Chapitre 30
MAYA
J'ai dîné seule avec ma mère. Toute la soirée, j'ai contenu mes larmes pour ne pas la rendre plus abattue qu'elle ne l'est déjà. J'ai senti qu'elle avait besoin de moi, bien plus que les années précédentes. Depuis le départ de Nicolas, c'est comme si elle devait revivre son deuil. Je comprends...
Jeanne nous a d'ailleurs rejoint à la fin du repas pour un café.
Un café sacrément amer.
Avec ma mère, elles ont sorti les photos, les cassettes vidéo et la soirée a pris des allures de commémoration. Assister aux grands sourires de Nico et mon père me perfore le cœur. J'ai la douloureuse sensation d'être privée d'eux. J'en veux aux étoiles d'être les seules spectatrices de leurs éclats de rire, mais par-dessus tout, j'en veux à ce destin qui m'a arraché les deux hommes qui donnaient un sens à ma vie.
Papa aurait joué un peu de guitare folk pour son anniversaire.
Nico aurait marqué le rythme de sa musique en tapant des mains et en chantant un peu.
Moi, j'aurais dansé sans doute.
Mais aujourd'hui, la guitare reste silencieuse et les rires ont été chassés par les larmes.
Ma mère m'a poussé à rejoindre les danseurs au Velvet en fin de soirée et pour être franche, je n'ai pas hésité. Je sais que je n'aurais pas pu performer sur scène, mais le simple fait d'être entourée me sort de mon chagrin. Ou du moins, le rend moins insurmontable. Alors, comme convenu avec Elvira, j'ai repris le chemin du bar.
À entendre les éclats de musique qui résonnent dans la rue, le show n'est pas encore terminé. Je pousse la porte principale et m'efforce de me frayer un chemin parmi la foule qui s'est pressée autour de la scène. De plus en plus de personnes font le déplacement pour assister au spectacle. C'est bon pour nos affaires.
Bien vite, je repère Noah au milieu des danseurs. Comme je l'avais conseillé à Elvira, il performe avec Agathe pour me remplacer sur ce tableau. Leur duo rend plutôt bien. Ils se regardent, se sourient, se touchent avec aisance. De par sa formation de classique, Agathe bouge avec une grâce que je lui envie un peu. Elle rayonne, faut dire. La poésie de ses gestes se marie avec les mouvements plus urbains de Noah, comme s'ils avaient toujours travaillé ensemble. J'imagine qu'ils ont répété en vitesse et qu'une grande partie de leur performance repose sur une certaine improvisation. Je reconnais les mimiques de Noah quand il réfléchit. Malgré tout, ça en jette. Je m'en veux de l'avoir abandonné ce soir, mais ça confirme mes dernières réflexions.
Notre duo. Notre danse. Peut-être que ça devrait s'arrêter, tout ça. Pour notre bien à tous les deux. Il rend tellement mieux avec Agathe. Ils parviennent à rester professionnels, tandis que nos émotions et notre égo nous jouent des tours. Pourtant, plus je les regarde et plus ça me rend maussade.
Je finis par tourner les talons en direction de la terrasse éclairée par les guirlandes lumineuses. Elvira m'y attend, installée sur une chaise et accompagnée d'une bière.
— Comment ça va, Elvi ? lâché-je en m'asseyant face à elle.
Elle chope immédiatement mes mains sur la table qui nous sépare.
— Et toi, surtout ?
— Je vais bien. Enfin, mieux, certifié-je en serrant ses paumes. Mais raconte-moi, le show de ce soir, ça se passe bien ? Pourquoi t'es pas en coulisses à te préparer pour le final ?
— Parce que je voulais être avec toi.
Je penche la tête sur le côté.
— Elvi... Va danser. Je vais bien, je t'ai dit. Je t'attends ici.
Aussitôt, elle libère mes paumes et relâche son dos contre le dossier de sa chaise.
— Ils savent tous gérer ce spectacle, ils vont pas mourir parce que je suis pas là. Te tracasse pas, les autres profs sont sur le coup.
Elle porte le goulot de sa bière à sa bouche et ignore mon regard insistant. Sa décision me touche autant qu'elle me fait culpabiliser. Je devrais apprendre à simplement saisir la douce empathie des autres, à défaut de tourner le dos à toutes les marques de sympathie par peur de déranger.
— Comment tu te sens, vraiment ? insiste Elvira. On est pas forcées d'en parler si tu veux juste te changer les idées.
— C'était juste un coup de mou. J'ai tellement de choses en tête... Je crois que je suis un peu perdue.
— Normal. Et c'est pas parce que ce soir ça va pas fort que demain ce sera pareil. Aujourd'hui, c'est une date particulière, laisse-toi le droit de pas être bien. Les émotions, mêmes négatives, y a pas de mal à ça.
— Foutue émotions négatives...
Elle m'adresse un sourire conciliant.
— Mais pour qu'une émotion meurt, faut bien qu'elle vive et qu'elle s'exprime un peu avant, non ?
Je soulève les épaules. En effet, envisagée comme ça, la question se pose. Cernant mon malaise, Elvira embraye vite sur un autre sujet.
— Faut que je poste la vidéo des dernières répètes sur le compte Insta du studio.
— Ah oui, carrément, me remémoré-je. Tiens, choisis les rushs dont t'as besoin et envoie-les-toi.
Je lui tends mon téléphone et elle s'en saisit aussitôt.
— Si t'as besoin de parler, je suis là, continue Elvira, concentrée sur mon écran. Ou juste de rigoler un peu, comme tu veux. Tu me sonnes, t'hésites pas. Oh, je peux inclure les vidéos de tes répètes avec Noah ? Elle est pas mal celle-là.
Elle ne me montre pas ce qu'elle visionne, mais j'acquiesce. J'ai tourné tellement de rushs avec lui qu'elle peut bien se permettre de s'en servir. Ça illustrera un peu les coulisses de notre duo, après tout.
— Ouais, prends celle que tu veux.
— Faut que je sélectionne un passage cool, songe-t-elle en pinçant l'écran, le téléphone à plat sur la table.
Je me penche pour tenter de voir ce qu'elle fait.
— Doit bien y avoir nos essais pour les portés. Tu regardes celle du stud' ? Celle où j'ai mon ensemble rose ?
— Nan, celle où vous êtes chez toi.
Je mets un temps considérable pour remettre les évènements dans l'ordre et me rendre compte de ce qu'elle s'apprête à surprendre.
Merde, merde, merde.
La fois où j'ai laissé mon téléphone filmer pendant que j'embrassais Noah. Et plus encore...
Mon cœur fait une embardée dans ma poitrine. Je tends le bras, un frisson glacial électrisant ma colonne vertébrale.
— Ah nan, attends ! Elle est bof celle-là, j'en ai une mieux.
— Oh, moi j'adore. La lumière est trop belle, en plus. Ça rendrait super bien avec les extraits que j'ai déjà.
Je me lève dans un bond et contourne la table pour la rejoindre.
— J'aime pas ma tête dessus.
— Mais regarde ! Sur ce passage, vous êtes super beaux.
— Archi laids, contré-je. Nan, je déteste.
À mon grand malheur, elle éloigne le téléphone de ma portée et accélère la vidéo.
— T'es sûre ? Pour une fois que vous avez pas l'air de vouloir vous étriper, ricane-t-elle. Bon, faudrait que je coupe les moments où vous parler. Notamment là, quand il se passe pas grand... eh, mais... attends...
Mes yeux se ferment un court instant. J'ignore ce qu'elle voit précisément, mais quelque chose me dit qu'elle n'est plus très loin de la vérité.
— Oh, putain ! Ça fait partie de la choré, ça ?
Elle tourne le téléphone vers moi. À vrai dire, je n'ai même pas besoin de jeter un œil vers l'écran. C'est trop tard et je n'ai même pas véritablement bataillé pour l'empêcher de voir ça.
Craintive, je retourne m'asseoir sur la chaise. Dieu merci, Noah avait eu la présence d'esprit de basculer le téléphone sur la commode avant que ça ne parte en vrille... Elvira me fixe, les yeux sur le point de sortir de leurs orbites. Elle me fait peur, j'avoue. Bien vite, son vif fou rire rompt le silence et mon malaise. Elle frappe un coup dans ses mains.
— Mais c'est quoi ce bordel ? reprend-elle sans arrêter de se marrer. Eh, mais j'étais persuadée que vos répètes ressemblaient à des combats de boxe, moi. Je vais pas m'en remettre !
— C'est le cas, parfois...
— Avec le grand Kowalski, alors ! Ça dure depuis quand ?
— Depuis rien du tout. Cette fois-là, c'était... j'en sais rien, meuf. Il est tellement chiant, aussi.
Elle arque un sourcil, de nouveau sur le point d'éclater de rire.
— Rah ouais, chiant de ouf, glousse-t-elle en pointant l'écran. Après, le faire taire avec ta langue dans sa bouche, c'est une bonne technique en soi.
Les coudes sur la table, je relâche ma tête dans mes paumes.
— Je sais pas ce qui m'a pris...
Le ricanement rauque d'Elvira me tire un sourire amusé.
— Il est où le problème ? relativise-t-elle en me désignant avec le goulot de sa bière. Tant que vous étiez consentants, y a rien de mal. Bon, c'est ton partenaire, mais et alors ?
— Y a rien de plus entre nous, t'emballe pas.
— Ah, mais moi je m'emballe pas. Vous, en revanche...
Je souffle du nez. L'attitude d'Elvira me rassure, même si elle ne me surprend pas. Elle réagit comme une véritable amie, sans me reprocher de ne pas lui en avoir parlé et surtout ; sans le moindre jugement. Voilà le genre de réaction dont j'avais besoin, même si ça implique ses gloussements et ses railleries – qui m'amusent bien, en vérité.
— Je comprends mieux sa réaction quand je lui ai parlé de tes questionnements, poursuit-elle.
— C'est-à-dire ?
— Sur le fait de peut-être changer les duos.
— Tu lui en as parlé ?!
Elle grimace.
— À Rayan et Baptiste aussi...
Je relâche ma tête en arrière. Dos à elle, le Velvet s'anime d'applaudissements grondants. J'en déduis que le spectacle vient de prendre fin.
— Je t'adore, tu le sais, hein ? Mais bon sang, tu parles trop, soufflé-je dans un léger rire. Je suis même pas sûre de vouloir réellement changer, j'aurais voulu voir ça directement avec lui et que ça vienne de moi...
— Je sais ! Je te jure que je l'ai regretté après l'avoir dit, mais je voulais prendre la température et m'organiser avec les gars si ça se faisait. C'est tellement de stress pour moi tout ça que j'anticipe la moindre possibilité de modif'.
Mon sourire conciliant déclenche le sien.
— Je comprends, y a pas de mal, la rassuré-je. Bon, au moins il le sait maintenant. Il a réagi comment quand tu lui en as parlé, d'ailleurs ?
Sa bouche se tord de confusion. Elle prend une grande inspiration et semble réfléchir à la meilleure façon de m'expliquer les choses. Ça me rend nerveuse, tout à coup. La porte qui mène à la terrasse claque contre le mur en crépis, l'empêchant de poursuivre. Progressivement, les gens se retrouvent dehors, autour de nous.
— Il a mal réagi, c'est ça ?
— Hm, « mal » c'est pas le mot, songe-t-elle, la tête penchée.
Je plisse les yeux.
Ça veut dire quoi, ça ?
Est-ce qu'elle en sait véritablement quelque chose, par ailleurs ? Sérieux, Noah est une foutue énigme émotionnelle, il nous faudrait un décodeur pour tenter de décrypter ce qu'il ressent. Lui, dirait qu'il est suffisamment franc. Moi, je dirais qu'il se cache derrière son sarcasme.
Les voix de Rayan et Baptiste s'élèvent au-dessus du brouhaha de discussions qui nous entoure. Je me lève dès qu'ils s'avancent vers nous. Tant pis pour les explications.
— Eh, la plus belle des abeilles, s'enjoue Baptiste en me serrant contre lui. C'était pas pareil sans toi. Comment tu te sens ?
Je tapote son dos et leur adresse mon meilleur sourire de façade – celui qui fait trembler mes lèvres.
— Bien ! Ça va bien. Et c'est la dernière fois que je vous abandonne, promis.
Un bras autour des hanches d'Elvira, Rayan hausse le menton vers moi.
— Parce qu'on t'a trop manqué, c'est ça ?
— Parce que je relève le niveau, rectifié-je en mimant une confiance excessive.
Je balaye mes cheveux par-dessus mes épaules sous les rires consternés des autres.
— Wouah, ça mérite un Tiktok sur « la face cachée de JustMaya », s'amuse Baptiste avant de mimer une voix de journaliste. Comment l'influenceuse aux milliers d'abonnés a grave pris la conf'.
— Arrête, je plaisante. D'ailleurs, faut que j'aille féliciter Agathe, elle a envoyé du lourd sur mes tableaux.
Au fur et à mesure, quelques danseurs s'immiscent dans le cercle, notamment Arthur. Mes yeux tombent sur son attelle qu'il porte depuis sa récente luxation. Lui non plus n'a pas pu danser ce soir, mais il est présent à chacune de nos représentations pour jouer les supporters en coulisses.
Rayan jette un coup d'œil autour de lui avant de m'interpeller :
— Eh, au fait, t'inquiète pas pour Noah. J'en fais mon affaire, il va se détendre.
— Ouais, c'est sûrement juste le temps d'accuser le coup, s'empresse d'acquiescer Baptiste.
Ah, donc il est réellement en colère, alors ?
Elvira ne mentait pas quand elle disait avoir mis tout le monde au courant. Même Arthur intervient :
— Kowalski est loin d'être con, je suis sûr qu'il peut comprendre.
— J'ai pas encore pris de décision, les gars, lancé-je.
— On pourrait peut-être en discuter tous ensemble ? propose Elvira. Si y a du chamboulement dans les duos, libre à chacun de donner son avis. Tant que ça arrange tout le monde.
À tour de rôle, chacun apporte son point de vue. Je reste muette et me contente de bouger les épaules en rythme avec la musique qui pulse à l'intérieur du Velvet. Julien, le père de Rayan, doit être comme un dingue de voir autant de monde dans son bar. Notre tournée de spectacles aura au moins eu le mérite de lui ramener une sacrée clientèle.
Alors que j'observais la foule, Noah se dresse dans mon champ de vision. Rien que de voir son air grave, j'ai envie de m'enfuir. Il se fraye un chemin parmi les gens et progresse vers nous sans m'adresser un regard.
Quand il arrive auprès de ses potes, Rayan lui attrape l'épaule.
— Ah, mec, tu tombes bien !
Il se soustrait de son emprise en écartant le bras et il continue d'avancer.
Vers moi.
Sa détermination m'oblige à déglutir. Il relève enfin la tête dans ma direction et le bleu glacial de ses yeux me gèlent les pensées.
— Noah, je crois qu'il faut qu'on disc...
Il ne me laisse pas l'occasion de finir ma phrase et se colle à moi. Le souffle de ses mots me frappe l'oreille quand il chuchote :
— Pas ici. Je veux pas me donner en spectacle devant tout le monde. Suis-moi.
Sans attendre ma réaction, il fait volte-face vers l'intérieur du bar. Alors, je le suis, parce que moi non plus je n'ai pas la moindre envie d'un débat avec les autres au sujet de notre duo. Le véritable problème, c'est notre relation et, à l'exception d'Elvira, personne ne connaît sa nouvelle tournure.
Noah fait un détour derrière le comptoir du bar pour récupérer son casque de moto et un grand sac de sport. D'un haussement de menton, il me désigne la sortie. Je le rejoins dehors, auprès du parking qui longe l'établissement.
Je n'ose même pas articuler quoi que ce soit. De toute évidence, il a déjà une idée en tête. D'un pas rapide – qui m'oblige à accélérer – il slalome entre les voitures garées et s'arrête quelques mètres plus loin, devant sa moto stationnée sous le halo d'un lampadaire.
Il se débarrasse de son sweat et l'abandonne sur mon épaule.
— Tiens.
— Pourquoi ? Tu veux que je le mette ?
Bien sûr, il ne répond rien, trop occupé à fouiller dans ses poches et à éviter mon regard. Sans me poser de question, j'enfile son vêtement encore tiède de la chaleur de son corps. Son parfum émane du tissu, c'est perturbant.
Réconfortant, aussi.
Comme s'il me confiait cette partie-là de lui.
Quoi de plus intime et personnel qu'un parfum ? Le sien a autant de caractère que son propriétaire. Pourtant, il a cette petite touche sucrée qui le rend gourmand.
Et étourdissant.
Son casque sous le coude, Noah grimpe sur sa moto et le vrombissement du moteur éclate dans la nuit. Je m'avance vers lui.
— Tu fais quoi ? sourcillé-je. Je croyais que tu voulais discuter plus loin.
Il m'affronte enfin. Le vent affole son tee-shirt et ses cheveux.
— C'est ton truc, la fuite en avant, non ? répond-il.
Son sac de sport sur les genoux, il l'ouvre et en ressort un deuxième casque qu'il s'empresse de me tendre.
— Alors, c'est ce qu'on va faire, poursuit-il. On fuit.
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Quand je vous disais que Kowalski n'avait pas dit son dernier mot 😏 À votre avis, en quoi va consister cette fuite ? En tout cas, j'espère que tu as aimé ce chapitre, n'hésite pas à me le faire savoir avec un petit vote ou en me donnant tes impressions 💛✨
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