Chapitre 24
NOAH
Il y a longtemps que le studio n'avait pas été aussi animé. Même si le stress surplombe l'ambiance générale, les danseurs sont motivés à tout donner ce soir. On va enflammer la scène du Night'Mus. Depuis que ce projet a été rendu officiel, les répétitions se sont enchaînées en l'espace de quelques jours. Le rythme a beau être intense, j'avoue que ça me galvanise. Enfin, mes journées s'enchaînent sans se ressembler et sans me laisser le temps de me morfondre.
Je crains le moment où la cadence s'essoufflera. Quand la vie me rappellera à elle... Avec toute la panoplie d'emmerdes dont je préfère encore me tenir à l'écart. Le déni me semble plus confortable pour l'instant. C'est malsain, mais ça me sauve. Pour combien de temps ?
Avant de rejoindre le festival, on a décidé de se préparer ici, au studio. Après quoi, on rejoindra le lac tous ensemble. Encore faut-il que chacun soit prêt à temps, et compte tenu de l'immense désorganisation générale, ça me paraît compliqué.
Dirigé par une Elvira plus tendue qu'une crampe, j'entasse les accessoires au fond des cartons. Arthur traverse la salle de danse pour me rejoindre, ses cheveux bouclés bondissant au rythme de sa démarche pressée.
— Kowalski ! T'as pas une crème ou un délire pour calmer une tension au genou ?
Mes yeux tombent sur sa jambe.
— Pourquoi ?
— Je me suis blessé y a quelques mois. Ça va mieux, hein. C'est juste qu'avec toutes ces répètes de fou... j'ai un peu mal. Rien de bien méchant, t'inquiète.
— Si t'as une douleur, je crois pas que tu devrais...
Il tend la main pour m'empêcher d'ajouter quoi que ce soit.
— Y a pas moyen que je danse pas ce soir, vieux, rétorque-t-il dans un ricanement. Faut que je foute de la glace dessus, tu crois ?
— Tu veux pas que je regarde ?
— Pas maintenant. C'est pas du tout insoutenable, je boite même pas. Je peux danser, je veux juste une solution pour pas empirer les choses.
Ses rapides hochements de tête me poussent à réfléchir plus vite. Je ferme le carton avec un large ruban de scotch et pousse un soupir.
— C'est gonflé ?
— Nan.
— Craquement ? Sensation de déboîtement ? Ça t'a empêché de poser le pied par terre dans la journée ?
— Non plus.
— Alors tu vas dans les vestiaires, tu ouvres mon casier et tu te fous une bande de kinésiologie sur le genou. Tu sais comment faire ?
Ses yeux se dérobent un instant des miens pour s'éterniser dans le vide.
— Ouais, je connais. Ça va le faire, tu penses ?
— Pour la récupération, c'est top, dis-je en entassant les cartons. Ça augmentera l'espace au niveau de ton articulation fémoro-patellaire et ça calmera la douleur. C'est nickel pour la circulation sanguine et lymphatique, en plus.
Il me dévisage, la lèvre retroussée dans une grimace qui ressemble à s'y méprendre à celles de Rayan quand je lui tire mes bilans.
— T'aurais pu me causer une langue morte, ça m'aurait fait le même effet, raille-t-il en me faisant glousser.
— Ça te donnera une sensation de maintien et de stabilité, quoi.
— Cool, clame-t-il. T'aurais dû commencer par ça.
Si la science du corps me passionne, j'en oublie trop souvent que mes proches préfèrent que j'abrège mon jargon de kiné. Dommage.
— Lis bien les instructions dans la boîte des bandes, relancé-je. Si t'as un doute, tu me montres. Et si sur scène tu réalises que ça va pas, tu forces pas.
Arthur enfile une casquette à l'envers sur son crâne et me tourne déjà le dos, prêt à filer dans les vestiaires.
— Compte sur moi !
J'aurais au moins fait mon travail de prévention. Ce qu'il décidera de faire de mes conseils ne me regarde plus et le temps presse. Les bras chargés, je rejoins le parking pour ranger le tas de cartons dans le coffre d'une voiture.
Elvira tournoie les clés autour de son index.
— Je crois qu'on a tout ! s'écrie-t-elle, satisfaite. Tout le monde est prêt ?
—Yeeeees !
Je me retourne vers la voix haut perchée qui vient de retentir dans mon dos.
Maya a enfin terminé de se préparer.
Je remarque qu'elle a ondulé ses longs cheveux pour l'occasion. Ça la change. Tout comme son maquillage irisé. Le coucher de soleil fait scintiller les paillettes qui habillent ses pommettes et son cou. Elle a même collé une espèce de constellation de mini-strass autour de ses yeux. Autant dire qu'elle capte toute la lumière avec ça.
— Un problème ? lâche-t-elle en remarquant mon regard insistant.
— Tu rigolais pas quand tu disais vouloir éblouir le public. T'as pensé aux rétines de ces pauvres gens ?
Elle roule ostensiblement des yeux, alors qu'à ses côtés, Elvira s'efforce de faire passer son gloussement pour une quinte de toux. Malgré moi, je m'attarde trop longtemps sur ses bras, sa peau bronzée parsemée de poudre scintillante. Décidément, elle a mis le paquet.
— Ça risque pas de m'en foutre partout pendant notre duo, ça ? demandé-je.
Je tends un doigt vers elle pour constater, mais elle s'écarte avant que je ne puisse l'atteindre.
— Me touche pas. T'avais pas dit que j'étais giga rêche ?
Ce soir, je dirais plutôt archi fraîche pour le coup.
Mais ça m'arracherait beaucoup trop la langue de l'admettre à haute voix. Pour quoi faire ? Ça la flatterait et elle n'y croirait même pas, qui plus est. Si elle n'était pas aussi gonflante, ça faciliterait les choses. Alors, je soulève les épaules pour toute réponse.
Une fois mon sac à dos enfilé, je démarre ma moto et l'enfourche sans tarder. Je me mets en route, suivi de près par une file indienne de voitures appartenant chacune aux danseurs du studio. L'adrénaline palpite dans mes veines. Ce soir, de nouveaux enjeux se présentent à nous et j'ai bien l'intention d'en profiter, contrairement à la dernière fois. Le souvenir de Nicolas sera ma motivation, mon point d'ancrage. Si je dois craquer, je le ferai chez moi. Seul. Pas tant que les autres comptent sur moi.
Après une dizaine de minutes, je me stationne sur le parking et retrouve les danseurs sur le trottoir. Rapidement, je suis le groupe le long du chemin qui longe le parc. Les vastes étendues de pelouse sont déjà envahies de monde. Les abords du lac ont même été sécurisés pour l'occasion. Une scène immense trône face au panorama montagneux, auprès de laquelle les gens se sont pressés pour ne rien louper du spectacle.
Elvira nous entraîne au niveau des barrières et tend son badge en direction d'un vigile – une armoire à glace qu'il ne vaut mieux pas emmerder. Le bougre nous libère le passage jusqu'aux coulisses.
— Bon, on est moins nombreux que d'habitude et on a seulement vingt minutes pour faire nos preuves, commence Elvira, tandis que nous formons un cercle autour d'elle. On envoie tout ce qu'on a. Contrairement aux autres fois, ces gens-là n'ont pas fait le déplacement pour nous. On est la première partie, on comble. Alors, on va rentabiliser leur attente.
Le service d'organisation s'affole autour de nous. L'ébullition générale est aussi exaltante que pesante, mais ça me motive. D'instinct, je passe mes bras sur les épaules de mes voisins de cercle. Nous nous renforçons autour d'Elvira qui poursuit son speech.
— Ne dansez pas uniquement pour le premier rang, dansez pour la personne à l'autre bout qui vous verra sur les écrans qui vous reprojettent. Je veux voir personne s'emmerder dans le public, on va leur donner envie de danser aussi. Faut qu'on fasse grimper l'effervescence avant l'arrivée des artistes. Vous m'entendez ?
Nos réjouissances lui répondent. À tour de rôle, elle nous serre dans ses bras, avant de s'atteler aux derniers détails avec les régisseurs. Je m'abaisse vers mon sac pour y ranger mon téléphone.
— T'as pas changé d'avis, hein ?
Je me redresse vers Maya.
— À quel sujet ?
— Notre duo. Nos modifs.
— Elvi a validé nos changements. L'objectif est d'enflammer le public pour capter leur intérêt, nan ? Avec tes ajouts de heels, on va les incendier.
Elle esquisse un semblant de sourire modeste, le nez déjà sur son foutu téléphone.
— Tu veux bien... ? s'enquiert-elle, méfiante. Ça ferait plaisir à mes abonnés.
Quand elle lève le bras et pointe son écran sur nous, je comprends vite ce qu'elle attend de moi. Je retiens un soupir et me penche à sa hauteur pour être cadré avec elle. Au lieu de prendre la photo, Maya tourne la tête vers mes mains, suspicieuse.
— Ça va, relax, lâché-je dans un rire. Pas de doigt d'honneur, détends-toi.
— Je préfère vérifier.
Elle reprend sa posture photogénique, tête penchée, expression joyeuse. Je me contente d'un demi-sourire, bouche fermée, mais l'amusement de la voir aussi peu naturelle fait plisser mes yeux. Enfin, elle capture notre premier selfie. D'un coup d'œil discret, j'observe le texte qu'elle ajoute sur notre cliché. Une succession de périphrases pour expliquer qu'on s'apprête à présenter notre nouvelle choré, en gros.
Quelques ultimes recommandations d'Elvira et nous voilà, prêts à danser devant un parterre de gens exaltés. Je ne suis pas certain que l'occasion de performer devant autant de monde se représentera à nous. Alors je vais savourer la moindre seconde de ce moment, l'imprimer dans chaque cellule de mon cerveau. Ce soir, je vais peindre l'un de mes plus beaux souvenirs, je le sais.
Après une annonce au micro – qui, à ma grande surprise, a engendré une sacrée clameur – chaque danseur se place sur scène. Le medley de notre spectacle commence. Pour l'occasion, et compte tenu du thème du festival, Rayan a remixé les musiques pour les rendre plus éléctro. Ça envoie. Le Cuff it de Beyoncé est méconnaissable, encore plus exaltant que l'original.
Notre habituelle introduction n'a jamais été aussi explosive. Nous présentons nos divers styles de danse, acclamés par un public survolté. Sérieux, je n'aurais jamais cru pouvoir enthousiasmer les gens à ce point. Le show se poursuit par un condensé de toutes nos chorégraphies et, assez vite, arrive le tour de mon duo avec Maya.
L'ambiance devient plus langoureuse, à l'image de notre représentation. Cette fois, je m'efforce d'appliquer les conseils qu'elle m'a donnés. Je capte son regard, ne le lâche pas, approfondit chacun de nos moments de proximité. Les gens semblent réceptifs, mais je sais très bien pourquoi. Beaucoup d'entre eux connaissent déjà Maya. Pourtant, à aucun moment elle ne paraît s'en soucier. Pas le moindre sourire entendu, pas un seul coup d'œil à la foule. Son intérêt se focalise sur nous. Seulement nous.
Elle fond avec son personnage, fait corps avec lui, avec moi. Je n'ai jamais été épié par autant de monde, mais à cet instant précis, je suis seul avec elle. Suspendu par cette pause dans le temps, au creux de ses hanches qui ondulent et font ondoyer mes pensées. Juste l'espace de deux minutes.
Après ça, la vie reprendra son cours.
Mais en attendant, qu'on me laisse savourer ce répit d'une sensualité indécente.
À la fin de notre performance, nous débarrassons la scène que le groupe de hip hop s'empresse d'envahir. J'attrape au vol la bouteille que Maya me lance.
— Tu vois que mes petits exercices de Danse avec les stars valaient le coup, s'amuse-t-elle. Ton visage aurait été plein de rouge à lèvres si j'en avais mis. C'est un peu dommage, finalement. J'aimais bien savoir que mon regard te déstabilisait au point de le fuir.
Je presse mon poing auprès de ma bouche pour me forcer à ne pas recracher ma gorgée d'eau. Définitivement, cette fille ne manque pas d'aplomb.
— C'est presque mignon que tu te persuades de ça.
— Presque ?
— Eh, laisse-moi reprendre mon souffle avant d'enchaîner.
Son rire me nargue les tympans.
— Kowalski !
Je me tourne vers les éclats de voix. Soutenu par Rayan et Baptiste, Arthur peine à descendre les marches de l'arrière de la scène. Je me précipite vers eux.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Il a mal réceptionné son salto, m'informe mon pote. Je crois qu'il s'est déchiré le genou.
Mes sourcils froncés rejettent d'emblée ce diagnostic foireux. Tant bien que mal, j'aide les gars à allonger Arthur sur le sol. Ses gémissements de douleur ne me disent rien qui vaille.
Putain, je savais que ça allait finir comme ça. C'est pas faute d'avoir prévenu.
— Arrête de bouger ! m'écrié-je en le voyant mobiliser son genou.
— Faut tirer dessus, bordel ! Il est déplacé.
J'agrippe les danseurs par les bras en les voyant se pencher vers lui. Si je les laisse faire, ça va être un carnage.
— Personne le touche, ordonné-je en m'abaissant à sa hauteur. Flexion et extension impossibles ?
Le visage blême, Arthur opine du chef. À vue d'œil, en effet, la rotule n'est plus à sa place et apparaît disloquée vers l'extérieur. Hors de question de tenter la moindre manipulation dans ces conditions et sans examen clinique.
— Je veux pas aller à l'hosto, Kowalski. Ils vont m'immobiliser, je sors juste d'une blessure, je veux pas revivre ça. C'est pas le moment.
— T'as sûrement une luxation. Faut faire des radios de contrôle pour rechercher une fracture associée, t'as pas le choix, là.
— Mais...
— Plus tu fais les choses correctement et plus vite tu seras sur pieds. Joue pas au con. Une blessure mal soignée, c'est la pire ennemie du sportif. On t'emmène, point barre.
Son regard fuyant capitule à sa place. J'ai à peine le temps de réfléchir qu'un bras me tire à l'écart.
— Ton solo ! s'écrie Maya. C'est à toi, fonce !
Mon cerveau tourne au ralenti, encore focalisé sur la chute d'Arthur qui m'a arraché de l'ambiance du spectacle. Je jette un coup d'œil vers mes potes. Ces imbéciles sont beaucoup trop paniqués. Je parie mon compte en banque qu'ils s'apprêtent à prendre une décision merdique.
— Fais-le, décidé-je. Prends ma place.
— Quoi ? Tu débloques ?
Les yeux exorbités de Maya me mitraillent. J'attrape son poignet et l'entraîne vers la scène.
— Pose-toi pas de question, on a pas le temps, enchaîné-je. T'as pas de solo, nan ? Cadeau. Le son a le potentiel pour une choré de heels ou... de ce que tu veux.
Elle agrippe mon tee-shirt quand je m'apprête à mettre les voiles.
— Tu vas pas me faire un coup pareil ! Je... J'ai rien préparé sur cette chanson. Demande à quelqu'un d'autre.
— Improvise, t'es la seule ici qui le fait aussi bien.
Mon compliment semble la statufier un instant. Elle finit par secouer la tête, les paupières fermées.
— Je fais quoi, alors ?
À petits pas, je m'éloigne d'elle et hausse les épaules, les paumes vers le ciel.
— Danse. Show must go on, nan ?
— Oh, pitié, me sors pas ce Show must go on cliché. Je peux mourir.
Un rire m'échappe et je lui tourne le dos. Je suis sûr que ça la fait marrer aussi Intérieurement, au moins. Déterminé, je bouscule les danseurs pour me faire une place auprès du blessé qui gémit toujours au sol. C'est fou comme on est peu de chose, un genou en moins. Avec l'aide de Rayan et Baptiste, je le porte et fonce en dehors des coulisses.
La musique de mon solo me parvient en écho quand nous franchissons les barrières de sécurité.
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Hello toi ✨
J'espère que tu as passé un bon moment lors cette première partie au festival. J'attends tes petites impressions 💛 Et je peux déjà vous garantir que vous allez ADORER le prochain chapitre 😏
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