Chapitre 29
NOAH
Ça faisait une éternité que je n'avais pas mis les pieds dans ce cimetière. J'ai connu des soirées d'été plus marrantes que celle-là, mais j'en ressentais le besoin. Je n'ai même pas emporté de fleurs. Ce serait sans doute hypocrite, je n'en achète jamais – à part pour jouer les gamins parfaits avec ma mère pour son anniversaire.
Le soleil s'apprête à se coucher. Je me balade entre les sépultures, les mains vides, mais le cœur gros. Venir ici me confronte à la mort à chaque pas. Je déteste qu'elle m'entoure de manière aussi solennelle, dissimulée derrière les compositions florales et les plaques commémoratives. Ça la rend presque douce.
Quand j'arrive auprès de l'allée où repose Nico, je me fige.
Maya est là, assise sur la tombe, sa longue robe d'été cascadant le long de ses jambes.
Elle est trop loin pour avoir entendu le dérapage de mes baskets contre le gravier, mais assez proche pour que je distingue que ses lèvres bougent. Elle parle avec lui, les yeux rivés vers les cercles qu'elle trace sur le marbre. Je me recule d'emblée pour me cacher derrière un arbre en fleurs.
Ce serait carrément bizarre de la rejoindre pour me recueillir avec elle. Ce moment est trop intime, je refuse de le partager. Elle est arrivée ici la première, après tout. La voilà pourtant qui se lève. Elle lisse sa robe sur son corps et pivote en direction d'une autre tombe à deux pas seulement de celle de Nico. Celle de son père, j'imagine...
Deux meilleurs potes enterrés dans la même allée.
Putain de hasard.
Putain de vie.
Je n'arrive même pas à trouver ça beau. Ça appuie juste cette éternelle angoisse de n'être qu'un foutu grain de sable dans l'univers. Maya s'installe, dos à moi, et je distingue que ses épaules chevrotent. D'ici, je peux deviner les larmes qui courent sur ses joues. La douleur de son chagrin devient corrosive. Dangereusement contagieuse.
Si j'avais un soupçon de courage, j'irais lui dire que je comprends sa peine mieux que personne et que ses émotions sont légitimes. Mais ce serait trop en dire, trop en faire. Je me contenterai de danser avec elle, c'est déjà assez. De toute façon, c'est notre seule façon de communiquer.
Un dernier regard, et je laisse Maya derrière moi, abandonnée au pied de cette mort qui a terrassé sa vie. Par deux fois. Cette saloperie à laquelle je n'étais pas préparé, moi non plus.
*
Après une matinée à ne rien faire d'autre que zoner sur mon téléphone, j'ai filé au Velvet. Rayan y a passé la nuit afin de préparer le bar pour la prochaine représentation de ce soir. Ses cernes peuvent en témoigner. Par ailleurs, c'est surprenant que son père se décide enfin à ce qu'on performe ici. Je suppose qu'il préférait attendre de voir si notre projet tenait la route. Nos récents succès l'ont convaincu, faut croire.
Grimpé sur l'escabeau, je finalise l'installation des spots. Quelques danseurs et employés du bar vadrouillent autour de moi, chacun occupé à un poste précis. La main d'Elvira vient tirer sur mon mollet.
— Dis, tu sais à quelle heure Maya arrive ? s'enquiert-elle.
Je jette un œil vers le bas. Sans me laisser le temps de répondre, elle glousse.
— Laisse tomber, je sais même pas pourquoi je te demande ça à toi.
Avec précaution, je descends les marches et me retrouve face à elle.
— Pourquoi ?
Elle fronce les sourcils comme si je passais à côté de l'évidence.
— Bah, ça se saurait si vous étiez de grands amis, vous deux.
Je frotte mes mains pour les débarrasser des particules de poussière. Là-dessus, je ne peux pas lui donner tort.
— On fait ce qu'on peut, déclaré-je.
— Ah ouais ? C'est un peu mieux ?
Comment te dire...
Ne pas sourire me demande un sang-froid immense. Si Elvira pouvait lire dans mes pensées, elle verrait des images sacrément obscènes.
— On arrive un peu plus à se supporter, dis-je dans un haussement d'épaules.
— Tant mieux. Comme je disais à Maya : il faut que chacun mette de l'eau dans son vin. Et faut surtout pas que ça se ressente dans vos chorés.
— Ouais, je vais continuer à prendre sur moi.
Elle m'adresse une expression rassurée en posant sa main sur mon épaule.
— Ça va se calmer. C'est une chouette fille, tu sais. C'est dommage que vous soyez partis avec des aprioris. Elle saurait te surprendre si tu t'ouvrais un peu plus.
Ça pour me surprendre...
— Peu importe, en vrai, tranché-je. Est-ce que je te demande si tu t'es ouverte à Rayan, moi ?
Sa bouche me répond d'un sourire en coin. Je secoue la tête.
— Nan, en fait, ne dis rien. Je veux même pas savoir.
— Lance pas le sujet, alors, s'amuse-t-elle.
Son clin d'œil raté m'oblige à me marrer. Elvira fait volte-face en direction de la scène pour constater le rendu des éclairages. À bien la regarder, je trouve qu'elles se sont bien trouvées avec Maya. Elles n'ont pas froid aux yeux, toutes les deux. J'envie cette assurance autant qu'elle me perturbe.
Je poursuis les installations avec les autres, vite rejoint par Rayan et son éternelle bonne humeur.
— Chaud pour les répètes ? s'enquiert-il en me gratifiant d'une tape dans le dos.
— Ouais, encore faut-il que ma partenaire daigne débarquer.
— Beh, elle vient d'arriver, déclare-t-il d'un haussement de menton.
Je pivote vers l'endroit qu'il me désigne et découvre Maya, en pleine discussion avec Elvira. Son air abattu me fait froncer les sourcils. J'observe les deux jeunes femmes bavarder et se prendre dans les bras. Je me précipite vers elles quand je comprends qu'elles me cherchent à travers la salle.
— Tout va bien ?
La bouche tordue d'embarras, Elvira frotte le dos de son amie et nous laisse seuls. Je fronce les sourcils d'emblée.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Maya ne dit rien, mais son visage porte le poids d'une lourde lassitude. C'est comme si elle était devenue trop frêle, tout à coup. Elle qui ne se laisse jamais faillir... Je me penche pour tenter de capter son regard.
— Je peux pas danser ce soir, annonce-t-elle en coinçant ses cheveux derrière son oreille.
Si elle m'avait balancé une bassine d'eau à la figure, ça m'aurait fait le même effet.
— Quoi ?
— Je suis désolée de vous planter à la dernière minute, mais je peux pas faire autrement. Elvira m'a dit que ça posait pas de souci, mais je sais que...
Son débit de paroles m'oblige à poser ma main sur son épaule. Ce geste la statufie dans l'instant.
— Eh, est-ce que ça va ?
Elle détourne le regard.
— Ça va.
J'ai du mal à y croire, mais elle ne me laisse pas le temps de m'y attarder et enchaîne :
— Agathe me remplace sur le tableau d'ouverture. Elle peut aussi prendre ma place dans notre duo si ça te dit.
Un faible rire m'échappe.
— Sans avoir répété avec elle ? Elle connaît aucun enchaînement.
Contre toute attente, le visage de Maya revêt sa malice habituelle. Elle me fait face, un sourire presque imperceptible au coin des lèvres.
— Improvise, alors. À mon tour de te lancer ce défi.
— Je crois pas que...
— T'es le seul ici qui sache le faire.
Elle reprend mot pour mot ce que je lui ai dit au Night'Mus pour la motiver... Le contraire m'aurait étonné, mais je ne suis pas dupe. Il se trame quelque chose. D'un pas, Maya s'approche de moi, se met sur la pointe de ses baskets et tend la bouche auprès de mon oreille.
— Même si votre duo ne surpassera jamais le nôtre, me confie-t-elle sur le ton d'un secret.
— Tu crois ?
Elle s'écarte et retrouve sa taille initiale.
— C'est grâce à moi que ce duo est bien meilleur, confirme-t-elle dans une assurance feinte.
— Va savoir.
En la regardant d'aussi prêt, je perçois le voile de tristesse qui l'auréole. À défaut de me confier sa peine, elle la laisse se diffuser entre nous l'espace d'une poignée de secondes. Ses pupilles brillantes se détachent finalement des miennes. Elle ne pleure pas, mais je suis certain qu'elle a passé les dernières heures à le faire. Il suffirait que je lui demande une nouvelle fois si tout va bien pour qu'elle craque sous mes yeux. Je le vois, je le sens. Quand la peine est tellement corrosive qu'elle nous consume de l'intérieur. Je connais bien.
— Maya...
— Je file. Tu me raconteras ?
Mais elle n'attend pas ma réponse. Sa voix a déjà vrillé à la fin de sa question. Alors, elle me tourne le dos et disparaît du bar. Ses longs cheveux s'affolent, accablés par le vent et sa démarche rapide.
Je reste con un moment à la regarder à travers les baies vitrées. Bien sûr, tout ça m'oblige à repenser à hier soir, lorsque je l'ai aperçue au cimetière. Sans attendre, je rejoins Elvira auprès du comptoir.
— Tu m'expliques ?
Dans un soupir, elle repose un carton débordant de costumes sur un chariot de transport.
— Elle t'a rien dit ? demande-t-elle en chassant la transpiration de son front d'un revers de main.
— À part qu'elle dansait pas ce soir, non. T'en sais forcément plus.
— Si elle t'en a pas parlé, je pense pas qu'elle...
— Elvi, crache le morceau.
Ses épaules s'affaissent. Elle semble hésiter un court instant seulement, puis elle roule les yeux vers le plafond.
— OK, très bien, capitule-t-elle. Mais apprenez à communiquer, vous me mettez le cul entre deux chaises à chaque fois.
Après avoir consulté sa gauche et sa droite, elle s'assure que personne ne traîne dans les parages et me confie, à mi-voix :
— C'est l'anniversaire de son papa, aujourd'hui. Et je sais pas si t'es au courant, mais...
— Oui, la coupé-je. Je sais qu'il est plus là.
— Voilà. Bon, et elle m'avait prévenue qu'elle serait pas au top, mais qu'elle danserait quand même. Sauf qu'on peut pas prévoir ces choses-là. Et sa mère, ça allait pas fort apparemment. Avec le décès récent de Nico en prime, ça a pas dû aider...
— Hm. Je vois.
J'ai un poids sur le ventre et plus Elvira s'attarde sur ses explications, plus ça me fait un mal de chien. Ma propre histoire me gifle et défile dans mon crâne en une cascade d'images saturées. J'ai été naïf de croire que Maya gérait la situation, qu'elle puisait sa force là où moi j'échouais lamentablement. Sa façade s'effrite peu à peu. Par ma faute, peut-être. Est-ce qu'elle n'est pas comme ça depuis qu'elle passe du temps avec moi ?
Quoi qu'il en soit, je crois qu'elle est aussi abattue que moi. Si ce n'est plus encore...
À la différence qu'elle gérait son deuil jusqu'à maintenant. Du moins, c'est ce qui m'a toujours semblé.
— Elle m'a dit qu'elle passerait la soirée avec sa maman pour pas la laisser seule, reprend Elvira. Elle nous rejoindra après le spectacle si elle a besoin de se changer les idées. Puis faut qu'on discute, elle avait l'air perturbé par l'organisation future. Ça la chamboule pas mal tout ça.
Je tique immédiatement.
— Comment ça « sur l'organisation future » ?
Elvira relâche un lourd soupir en détournant les yeux. Elle en a trop dit. Ou pas assez. Compte tenu de son air confus, je sais d'avance que la réponse ne me plaira pas. Elle tire sur mon poignet pour m'emmener à l'écart, auprès de la réserve – alors que personne n'aurait entendu quoi que ce soit là où on était.
— Pour l'instant, elle l'a juste évoqué. Je pense que c'est parce qu'elle était un peu triste. Quand on est triste, on prend pas souvent de bonnes décisions, tu sais bien.
— Vraiment, faut que t'apprennes à aller droit au but.
Elle fronce les sourcils et continue de parler à voix basse :
— Je contextualise pour que t'aies tous les éléments.
— Nan, tu brodes et tu tâtonnes. Je suis pas en sucre, balance.
L'index tendu, comme si elle allait me confier un secret d'état, elle laisse planer un court silence. Je crois qu'elle craint ma réaction, mais qu'elle mourrait d'envie de m'en parler. Mon regard se focalise sur son faux ongle qui stagne un peu trop prêt de mon cou. Ce truc est tellement pointu qu'il pourrait trancher ma carotide.
— Elle voudrait changer les duos, déclare-t-elle.
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Aïe, aïe, aïe, vous la sentez venir la Maya qui panique ? À force de rester forte, il semblerait qu'elle ait un peu baissé sa garde 🥺 Mais vous connaissez assez Kowalski pour savoir qu'il n'a pas encore dit son dernier mot, non ? 😏 En tout cas, j'espère que tu as apprécié ce chapitre, n'hésite pas à m'en parler ou à voter si tu passes un bon moment ici 💛
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