Chapitre 3
NOAH
Au beau milieu de mon salon, allongé à plat ventre sur la table de massage, Rayan gesticule. Je le sens se tendre à chacune de mes manipulations, même les plus anodines. C'est clairement le pire cobaye, mais sa faculté à foutre son corps en vrac m'aide à m'exercer. En outre, ça lui permet d'être remis sur pied à l'œil. Donnant donnant.
Je commence ma palpation en faisant rouler mes mains sur son bassin. Il se raidit et grogne aussitôt.
— Petite réduction de mobilité sur la sacro-iliaque gauche, chuchoté-je pour moi-même.
Je remonte les mains le long de sa colonne vertébrale en effectuant des rebonds. Sa respiration se hache sous mes mouvements secs.
— Même chose sur la charnière, constaté-je dans un murmure. Bassin et zone thoraco-lombaire en hypo-mobilité...
— En mode je comprends ce que ça veut dire.
— Ferme-la, je suis concentré.
Il étouffe son rire contre la table. À quelques mètres de nous, ma mère, en pleine séance de repassage, ne détache pas son attention de la télévision. Elle pousse quelques petits rires qui se joignent à ceux pré-enregistrés de sa sitcom.
— Tourne-toi.
Rayan s'exécute sans mot dire. J'attrape ses bras et les tends vers l'arrière.
— Légère restriction d'épaule. Perte d'amplitude du côté gauche.
Je le relâche et localise l'os qui part de son sternum. Le pouce et l'index de part et d'autre de sa clavicule, je la manipule pour amoindrir sa tension.
— Ça, tu pourras le faire tout seul. Tu chopes ta clavicule comme je viens de le faire et tu la bouges doucement. Ça va te faire gagner un peu de mobilité, vu que tu t'en plaignais. Regarde le changement.
Je l'aide à s'asseoir sur le bord de la table. Le bras en l'air, Rayan plie le coude derrière sa tête et remarque l'amélioration avec un sourire béat.
— Ah yeees, merci. Comment ça régale, se réjouit-il, les yeux mi-clos. Avant, j'arrivais pas à aller aussi loin, ça me bloquait l'épaule.
Il descend sur le carrelage et enfile son tee-shirt pendant que je fais un détour dans la cuisine ouverte pour aller me laver les mains.
— Faut que tu continues à faire les exercices que je t'ai appris pour libérer un peu ton bassin, m'écrié-je en séchant mes paumes dans un torchon. Au fait, c'est mieux tes cervicales depuis l'autre fois ?
Un air serein sur le visage, Rayan me rejoint.
— Beaucoup mieux. Eh dis, c'est pas contre-indiqué ce que tu fais alors que t'es pas encore dans le métier ?
J'arque un sourcil.
— T'es putain d'ingrat, soupiré-je. Je viens d'avoir le diplôme de kiné, laisse-moi le temps. Réjouis-toi plutôt que je te fasse ça gratos.
Il lève les mains pour se défendre.
— On sait pas, hein. Faudrait pas que t'aies dans l'idée de me faire du mal.
— Me chauffe pas. Quand j'ai ton cou entre les mains, ça me démange de le tordre.
— Mais qui ambiancerait tes soirées avec de la bonne musique ? Qui te ferait rencontrer de charmantes danseuses ?
Je claque des doigts vers lui.
— Voilà ce qui me retient.
Nous rions en chœur. Rayan récupère son sac à dos qu'il avait laissé sur l'îlot et m'interpelle d'un haussement de menton.
— Tu viens au stud', ce soir ?
Pour être franc, j'appréhendais cette question. Ce n'est pas impossible qu'il ait fait un détour ici juste pour me la poser. Son prétexte d'épaule bloquée était bien trouvé. Je tire un tabouret et m'assieds dessus, dubitatif.
— Ah, mec, soufflé-je. Je crois pas.
— Elvira m'a dit qu'ils avaient organisé une soirée pour...
— Je sais, elle m'a envoyé un message.
J'attrape un verre vide et le fais rouler entre mes doigts.
— Je suis pas sûr d'avoir la force, avoué-je. Retourner là-bas, sans Nico. Ça me tue, je te jure.
Rayan pousse un soupir compatissant et cale son coude contre le comptoir.
— Je comprends et je suis là pour toi. À ton rythme. Mais je m'inquiète. Enfin... on s'inquiète. Depuis la sépulture, t'as pas bougé de ton appart. Tu t'enfermes.
— J'ai besoin d'un peu de temps.
— Bien sûr, mais je suis pas certain que rester à cogiter ici ça t'aide beaucoup. Fais ce que tu veux, mon pote. Personne t'en voudra, mais je me sentais obligé d'insister un peu. Juste pour être sûr que c'est bien ce que tu veux.
J'esquisse un semblant de sourire qui se veut rassurant, alors que mon cœur s'effrite. La bienveillance des autres m'enfonce un peu plus, sans doute parce que je ne m'en accorde pas moi-même. Au fond, j'ai conscience que me calfeutrer dans mon appartement envenime les choses et mes pensées. Je tourne en rond comme un lion en cage. Mais c'est rassurant. Car ça m'évite de me confronter au reste, à la vie qui suit son cours. Sans Nico.
— Quel intérêt maintenant ? parvins-je à articuler.
— Comment ça ?
— Bah, la danse, le stud'. C'est lui qui me faisait tenir. C'est grâce à lui que je me suis lancé et que j'ai décidé de continuer. Et il est plus là. Putain... j'arrive même pas à réaliser.
Encore un soupir. Rayan me contourne pour m'empoigner les épaules.
— Qu'est-ce qu'il t'aurait dit, hein ?
Je me pince l'arête du nez. Cette manie de vouloir faire parler les morts pour consoler les vivants commence à me faire perdre patience.
— J'en sais rien, mec. Sûrement de me bouger le cul. Ou pas. Va savoir, il aurait peut-être voulu que je prenne du temps pour moi.
Rayan me tapote le dos pour toute réponse, attrape son sac et s'éloigne doucement. Arrivé auprès du hall d'entrée, il tend son index vers moi.
— Tu sais où nous trouver si t'as besoin, dit-il avant de pivoter vers ma mère. Bonne soirée, Rachel. Prends soin de lui !
La porte claque. La télévision s'éteint.
À petits pas, maman me rejoint dans la cuisine, mes vêtements repassés entre les bras. Elle les abandonne sur le dossier d'une chaise et poursuit le ménage dans la cuisine.
— T'es pas obligée de faire tout ça, prononcé-je dans un souffle.
Elle resserre la pince qui maintient ses longs cheveux grisonnants et s'attaque à ma vaisselle.
— Si. Je suis là pour ça.
— Maman...
Je descends du tabouret pour m'approcher d'elle et lui enlever l'éponge des mains.
— Ça fait plusieurs jours que tu squattes dans mon appart pour t'occuper de moi. C'est très gentil de ta part, mais... ça m'étouffe et j'ai passé l'âge, tu comprends ? Je vais bien. J'ai juste besoin d'être un peu seul.
Ses yeux bleus me fixent sans véritablement me regarder. Elle détache son attention de moi aussi sec et me tourne le dos.
— Tu as mangé ? s'enquiert-elle en ouvrant le frigo.
— Oui.
— Quand ça ?
— Hier midi.
Ses épaules s'affaissent. Elle me fait face, la bouche entrouverte, le visage raidit de confusion. À la voir comme ça, je me demande si elle m'en veut ou si elle a déjà lâché l'affaire. Je m'adosse contre le vaisselier, les bras croisés.
— Quoi ?
— C'est pas sérieux, Noah.
— J'ai pas faim.
Visiblement avec une idée en tête, elle retrousse ses manches, avant d'ouvrir mes placards.
— Tu sais ce qu'on dit ; quand l'appétit va, tout va. J'accepterai de rentrer chez moi quand tu auras avalé quelque chose. Je vais te faire un gratin de pâtes, ça va te requinquer et moi, ça me rassurera. On fait comme ça ?
Me concernant, je suis plutôt partisan d'écouter mon corps, même si je me cache volontiers derrière cette excuse pour jouer avec ma santé.
Le bon gros déni, hein ?
Sans attendre ma réponse, ma mère remplit une casserole d'eau et la dépose sur la plaque à induction. Tout en abandonnant deux assiettes sur le comptoir, elle enchaîne :
— Et il y a autre chose qui me rassurerait... De savoir que tu retournes au studio ce soir, avec tous ces jeunes gens que tu aimes bien et qui traversent la même chose que toi.
Ma mâchoire se contracte d'emblée.
— Ils traversent pas la même chose, tu le sais, répliqué-je.
Elle s'arrête net de dresser le couvert. Ses paupières se ferment un instant, comme pour camoufler la culpabilité que ses yeux trahissent depuis plusieurs jours. Qu'elle se rassure, je l'ai déjà grillée. Et ça me tue.
— Bien sûr que je le sais, qu'est-ce que tu crois ? reprend-elle en m'affrontant enfin. Ça m'empêche de dormir de savoir que tu vis cette situation. Je sais aussi que ça représente pour toi et à quel point il était important. Pourquoi je suis là, à ton avis ? Chez moi, je suis impuissante.
Les larmes qui nimbent ses yeux m'obligent à déglutir et deviennent dangereusement contagieuses. Je n'ai pas craqué depuis la sépulture. Je refuse de chialer dans ma cuisine et encore moins devant quelqu'un. Un profond raclement de gorge m'aide à reprendre mes esprits.
— On dîne tous les deux, je vais au studio et tu rentres chez toi, d'accord ? concédé-je.
Elle hoche vivement la tête.
— Et tu m'appelles demain ? sanglote-t-elle.
— Je t'appelle demain.
— Tu te fais à manger et tu me préviens si ça ne va pas, hein ?
J'attrape ses mains pour y abandonner un baiser.
— Promis, maman.
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