Chapitre 18
NOAH
Je veux que cette foutue soirée prenne fin.
Il me reste encore mon duo avec Maya et après ça, je me tire.
C'est trop tôt, je ne peux pas. Je le savais déjà dans le fond, mais danser en solo devant tous ces gens n'a fait que me le confirmer. Je n'ai jamais terminé une seule chorégraphie sans avoir le droit à un débrief détaillé de Nicolas. Il aurait sans doute félicité mes choix artistiques et encouragé mes prises d'initiatives. Il aurait aussi remarqué la façon dont j'ai merdé mes tours fouettés. Rien que d'imaginer sa voix, je sens le chagrin secouer ma gorge.
Les mains empoignées au lavabo, j'affronte mon reflet dans le miroir. J'ai les yeux tellement explosés que je ne peux pas cacher le fait d'avoir chialé pendant vingt bonnes minutes. Un coup porté à la porte m'oblige à me racler la gorge. Rayan entre dans les toilettes, le visage terni d'inquiétude.
— Ça va, mec ?
Je pivote vers lui sans essayer de lui dissimuler mon regard.
— Ça va.
Aucun de nous deux n'y croit. Il m'empoigne l'épaule et je contracte ma mâchoire pour repousser mes larmes.
— Maya se tient prête pour votre duo, m'informe-t-il.
— Ouais, je suis en tenue. Je vais la rejoindre. Ça s'est bien passé ta choré avec les gars ?
— Nickel. Bon... on est passés derrière toi alors c'était pas évident de capter le public après la prouesse que tu leur as bazardée. Mais ça l'a fait.
Je souffle du nez et nous rejoignons le côté de la scène, bras dessus bras dessous. Maya est déjà là, occupée à tourner et virer. Son regard s'anime lorsqu'elle m'aperçoit. Elle ne me dit rien, se contente de hausser le menton pour savoir si je suis prêt – ou si je vais bien. Je lui réponds d'un hochement de tête qui semble lui enlever un poids des épaules. Sa courte robe fluide suit chacun de ses mouvements. S'il y a bien une chose sur laquelle on s'est mis d'accord, c'est qu'on porterait du noir pour ce moment.
Ouais, on est en deuil après tout...
Le duo qui performe vient de clôturer sa démonstration. C'est à nous. J'ai à peine le temps de reprendre mon souffle qu'Elvira me pousse à rejoindre la scène. Elle me souffle quelques mots d'encouragement au creux de l'oreille auxquels je ne réponds pas.
Je veux juste en finir.
Et vite.
Alors, je rejoins Maya au centre et attends désespérément que la lumière s'allume sur nous. Au bout de trop longues secondes, Be Alright de Dean Lewis résonne enfin dans le théâtre.
Nous entamons les premiers pas de l'introduction que nous avons tant répétés. Aucun miroir pour me le prouver, mais je sens que nous sommes synchros. Nous dansons seuls, chacun isolé dans notre bulle jusqu'à se courir après. Nos corps se poursuivent sans se toucher, je plonge vers Maya, roule au sol et lui fais face. J'avoue, j'ai oublié un enchaînement, mais elle a su improviser pour que ça n'entache pas le reste.
Cette fois, pas de grimaces excédées lorsque nos mains entrent en contact. Pas ce soir. Pas devant ce public qui ignore tout de notre animosité. Nos mouvements s'imbriquent, à contrario de nos yeux. Ça, c'est sans doute quelque chose sur lequel je devrais travailler ; apprendre à la regarder. Pour l'instant, et dans mon état pitoyable, je me contente d'appliquer les pas. C'est déjà beaucoup.
Sans camoufler son inquiétude, Maya s'élance vers moi pour le portée. Je réceptionne son corps, les mains clouées à son bassin, et l'élève au-dessus de moi. La musique couvre le râle que je n'ai pas su contenir. Je tourne avec elle et la fais descendre lentement devant moi. Quand son visage me fait face, j'entends qu'elle compte à mi-voix. Ses yeux me fuient, son corps entier se tend. Elle s'éloigne dans une pirouette et termine sa course au sol.
La chanson se tait, reléguée par les acclamations du public. Ces gens ne m'applaudissent pas. Ils ont fait le déplacement pour elle, après tout. Maya se lève, bras tendus et les remercie d'une révérence. Je m'échappe derrière elle pour la laisser profiter de ce moment. Il lui appartient.
Bien plus qu'à moi.
C'est trop.
Trop dur et trop hypocrite.
*
C'est l'effervescence dans la rue. Tous les danseurs ont rejoint la place qui borde le théâtre pour prendre le temps de parler avec le public.
Mais la foule s'est déjà pressée autour de Maya.
J'observe de loin, à l'abri derrière deux vigiles manifestement excédés. Son grand numéro d'influenceuse me fait marrer. Des gens se prennent en photo avec elle, d'autres lui font des câlins et lui expriment leur admiration. Elle prend le temps avec chaque personne, leur parle comme si elle les connaissait personnellement. Ça m'impressionne, je dois dire. Je n'aurais pas imaginé qu'elle puisse fédérer à ce point.
Ce qui m'abasourdit le plus, c'est que certains semblent avoir reconnu Elvira, Baptiste et d'autres danseurs qu'elle a dû filmer. L'attitude de Rayan est à crever de rire. Il faut le voir, avec son sourire de starlette et ses : « doucement, il y en aura pour tout le monde ! ». En ce qui me concerne, je commence à sérieusement perdre patience.
Sans en faire de cas, je m'immisce dans la foule et fonce en direction de Maya. Ses fans ne me rendent pas les choses faciles alors je joue des coudes. Sur le chemin, une jeune femme m'interpelle.
— Eh, c'est toi le partenaire de Maya ? On te voit enfin, bravo pour...
— Ouais, ouais, pardon je dois passer.
Elle me libère le passage, médusée. Je poursuis ma course et double chaque personne qui compose l'interminable file d'attente. En me voyant arriver, Maya interrompt sa conversation avec une ado et me désigne.
— Ah, voilà celui avec qui j'ai préparé ce duo.
Un groupe de jeunes se retourne sur moi.
— Oh, c'est lui ! L'affaire du doigt d'honneur, incroyable ! s'écrie l'un d'eux.
— Y avait un hashtag sur cette histoire pour savoir qui t'étais, ajoute une autre. Des milliers de gens ont mené l'enquête.
— On te voit enfin !
Je grimace, désespéré. C'est finalement pire que ce que je croyais. Je ne m'en formalise pas et me place à côté de Maya qui, de toute évidence, jubile assez.
— T'as une minute ?
— Comme tu le vois, je suis occupée, rétorque-t-elle.
Hors de question de poireauter pendant que madame s'adonne à son bain de foule. J'attrape son bras et l'entraîne à l'écart. À mon grand étonnement, elle ne bronche pas et se contente de prévenir ses abonnés qu'elle sera de retour dans un petit instant.
Son regard me foudroie quand elle me fait face.
— Tu joues à quoi ? lâche-t-elle. Pourquoi tu profites pas de tout ça ? Les gens ont adoré ton solo.
— Comment tu rentres ?
— Quoi ?
— T'as prévu de revenir comment à Annecy ? Demain, avec Elvi ?
Les sourcils froncés, elle secoue la tête, en pleine réflexion.
— J'en sais rien. Ouais, il me semble qu'il restera une place dans sa voiture.
— Donc t'as pas besoin que je te ramène ?
— Je crois pas. Pourquoi ?
Je m'apprête à me tirer, mais elle stoppe ma tentative de fuite en saisissant mon poignet.
— Oh, réponds-moi.
Mes yeux tombent sur ses doigts qui pressent ma peau. Aussitôt, elle retire sa main de mon bras.
— Je file au logement récupérer mes affaires et je rentre, annoncé-je. Je voulais être sûr que ça vous mettra pas dans la merde pour revenir demain.
— Attends, quoi ? Pourquoi ? Et pourquoi tu me le dis à moi au lieu de prévenir directement Rayan ou Elvira ?
— Parce que si je vais les voir, ils voudront me retenir ici. Avec toi, je sais qu'y a pas de risque.
Elle détourne le regard, sans doute contrainte d'admettre que je marque un point.
— Bonne soirée, dis-je en perdant mon attention sur la foule qui patiente plus loin. Profite bien de tout ça.
À la façon dont elle fronce les sourcils et me scrute, je comprends qu'elle s'interroge sur mon sarcasme. Mon haussement d'épaules ne l'aide probablement pas à y voir plus clair. Je m'éloigne sans m'attarder sur son air hagard et disparais dans la pénombre de la rue.
Après dix longues minutes de marche et un détour dans la longère pour choper mon sac, j'enfourche ma moto. Un dérapage à peine contrôlé et je me mets en route. Je mets les voiles comme un lâche. Parce que je ne suis pas foutu de me réjouir de ce beau moment. C'est un beau moment sans lui. Le premier depuis son départ. La perspective de créer des choses nouvelles sans l'avoir à mes côtés me rend barge. Je veux juste m'éloigner de ce trop-plein de bonnes ondes pour affronter toutes les mauvaises qui m'encombrent le cœur. Elles prennent trop de place, de toute façon.
Je sillonne le paysage savoyard, mes sanglots couverts par le hurlement du moteur. Ma vitesse est excessive, je le sais, mais je dois fuir, m'éloigner des souvenirs. Je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'il suffirait d'un geste, d'un vif coup de poignet ou d'un écart de conduite pour en finir. Je passerais de l'autre côté. Qu'est-ce que je ressentirais ? Est-ce que je le retrouverais ?
Putain, c'est sacrément morbide de penser à un truc pareil.
Je ne veux pas en arriver là. Bien sûr que non.
Mais bordel, Nico.
T'as pas idée à quel point tu me manques.
J'arrive au pied de mon immeuble et gare ma moto dans le parking sous-terrain. Mon casque sous le coude, je me précipite jusqu'à mon appartement. L'angoisse explose dans mes tripes. Je veux juste appeler Jeanne, ma mère, Rayan, quelqu'un qui puisse m'écouter. Il me faut un témoin, des mots ou au moins un peu de compréhension. Si elle me sauve souvent, j'ai aussi l'impression que la solitude me fera sombrer, quoi que j'en dise.
Tout ce que je ressens est un immense paradoxe.
Je suis un paradoxe.
Je pense à Jeanne, au vide atroce qui doit lui perforer le cœur. Je songe à ma mère, son impuissance et sa présence, malgré tout. À Rayan, Elvira, Arthur, tous ceux qui seront là au moindre appel.
Mais dans cette succession de visages qui défilent, je m'arrête bien trop longtemps sur celui de Maya.
Le deuil, elle doit le supporter tous les jours. Un peu plus en ce moment. Est-ce qu'elle tient bon ? Si oui, qu'elle me donne son secret. Je doute que la danse soit assez salvatrice pour tout effacer, tout comme son passe-temps d'influenceuse.
C'est juste une façade tout ça, pas vrai ?
Ou alors je n'y comprends plus rien. Cette fille est un mystère, de toute façon. Je crois que je ne la cernerai jamais. Tant pis. J'ai pigé depuis un bail que je ne devais plus rien attendre de personne. Les autres aussi ont leurs paradoxes et moi-même, je dois être un putain de casse-tête pour ceux qui m'entourent.
Écouteurs dans les oreilles, je m'affale dans mon lit et fouille mon application de musique. Mon chagrin menace de tout engloutir, je vais lui libérer le passage et ouvrir les vannes. J'en ai marre de le repousser. Alors, je lance la playlist que je partageais avec Nicolas, toutes les chansons qui ont servi certaines de nos chorégraphies et d'autres qui me ramènent à lui.
Ce soir, j'ai juste besoin de m'infliger quelques coups de couteau dans le cœur. Je dois affronter ma peine et la laisser s'exprimer. Une bonne fois pour toutes. Cette nuit seulement. Demain, ça ira mieux.
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