Chapitre 19
NOAH
Je suis resté enfermé chez moi pendant deux jours. Prévisible. J'ai décliné tous les messages, toutes les invitations. Même les photos du spectacle envoyées sur le groupe des danseurs. Éviter le monde extérieur ne me soulage qu'en apparence, je le sais.
Alors, ce soir, je me suis laissé convaincre par Rayan. Quoi qu'il arrive, il serait venu me cramponner pour me faire descendre de ma planque, donc autant s'épargner ça. Il m'attend au studio pour une soirée tranquille avec Elvira. Je crois que par tranquille, il sous-entend sans alcool et beuverie. Ça m'arrange aussi.
Le simple fait de me promener dans les rues d'Annecy me libère d'un poids. J'ai la sensation de reprendre mon souffle et de purifier mon cerveau. Le coucher de soleil m'éblouit. La chaleur ambiante attiédit un peu mon cœur et tempère mes pensées. Arrivé au studio, je tombe sur Rayan et Elvira qui se précipitent vers le parking. Leur état de panique me fait arquer un sourcil.
— Petit changement de programme, s'embarrasse mon pote en me voyant.
— Mon idiot de petit frère vient de se prendre sa première cuite, ajoute Elvira, excédée. Faut absolument que j'aille le chercher pour l'emmener décuver chez moi avant que mes parents s'en aperçoivent.
Je grimace.
— Merde. Besoin d'aide ?
— Je l'accompagne avec ma voiture, répond Rayan. On revient, tu peux nous attendre ici.
À son regard, je pressens que l'occasion est bien trouvée pour qu'ils se retrouvent seuls, ces deux-là. Alors, je n'insiste pas.
— Marre, marre, marre ! continue Elvira en s'installant sur le siège passager. Faut toujours que je gère ces conneries-là. Arrêtez de picoler, bon sang.
Ouais, il faut dire que je ne l'ai pas épargnée de côté-là, moi non plus. Rayan m'adresse une expression désolée.
— Je sais pas pour combien de temps on en a, m'informe-t-il. Y a des pizzas à l'intérieur, si tu veux. Je t'envoie un message quand on part.
Le claquement des portières retentit dans le silence et la voiture disparaît du parking.
Je franchis la porte du studio qu'ils ont laissé ouverte, surpris d'entendre de la musique résonner dans la salle de danse. Je m'apprête à aller éteindre la sono, mais mon corps s'immobilise.
Maya est là, bien sûr.
Voilà pourquoi Rayan et Elvira ne se sont pas gêner de me laisser seul ici... Je profite de ne pas être encore repéré pour l'observer un peu. J'ignore pourquoi, alors que je pourrais sauter sur l'occasion pour filer en douce.
Vêtue d'une brassière et d'un short moulant noir, elle s'adonne à quelques pirouettes en dehors. Sa queue de cheval fouette l'air à chacun de ses tours. Elle analyse attentivement son reflet dans le miroir, corrige la façon dont son pied retiré pointe son genou, sa réception et la hauteur de ses bras. Je reconnais bien là son perfectionnisme et son acharnement. Si elle a pu se montrer sacrément gonflante avec moi lors de nos répétitions, je crois qu'elle l'est encore plus avec elle-même.
Au bout d'un court instant, elle finit par m'apercevoir par le biais de la glace. Elle sursaute et s'empresse d'éteindre la musique.
— Je t'avais pas vu, s'essouffle-t-elle, les mains clouées aux hanches.
— Elvi et Rayan m'ont dit de les attendre ici.
Elle fonce vers le banc. Le claquement de ses pieds nus contre le parquet rebondit dans la salle. Derrière elle, auprès de la sono, son téléphone la filme encore.
— C'est quoi le projet de cette soirée, du coup ? relancé-je.
Gourde à la bouche, elle lève les épaules avant de s'essuyer les lèvres.
— J'en sais rien. Ils sont venus ici avec des pizzas en disant que t'allais peut-être débarquer. Moi, fallait que je m'entraîne un peu.
— Je te laisse bosser, si tu veux.
— Nan, j'ai terminé, répond-elle. Tiens, sers-toi, elles vont pas être chaudes longtemps.
Son regard me désigne les cartons de pizzas qui s'amoncellent sur le banc. Je plonge les mains dans la poche centrale de mon sweat.
— J'ai déjà mangé.
Menteur.
Sans déceler mon hésitation, Maya récupère son téléphone et le balance à l'intérieur de son sac. Munie d'une serviette, elle éponge sa nuque et son cou. Le silence qui nous surplombe me fait regretter de ne pas m'être tiré plus tôt. Je finis par rompre le malaise :
— Tu restes pas ?
Elle me dévisage et se marre doucement.
— Ils vont pas être de retour avant un moment. Et j'imagine que t'as pas très envie de poireauter ici, avec moi.
Je ne réponds pas, me contentant seulement de pointer les pizzas du doigt.
— J'ai pas faim, rétorque-t-elle simplement.
Ça nous fait un point en commun. Je finis par m'asseoir sur le banc, observé du coin de l'œil par Maya qui réunit ses affaires.
— Ça s'est bien passé l'autre soir, après le spectacle ? demandé-je.
— Ouais, les gens étaient contents. T'as pas reçu les photos ?
— Si, si.
Elle se débarrasse de l'élastique qui maintenait sa queue de cheval en place. Penchée vers l'avant, elle secoue ses cheveux et se redresse pour les lisser sur le dessus de son crâne.
— Il devrait y avoir d'autres dates dans quelques villes du coin, Elvira t'en parlera, m'explique-t-elle. Cette première aura été un bon départ, finalement.
— Hm.
— J'ai vraiment cru que tu ferais tout foirer, lâche-t-elle, m'obligeant à l'affronter.
Moi aussi, à vrai dire. Je n'irai pas jusqu'à lui dire que j'en suis désolé, mais je m'en veux d'avoir pu être un poids pour les autres danseurs. Tous ont misé gros sur ce projet. J'aurais pu tout foutre en l'air.
— Je sais.
— Boire autant une veille de spectacle, c'était pas l'idée du siècle, accuse-t-elle. C'était... par rapport à Nico ou tout ce qui se passe dans ta vie ?
Mon rictus nerveux l'oblige à préciser :
— Je veux pas jouer la psy, malgré tout, y a des liens faciles à faire, non ? Ça me regarde pas, mais tu m'as quand même balancé des trucs qui...
— Quoi ? m'affolé-je. Qu'est-ce que je t'ai dit ?
Elle fronce les sourcils, suspicieuse.
— Tu te souviens pas ?
— Pas de tout. Je t'ai renvoyé chier, de mémoire. Et tu m'as dit... pour ton père.
Ses yeux se détachent de moi un instant.
— Hm, ouais. Et toi, tu m'as vaguement parlé du tien.
Mon cœur se rétracte. Je n'ai plus envie d'articuler quoi que ce soit à ce sujet. Semblant l'avoir décelé, Maya poursuit :
— T'as juste dit qu'il ignorait ton existence. Rien de plus, te tracasse pas. Je sais rien de ta vie, tu peux être tranquille. Tiens, pour te dire, Rayan m'a appris hier que tu envisageais d'être kiné. Je le savais pas.
Sans doute parce qu'on passe tout notre temps à se bouffer le nez. Ça laisse peu de place à la découverte de l'autre, en effet. Pas que ça ne m'intéresse pas, mais cette fille est trop imprévisible pour que je me fasse une idée précise de qui elle est en réalité. Et de ce qu'elle attend de moi.
— Comment tu fais ? articulé-je à mi-voix.
— De ?
— Pour gérer. Le deuil et tout ce qui va avec.
Ma question ne semble même pas la décontenancer. Dans un profond soupir, Maya s'assied sur le banc, à quelques centimètres de moi. Son genou s'agite, en mimétisme avec le mien qui s'adonne à la même rengaine. Je redouble d'efforts pour l'immobiliser.
— Je sais pas quoi te dire... J'ai pas le choix, c'est bateau, mais c'est vrai, admet-elle. Perdre un parent, c'est aussi perdre toute son enfance. Une partie de soi. Alors, on se rattache à ce qu'on peut.
Elle joue nerveusement avec le bracelet qui enlace son poignet et reprend :
— Moi, je me suis rattachée à Nico. Je voyais un peu de mon père en lui. Et maintenant, il est parti à son tour. J'arrive pas du tout à l'accepter, mais ça viendra. Peut-être.
À cet instant, je comprends qu'elle ne s'adresse pas à moi directement. Ces mots, elle avait besoin de les prononcer pour que ça existe quelque part. J'avais sans doute besoin de les entendre aussi, d'une certaine façon.
Je dois voir la réalité en face ; de tous ceux qui m'entourent, j'ai le sentiment qu'elle pourrait être la seule à réellement me comprendre.
Et ça me tue.
— Y a que le temps qui m'apaisera, poursuit-elle en regardant droit devant elle. On dit qu'on finit par s'habituer à l'absence.
— Ça me paraît impossible.
— Moi aussi.
Je me mordille l'ongle du pouce, en pleine réflexion. Maya incline la tête pour tenter de capter mon regard.
— Va pas croire que j'ai voulu te venir en aide quand tu étais arraché l'autre soir, avoue-t-elle. Les mois qui ont suivis la mort de mon père, ma mère s'est un peu trop rapprochée du Martini. Maintenant, ça va mieux, mais ça laisse des traces. Je t'ai dit ; les gens bourrés, ça me...
— Je sais, peu importe. Je comptais pas prendre ça pour une marque d'affection, rassure-toi.
— Tu m'as quand même fait flipper, continue-t-elle sans s'attarder sur ma réponse. Je voulais pas que ça impacte le spectacle. Tout ça mis bout à bout... j'ai préféré intervenir.
Elle a bien fait, je crois.
Ça m'emmerde de l'admettre, mais je n'aurais pas su faire preuve d'autant de maturité et de recul. Moi, je me suis comporté comme un enfant égoïste, prêt à saboter le travail des autres. Mais depuis le départ de Nico, j'ai justement l'impression de n'être que ça...
Un gamin égaré.
Je me contente de soulever les épaules. Je n'ai rien à dire de plus, aucun mot pour rebondir sur ce sujet qui commence à me rendre nerveux. Après avoir claqué ses mains sur ses cuisses, Maya se lève du banc.
— Mais ça s'est bien passé, c'est ce qu'il faut retenir, positive-t-elle. Même notre duo. Les gens sont venus me dire qu'ils avaient passé un bon moment.
— Et toi ?
Elle me jette un regard en biais, occupée à ranger une espèce de gilet dans le fond de son sac.
— Quoi, moi ?
— Bah j'en sais rien, tu me parles toujours des gens. Mais toi, t'en as pensé quoi ?
— On s'est bien débrouillés.
— Pourquoi tu fais pas de solo ?
Son gloussement paraît me dire « en quoi ça t'intéresse ? » et pour être franc, je n'en sais rien. Maya se tourne vers la grande baie vitrée. Dehors, le soleil a cédé sa place à la nuit et la pénombre inonde progressivement la salle. D'un pas décidé, elle se rend vers les interrupteurs. Les néons de lumière s'animent tandis que les volets s'abaissent.
— J'en sais rien. Pourquoi ?
— La grande majorité du public vient pour te voir, non ? tiqué-je.
— Et alors ? Je suis pas là pour être la tête d'affiche pendant que les autres danseurs feraient de la figuration. On est tous au même pied d'égalité. Si j'ai envie d'intégrer une autre choré, je verrais ça plus tard avec Elvira. Y a pas d'urgence.
— Réfléchis-y, ouais.
Arrivée à ma hauteur, elle secoue la tête, sourcils froncés.
— Mais pourquoi tu me parles de ça ?
— Tu danses au tableau d'ouverture et pendant notre duo, c'est bien ça ?
— Hm.
Je me lève.
— Alors qu'il te ressemble pas, notre duo, déclaré-je.
Elle pousse un rire blasé.
— Qu'est-ce que tu me chantes ?
— Je t'ai dis ; t'es trop scolaire. On peut donner mieux. Tu peux faire mieux que ça, je l'ai bien vu pendant les entraînements. Alors, je sais, c'est sans doute ma présence qui t'aide pas à tout donner, mais tu gâches un truc.
Elle semble réfléchir un instant, avant de tendre son index.
— T'as raison sur un point, c'est peut-être toi qui me crispe, ouais.
— Pendant le spectacle, t'as réussi à passer outre quand même.
— Mais ? soupçonne-t-elle, la tête penchée.
— Mais tu danses trop pour les gens. C'est ça, ton problème.
Sa bouche esquisse un sourire narquois. Je devine déjà sa réponse, mon talon d'Achille ne lui a pas échappé. Elle m'affronte, les yeux plissés.
— Et toi, tu danses trop pour toi, lâche-t-elle. Tu partages pas.
— Je sais. C'est pour ça qu'à nous deux, on peut sûrement proposer quelque chose de plus travaillé de ce côté-là.
Je la contourne et hausse le menton en direction de sa paire de talons qu'elle a laissé traîner dans un coin de la salle.
— Je t'ai regardée pendant le tableau d'ouverture. Là, t'as envoyé. Peut-être parce que t'étais pris dans l'effervescence du groupe, ça aide. Je t'ai jamais vue en solo sur du heels, alors je sais pas ce que ça vaut, mais c'était un bon aperçu.
Son air songeur me fait ricaner.
— Quoi ? lâché-je. Faut bien qu'on avance. Je te dis les choses comme je les pense. Fais-en ce que tu veux, je suis pas ton coach.
En pleine méditation, Maya trace la salle du regard en se mordillant le bout de la langue. L'étincelle qui nimbe ses yeux me rend sceptique. Merde, qu'est-ce que je viens de déclencher, exactement ? Elle m'affronte, un sourire en biais.
— Tu crois que je pourrais intégrer des influences de heels dans notre choré ?
— J'en sais trop rien...
— Ouais, tu m'as jamais vue en solo sur ce style, j'ai pigé.
Sans me laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle me tourne le dos et disparaît dans le couloir des vestiaires. Je reste con à la regarder s'échapper de mon champ de vision.
J'ai juste essayé de tirer le meilleur de nos capacités pour ce duo, bordel.
Pourquoi faut-il qu'elle soit aussi susceptible ? C'était presque plus facile quand je me montrais moins patient et plus sarcastique. À moins que je m'y prenne comme un bleu avec elle. Il faut dire qu'elle ne me rend pas les choses faciles avec son foutu caractère.
Au bout d'une poignée de minutes, Maya revient, traînant une chaise à sa suite. Elle l'installe au centre de la salle et me défie du regard.
— Assieds-toi et regarde-moi, alors.
Elle passe à côté de moi, faisant claquer son épaule contre la mienne.
— On verra ce que ça t'inspire.
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