
Elle tire sur mon bras, décidée.
— Ça va, ça va, soufflé-je. Je prends des trucs à grignoter et j'arrive.
Elle me lâche enfin et se hisse sur la pointe des pieds afin de voir par-dessus mon épaule. Dans des signes hasardeux, elle désigne la sortie.
— Je vais dehors ! hurle-t-elle à quelqu'un, trop près de mon oreille. Tu viens ? Non ? Viens ! Allez, amène-toi !
Je fronce les sourcils et pivote pour voir à qui elle s'adresse, mais Elvira claque des doigts sous mon nez pour attirer mon attention.
— T'as deux minutes, Kowalski.
Elle rit et me contourne pour tirer sur le bras d'une inconnue derrière moi, sans doute celle qu'elle hélait à l'instant.
C'est quoi cette manie d'arracher les bras de tout le monde ?
— J'arrive, soupire la fille. Laisse-moi manger un truc, j'ai beaucoup trop faim.
Elvira capitule et nous menace, son amie et moi, d'un index tendu tout en reculant vers la sortie. Je pousse un rire insonore quand elle franchit la porte.
— Complètement allumée, celle-là.
Je tourne la tête vers celle dont je ne vois que le profil. Penchée vers le buffet, elle pioche des toasts et les fourre dans sa bouche à toute vitesse. À croire qu'elle n'a rien mangé depuis trois jours. Ses doigts sont graissés de sauce et ses cheveux bruns tombent devant son visage et sur les petits fours. Le bruit de sa mastication m'enlève l'envie de grignoter quoi que ce soit. Si son objectif est de dégoûter les gens pour éviter qu'ils ne se ruent sur la bouffe, elle a réussi.
Je tourne les talons, décidé à prendre l'air, mais je ne trouve plus mon verre. Hors de question de subir une discussion avec Elvira et Rayan sans un peu d'alcool pour accuser le coup. Je scanne le buffet et trouve enfin ma sangria.
Dans les mains de l'affamée.
Merde.
— Euh, excuse-moi...
Elle m'affronte enfin et la couleur de ses iris m'immobilise un instant. Les nuances ambrées se fondent au marron comme du miel. On dirait qu'elle a de l'or dans les yeux, c'est perturbant. Tellement perturbant que j'en viens à penser que ce n'est pas la première fois que je croise ce regard.
J'ai sûrement déjà vu cette fille au Velvet, peut-être. Ou au studio. En tout cas, elle, elle me dévisage comme si j'avais insulté son arbre généalogique. J'aurais dû attendre qu'elle finisse de manger avant de l'aborder. Compte tenu de ses sourcils froncés, je crois qu'elle est sur le point de me mordre.
— C'est à moi, déclaré-je. Je l'avais laissé là, t'as pas dû faire gaffe, ça fait rien.
Je tends la main, prêt à récupérer mon gobelet, mais elle l'écarte de moi.
— Bah non.
— Quoi ?
— C'est le mien, je l'ai rempli tout à l'heure. Je l'avais posé ici.
Je sourcille. Qu'est-ce qu'elle me chante ?
Du revers de la main, elle essuie sa bouche ruisselante de sauce, ce qui a pour effet d'étaler son rouge à lèvres sur son menton. J'ai sûrement louché dessus trop longtemps puisqu'elle s'empresse d'attraper une serviette en papier pour rectifier le tir.
— Sans vouloir insister, je suis...
— Pourquoi t'en es aussi sûr ? enchaîne-t-elle. Ils se ressemblent tous.
La tête penchée, je lève le doigt.
— Petite subtilité pour ma part. Je mordille toujours les gobelets et oh, mais que vois-je ?
Je fais tourner le verre dans sa paume.
— Les bords sont mordillés ! fais-je mine de m'étonner. C'est le mien.
Je tire doucement dessus, mais elle maintient son emprise.
— Moi aussi, je mordille. T'façon, c'est le mien, je te dis. Tiens, regarde.
La tête inclinée en arrière, elle verse de la sangria dans sa bouche, avant même de la recracher dans le gobelet. J'ai dépassé mon quota de trucs dégueulasses pour la soirée. Elle me toise, sans doute satisfaite de voir mon air dégoûté.
— Maintenant, t'as plus qu'à t'en servir un autre, lâche-t-elle.
Un gloussement m'échappe.
— Cool, on va se partager le rhume que je trimballe depuis hier. J'ai dû foutre un paquet de microbes là-dedans.
Elle marmonne une phrase que je n'entends pas et me tourne le dos. Un élément m'oblige à insister.
— À tout hasard...
Mon intervention ne la fait bouger d'un iota. J'enchaîne :
— Ton verre, ce serait pas plutôt celui-là ?
Dans un mouvement presque imperceptible, elle tourne la tête en direction du gobelet que je désigne – sur une table voisine et dont les bords sont marqués de rouge à lèvres. Son silence et la façon dont son profil se raidit me font souffler du nez.
— Bien ce que je pensais, soupiré-je. T'es pas la pote d'Elvira pour rien...
Je m'éloigne d'un pas, mais la vitesse avec laquelle elle pivote vers moi m'oblige à m'immobiliser.
— Sérieusement ? s'offusque-t-elle. Tu m'as pas reconnue ?
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