Chapitre 36
MAYA
La soirée a pris fin. Des semaines qu'on la préparait avec Elvira, des nuits blanches à s'organiser avec les créateurs de contenu et les marques, pour un résultat plus qu'encourageant. Pendant le repas, je me suis même éclipsée aux toilettes pour zieuter les réseaux des influenceurs invités. J'ai épluché leurs stories, constaté la façon dont ils mettaient en avant l'évènement et les réactions enjoués des gens qui vont bien au-delà de mes espérances.
— Merci, Maya. C'était un super bon moment.
— Merci à vous pour votre confiance.
Je serre la main de Caroline, la représentante d'une marque de vêtements de danse avec qui je travaille. Depuis la tournée et son ampleur progressive, son équipe a accepté de promouvoir le projet, à condition d'apparaître en vidéo avec quelques pièces de leurs collections. Cette collaboration nous a fait gagner une belle visibilité, faut dire.
Après avoir remercié le personnel du restaurant, je m'éclipse de la salle et rejoins les danseurs sur le parking.
— Ah, bordel, la pression retombe, soufflé-je en empoignant les bras d'Elvira. On va enfin pouvoir dormir.
Elle noue ses doigts aux miens et avance à mes côtés sur le trottoir. Les danseurs progressent devant nous, guidés par les lampadaires.
— Ça s'est super bien passé. Merci d'avoir invité tes contacts, ça nous crédibilise tellement plus.
— C'est la moindre des choses. Ils étaient super contents d'être avec nous tous.
En témoignent les nombreux selfies qui ont fusé dans tous les sens pendant la soirée. Quelle fierté de voir les danseurs de la troupe poser à côté de certaines stars des réseaux. Au fond, je crois que Nico aurait détesté ça. Du moins.... il aurait fait comme Noah. Il aurait râlé pour la forme, mais ça ne l'aurait pas empêché de se prêter au jeu.
De toute façon, c'est pour lui, tout ça.
Pour mon père, aussi.
Pour que ça prenne du sens. Parce que leur perte n'en a aucun.
La main d'Elvira glisse de la mienne. En trottinant, elle rejoint Rayan qui clope au-devant du peloton. Je cherche Noah parmi les silhouettes des danseurs et le repère, quelques mètres plus loin, à l'écart du groupe. Mains dans les poches, il avance, sa veste de costume voletant au gré du vent.
Je le talonne et attrape son bras. Il me jette un regard par-dessus son épaule, sans cesser de marcher.
— T'es pas venu danser avec le repas ? lancé-je, alors qu'il focalise son attention sur le groupe devant nous.
— Nan, je suis resté avec les gars.
— Dis, pourquoi tu m'en as pas parlé ?
Malgré la pénombre, je distingue qu'il fronce les sourcils.
— De ?
— Que t'envisageais plus la danse après la tournée.
Impassible, il hausse les épaules.
— Y a plein de choses qu'on se dit pas, apparemment.
Je reste muette. Rien ne m'agace plus que les sous-entendus balancés comme ça, mine de rien. Ça cache forcément quelque chose, et je n'avais pas envisagé de clôturer ma soirée sur une note en demi-teinte. Noah a l'air d'en avoir décidé autrement. Ou alors il a dit ça juste pour m'emmerder.
J'en sais rien.
C'est quoi encore, ce délire ?
Le bras toujours noué à celui d'un Noah aussi froid qu'une porte de prison, je m'efforce d'imiter sa démarche franche. J'accélère le pas, désavantagée par mes escarpins – sublimes, mais inconfortables, soyons honnêtes.
Sans prévenir, ma cheville décide de me faire faux bond.
Mon talon ricoche contre le bitume et je me retiens au bras de Noah pour ne pas m'étaler lamentablement. Je bascule en avant, retenue par sa poigne.
— Ah, putain de chaussures de merde !
Pardon, Yves, de parler de tes beautés en ces termes.
— Trottoir de con, je me suis tuée, grogné-je en m'immobilisant pour palper mon mollet.
Kowalski se penche à ma hauteur.
— C'est où ? Tu t'es fait mal ?
Je me redresse, le visage proche du sien. Ses pupilles me mitraillent, sondent les miennes alors que ma bouche frôle son menton.
Il va me tuer, mais tant pis.
— Nan. Mais ton air contrarié me donne envie de te faire perdre le contrôle.
Ses yeux se détachent des miens. Il reprend sa taille initiale et regarde au loin, crispant sa mâchoire pour garder son sang-froid, j'imagine. Malgré son désintérêt, il n'a toujours pas lâché mon avant-bras.
— Eh, j'aime pas quand tu me regardes plus, lancé-je. Tu vas me dire ce qu'il se passe ?
Il reporte son attention sur moi.
— On peut continuer à marcher ?
J'obtempère et avance avec lui, le bras toujours attaché au sien. Il est si décidé à m'ignorer qu'il n'ose même pas me repousser, j'avoue que ça m'amuse un peu.
Au moment où nous arrivons dans l'auberge, les danseurs se précipitent à l'étage pour rejoindre les chambres. Noah s'apprête à en faire autant, un pied sur la première marche des escaliers, mais je tire sur son poignet.
— Si tu crois pouvoir me fuir, tu te fous le doigt dans l'œil, Kowalski. J'irai pas dormir sans savoir pourquoi tu tires une tronche pareille.
Il soupire et fait demi-tour pour me rejoindre dans le salon inoccupé. La pièce est un peu lugubre, je dois dire. L'odeur de poussière me prend le nez. Noah se débarrasse de sa veste de costume et cale ses fesses contre le billard qui trône au centre. C'est une torture de le voir habillé comme ça. J'ai juste envie de faire sauter les boutons de sa chemise, comme dans les films, mais je vais m'abstenir de ruiner sa caution.
— Je t'écoute, lâché-je. Nan, attends, tu sais quoi ? Je commence.
Il lève les mains pour m'indiquer que ça lui importe peu.
— Pourquoi tu veux arrêter la danse à la fin de l'été ? enchaîné-je.
— Parce que j'ai d'autres projets.
— Alors, ce sera fini ? Notre duo, le studio, la troupe ? Pourquoi tu fais tout ça si tu veux t'en aller d'ici quelques semaines ?
Agacé, il passe sa langue sur ses lèvres.
— Je le fais pour Nico. Son stud'.
— Moi aussi, je comprends.
Il lève l'index.
— Pas tout à fait, nan.
Mes sourcils se froncent. On en vient au fait, visiblement. Lassé d'être dans cette tenue, il ouvre quelques boutons de sa chemise et retrousse ses manches.
— Ce qui m'amène du coup à ma question, poursuit-il.
— Dis-moi.
— Pourquoi tu m'as fait croire que tu voulais de nouveau danser avec moi parce que je te manquais ?
C'est tellement inattendu que je m'assois sur le fauteuil poussiéreux qui fait face au billard.
— Qu'est-ce que tu me racontes, là ?
— J'ai compris.
— Compris quoi ?
— J'ai vu ce que j'ai eu à voir. Elvira m'a expliqué. Le hashtag, Noaya, les messages insistants, ces gens qui te mettaient la pression pour nous revoir ensemble sur scène.
Je bascule dans l'assise, désemparée. Les éléments se remettent en ordre dans mon esprit. La situation se retourne contre moi, alors que j'ai simplement voulu la sauver.
Si ça, c'est pas un comble.
Je saisis la conclusion qu'il a pu en tirer, l'image désolante qu'il doit avoir de moi, désormais.
— Noah, tu te trompes complètement.
— Peut-être, oui. Mais regarde-moi dans les yeux et jure-moi que t'as pas pris ta décision en fonction de ce live où les gens te rabâchaient mon prénom.
— Nan, c'est pas... J'ai vu ce qu'ils envoyaient, oui. Et Elvira m'a parlé de ce truc, Noaya. J'étais même pas au courant.
Mon attention se fige sur ses mains qui empoignent le rebord du billard.
— Et tu es allée le voir ensuite ? continue-t-il. T'as épluché ce qu'il se disait, toutes ces personnes qui juraient ne plus assister au show si notre danse n'était plus au programme ? Les montages de nous ? Les rumeurs d'une mésentente ? Ça aurait pu nuire à la tournée, qui sait... Tout ça, avant de me proposer de reprendre notre duo, tu le savais ?
Face à mon silence, il penche la tête pour accrocher mon regard.
— S'il te plaît. J'ai besoin de savoir.
— Oui.
Il détourne les yeux.
— Mais ça ne change rien, m'empressé-je de préciser. Ma décision, je l'ai prise quand je t'ai vu avec Agathe. Si je suis tout à fait honnête, oui, ce live m'a retourné la tête. J'ai eu peur de tout foutre en l'air. Le spectacle, c'est clair. Mais le reste aussi. Ce qu'on avait construit en tant que partenaires, surtout.
Je lâche un soupir.
— Mais si tu doutes de ma sincérité, si t'es pas au clair avec moi et que tu veux arrêter notre du...
— Nan, me coupe-t-il. Je veux garder mon duo avec toi. Parce que j'ai jamais dansé aussi bien que quand t'es là. C'est trop évident pour que je passe à côté de ça.
Ses mots ricochent sur mon cœur. Ça me tue autant que ça m'anime. Noah plonge les mains dans ses poches, les traits blasés.
— Ce qui me fout en l'air, c'est qu'en pensant à ce duo, j'ai jamais envisagé le bien du spectacle, déclare-t-il. Je m'en tape. C'était toi. Juste toi. Vivre ce truc avec la seule personne qui a saisi ma personnalité artistique parce qu'elle a exactement la même.
Toi.
Juste toi.
Ça sonne en écho dans ma tête comme une chanson douce.
Il appuie son regard dans le mien, les sourcils froncés, en conservant pourtant un ton calme.
— On était là pour kiffer ensemble et on se retrouve à des espèces de gala, sapés comme si on se pointait à Cannes. OK, ça rapporte pour le studio et pour le sauver, mais on a perdu l'ADN du projet. Moi, je m'y retrouve plus en tout cas.
D'un geste vif, il glisse une main dans ses cheveux.
— Et va pas croire, j'ai essayé. Ça m'a pris du temps, mais ton travail j'ai fini par le comprendre et le respecter. T'es admirable, vraiment, mais t'es en train de te faire submerger par tout ça. Toujours plus de visibilité, plus de clics, plus de billets achetés pour venir nous voir.
Je secoue la tête, confuse.
— Je pensais que... Enfin, tout ça, c'est pour nous tous. Pour maintenir le JAX et si, par la même occasion, ça met un coup de projecteur sur vous, les danseurs, c'est tout bénef. Vous le méritez. Toi, le premier. Regarde-toi danser. Pige le talent que tu as, Kowalski. Ça me rend malade que tu passes à côté de ça.
— Mais je m'en fous de cette merde de vedettariat, souffle-t-il. Cette surenchère à la visibilité, je peux plus. Si ça s'arrête demain, ça changera rien à ma vie. Je t'ai dit, je suis kiné. Pas danseur pro. Dans quelques semaines, je serai dans un centre pour aider des accidentés qui ont besoin de rééducation. Ça, ça a du sens pour moi. Je danse parce que j'en ai besoin. Pas parce que je veux qu'on me regarde. J'ai aucun message à faire passer à qui que ce soit. J'ai rien à raconter.
Je pose un regard doux sur lui. Malgré sa franchise, je ne le sens pas en colère. Juste blasé.
— Tu te trompes. Vraiment.
Il lève une épaule, comme pour me dire : « Peut-être bien ». Le temps d'une réflexion pendant laquelle il semble réfléchir à ses mots, ses yeux glissent sur moi. Ils me sondent, me brûlent la peau, le cœur et les idées.
Pourvu que ça ne s'arrête jamais.
Quitte à ce que ça finisse par me consumer.
— Pose-toi juste la question, reprend-il. Pourquoi tu danses avec moi, aujourd'hui ?
J'ouvre la bouche, mais il ne me laisse pas le temps de répondre.
— Pour le plaisir de partager un vrai moment avec moi ? Ou pour proposer du contenu et faire venir les gens qui parlent de nous à longueur de temps sur les réseaux ?
— Tu doutes sérieusement de ça ?
Son regard me suit à la trace quand je me lève du fauteuil pour faire un pas vers lui.
— C'est pas en moi que t'as pas confiance, c'est en toi. T'es mon partenaire parce que t'es toi ou personne. Pour toutes les raisons que t'as citées. Le problème, c'est que t'arrives pas à concevoir qu'on puisse réellement s'intéresser à ton talent. À toi. Tu cherches des explications fumeuses pour pas accepter que je te mette en lumière pour ce que tu es. Pas pour ce que tu pourrais rapporter.
Doucement, je me rapproche de son corps. Noah ne réagit pas, il me laisse me frayer une place auprès de lui. Je relève les yeux vers les siens et ses lèvres finissent par esquisser un léger sourire.
— Alors comme ça t'es devenue psychanalyste et personne le savait ? dit-il à mi-voix.
Je hausse les sourcils et, face à mon expression faussement outrée, il pousse un faible rire, bouche fermée.
— T'es charmante quand tu crois m'avoir percé à jour, en tout cas.
Les yeux voilés d'une tension qui me dévore déjà, il trace le contour de mon visage avec son index.
— Parce que c'est pas le cas ? rétorqué-je, intriguée.
— Va savoir.
Et le silence.
Foutu silence.
Je meurs à chaque fois qu'il s'éternise, parce que bavarder encore m'éviterait sans doute quelques folies. Comme celle de m'attarder un peu trop sur les lèvres de Noah.
Sans rien dire, il penche la tête pour atteindre mon visage. Un simple baiser sur ma joue, doux comme une caresse, comme un secret confié. Je ferme les yeux. Sa bouche finit par se faire plus aventureuse en descendant dans le creux de mon cou. Au moment où un soupir d'aise m'échappe, je sens que le cerveau de Noah vient de disjoncter.
Comme le mien.
Il agrippe mes hanches et les pousse contre le rebord du billard, engendrant l'entrechoquement des boules à l'intérieur de la table. D'une impulsion, Noah m'élève et je courbe mon corps pour m'allonger contre le tapis vert du jeu.
Alors que son souffle erratique claque contre ma peau et que mes doigts viennent chercher les boutons de sa chemise, il attrape mes mains.
— Attends. Nan, attends, halète-t-il.
Le front contre ma poitrine, il s'efforce de tempérer sa respiration. Je reste crispée contre son corps, troublée par ce revirement.
Qu'est-ce que j'ai fait ?
— Je peux pas, annonce-t-il en se redressant. Excuse-moi, j'aurais pas dû.
Il tire sur ma main pour m'aider à me relever et me faire descendre du billard. Les yeux exorbités, j'essaye de croiser son regard.
— Ça va pas ?
— Nan, c'est juste... Je peux plus, tout ça.
Il désigne le billard et, d'un mouvement de main confus, mime le néant.
— Ces pulsions, ces jeux. J'y arrive plus. Pardon, c'est pas contre toi. Au contraire, putain, c'est moi. Je voulais pas qu'on en arrive là.
— Où ça ?
Ses pupilles s'affolent partout autour de moi. Il lâche un soupir, les bras ballants.
— J'sais plus.
Il lisse sa chemise contre son buste et récupère sa veste. Hébétée, je le regarde faire, sans aucun mot pour rebondir. Mon esprit est encore bloqué sur cette table de billard. Pourtant, au plus profond de moi-même, je comprends sa lassitude, ce sentiment qu'il semble avoir du mal à saisir. Elle me fait flancher, moi aussi.
— On se retrouve demain pour les répètes ? s'enquiert-il sans poser son attention sur moi.
— Oui.
Il hoche la tête et se dirige vers la sortie. Avant d'atteindre la porte, il s'immobilise et se retourne vers moi.
— Je plaisantais pas. T'étais vraiment ravissante, ce soir.
Et moi, je plaisantais pas quand je disais que c'était toi ou personne.
Un ultime regard rempli d'excuses muettes, et il franchit le seuil. Il me laisse là, égarée. Avec une irrésistible envie de fondre en larmes.
—————————
Hello, toi ✨
Tu les vois venir, ces deux-là ? On a eu le droit à une discussion à coeur ouvert (yess ça communique), mais quelque chose me dit qu'ils se disent pas tout, nan ? 😏 Bon, notre Kowalski national est un pro du rétropédalage quand il panique, mais ça on le savait déjà. Puis, faut dire qu'il serait temps d'arrêter de se chercher et de se trouver aussi, là.
En tout cas, j'espère que ce chapitre te plaît et que tu as passé un bon moment ici pour bien finir le week-end avec nous 💛
À la semaine prochaine 🩰
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