Chapitre 16
NOAH
Il faut être ravagé pour abuser de l'alcool la veille d'un spectacle. Je suis pourtant assez con pour enquiller les verres de Vodka depuis plus d'une heure. Avachi au milieu du canapé, je porte le goulot de ma bière à la bouche. J'avoue, je n'ai pas bougé d'ici par peur de tanguer une fois debout. C'est toujours quand on se lève que les effets nous tabassent le crâne. Alors, mes yeux se concentrent sur un point ; Rayan qui mixe à l'autre bout du salon.
Ce timbré a sérieusement ramené tout son matos' jusqu'ici.
La longère a pris des allures de beuverie - mais je crois que je suis le seul à véritablement m'attaquer le foie. Les lumières sont tamisées, la musique pulse jusqu'au fond de mes tripes et les danseurs évacuent la pression autour de moi.
Moi, la pression, je la bois.
Archi beauf ça, Noah.
M'en tape.
D'une impulsion, je me redresse et pose mes avant-bras sur mes cuisses. Pas manqué, j'encaisse une succession de micro-vertiges. Un verre de coca secoué sous mon nez m'oblige à reculer en grognant.
— Tiens, bois ça, exige Elvira. Ce sera toujours mieux que votre maudite vodka. Sérieux, on avait dit soirée tranquille pour décompresser.
Elle s'assied à côté de moi en affaissant l'assise du canapé. Ce simple mouvement me tend. J'attrape le soda sans en boire.
— Mais tranquille, on est bien là.
— Nous on est tous bien, ouais. Toi, t'es arraché.
Je tente un froncement de sourcil, avant de hoqueter dans mon poing.
— J'vais aller danser, ça ira mieux.
Je m'apprête à me lever, mais elle entrave ma fuite en me saisissant le poignet. Mon corps s'échoue lamentablement sur le canapé.
— Tu restes là, Kowalski. Dans l'état que t'es, t'attends que ça redescende. Je vais aller te chercher une bouteille d'eau.
J'éclate de rire. Je ne sais pas pourquoi. Ça vient sans doute de l'air trop sérieux d'Elvira. Et parce que je ne supporte pas qu'on me prenne pour un gamin.
Je lève le pouce.
— Alors, de un... Je fais c'que je veux.
Elle plisse les yeux. Je tends mon index.
— De deux... t'es pas ma mère.
— Et heureusement.
— Ouaaaais, heureusement. Et de trois... attends, mais qui a allumé le chauffage dans cette baraque ?
J'évente mon torse en secouant mon tee-shirt. L'éclat de rire d'Elvira résonne trop fort dans mes oreilles.
— Ouais, t'as raison. Du chauffage en plein mois de juillet, raille-t-elle. T'es con ou quoi ?
— Il fait une chaleur de connard.
— Va prendre l'air.
Les yeux grands ouverts, je plaque mes mains contre mon front.
— Whouaaaaa, je suis décalqué.
— Et c'est bien ça, le problème ! Je te signale qu'on a un show demain. Comment tu veux être pro si t'es en gueule de bois ? Sérieux, on dirait que tu fais tout pour te saboter. J'en parlais avec...
Je n'écoute plus. Dans cet état, ça m'intéresse assez peu d'avoir un compte rendu de ma santé mentale. Je sais déjà ce qu'il en est et ce n'est pas joli à voir.
— Bon, j'vais aller dehors pour... fumer une clope.
— Tu fumes pas.
— Ah.
— Tu veux que je t'accompagne ?
D'un revers de paume, je balaye sa proposition. Plutôt crever que de l'entendre me rabâcher mes mauvais choix. Dans un effort surhumain, je me mets sur mes pieds et me dirige vers la sortie. J'ai la certitude que je tangue, car tous ceux qui croisent ma route se dépêchent de me libérer le passage.
L'air extérieur me sauve autant qu'il me gifle. Mes pieds traînent sur le gravier et me dirigent vers une espèce de coin détente avec tes transats et des banquettes. Je me dresse devant, concentré. Il faut que je parvienne à viser l'assise sans me vautrer, que mes fesses réussissent à se poser dessus... Avec un petit effort...
Bordel, si ce siège arrêtait de bouger aussi !
J'y parviens enfin au bout de trop longues secondes. D'ici, la musique m'assourdit encore. Je ferme les yeux et me presse les tempes.
— Tu fous quoi ?
Un instant, je crois avoir inventé cette voix, mais le sillage d'un parfum à la pêche me fait rouvrir les paupières. Ma vision se floute, s'affole et le visage de Maya se dresse dans ma perception vaporeuse.
— Un tennis, lâché-je.
— T'es pas bien doué. Et les gars te cherchent partout.
— Roooh, la paix. J'viens juste de me poser ici.
— Elvira a dit que t'étais parti du salon depuis une demi-heure.
Sérieux ?
Je suis bloqué sur cette banquette depuis tout ce temps ?
J'ai dû m'endormir, ce qui expliquerait le filet de bave qui stagnait au coin de ma bouche quand Maya m'a dérangé. Je grogne et étire mon corps.
— Dis leur que j'suis occupé. Là, je peux pas. Je suis hors service.
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
Je devine qu'elle vient de s'asseoir quand sa silhouette s'abaisse devant moi. Elle claque des doigts près de mon visage pour m'obliger à garder les yeux ouverts.
— Eh oh, reste avec moi !
— Ça vaaaa. Parle moins fort. T'as avalé un mégaphone ou quoi ?
— Tu veux pas rentrer à l'intérieur, plutôt ? Histoire que tout le monde puisse avoir un œil sur toi.
Je fronce le nez.
— Mais qu'est-ce que ça peut bien te faire, à toi ? Tu me détestes.
— C'est vrai.
Nos gloussements se répondent.
— Mais j'ai pas d'autre partenaire et je tiens à faire ce duo demain, continue-t-elle. Reste en vie pour assurer le spectacle, ça m'arrangerait.
Je m'efforce de focaliser mon attention sur son visage, mais vu son air moqueur, je crois que je dois loucher plus qu'autre chose. Elle porte un verre d'eau à sa bouche, légèrement amusée.
— T'entends ce que je te dis ? s'impatiente-t-elle.
— Bof. Tu fais des phrases trop longues.
— Concentre-toi aussi.
— Mais arrêteeeez. Arrêtez de me prendre la tête, c'est trop.
Elle m'adresse un regard interloqué.
— Pourquoi tu me vouvoies ?
— Naaaan, tout le monde. Vous tous. La terre entière me casse les couilles.
Le néon de lumière derrière elle me bousille la rétine. Je me redresse, pose mes coudes contre mes genoux et enfouis mon visage entre mes mains.
— J'veux juste qu'on me foute la paix, bordeeel. Pourquoi personne m'écoute ?
— T'es bourré, Noah.
Je relève la tête vers Maya. Elle émet un geste de recul, comme si j'allais lui vomir dessus. Qu'elle se rassure, j'ai travaillé ma résistance à la Vodka - et c'est sacrément triste, d'ailleurs.
— Tu viens de t'en rendre compte ?
Elle lâche un soupir las et claque ses mains sur ses cuisses.
— Bon, faut qu'on fasse quoi ? Qu'on appelle tes parents pour qu'ils viennent chercher leur fiston arraché ? Ou tu vas agir comme un adulte et essayer d'aller dormir pour être en forme demain ?
J'éclate de rire. Elle non, forcément.
— Essaye d'appeler mon père, ouais. Ptet' qu'il te répondra à toi. Il sait même pas qu'il a un fils, alors boooon. Pas sûr qu'il rapplique ici.
Maintenant, c'est moi qui fais des phrases trop longues. J'en suffoque presque. Maya me dévisage. Enfin, je crois. Depuis qu'on se connaît, j'ai arrêté d'interpréter la façon dont elle me regarde.
— Quoooi ? lâché-je. C'est mon père, je dis ce que je veux.
— J'ai rien d...
— Tu sais quoi ?
Je pointe mon index sur elle. Une texture chaude et douce à la pulpe de mon doigt m'aide à piger que je lui touche le nez. Elle dégage ma main d'un geste blasé.
— J'ai le père que je mérite, annoncé-je. Le tien, il a un compte Insta aussi ?
— Non.
— Pourquoi ? Tu devrais lui en faire un. Montez un business d'influenceurs. En famille, t'sais. Sans rire, je suis sûr que ça marcherait.
— Peut-être parce qu'il est mort.
Là, j'ai envie de gerber.
Je ravale ma salive et papillonne des cils pour tenter d'apercevoir les traits de son visage. Je n'y cerne rien de plus que notre animosité habituelle. Je claque mes paumes contre mes joues.
— Putaaaaaain, je parle trop.
— Ouais.
— Je suis désolé, je savais pas. L'autre fois, Jeanne l'a évoqué, mais j'sais pas... dans ma tête il était vivant. J'ai pas compris. Et là, tu me dis qu'il est mort. Comment ça se fait ?
Sa silhouette s'échappe de mon champ de vision. Je dois redoubler d'efforts pour la suivre des yeux pendant qu'elle se met debout.
— Ferme-la un peu, soupire-t-elle. Tu t'enfonces. Viens, qu'on en finisse.
— Où ça ?
— Dormir ! T'es même plus en état d'avoir une discussion sensée et je suis même pas sûre que tu te souviennes de celle-ci demain.
Je tapote sur mon front.
— Tu me sous-estimes.
— Et toi, tu me gonfles. Lève-toi.
Elle tire sur mon bras comme une acharnée. Je ris encore. La tête en arrière et le corps désarticulé, je finis par me mettre sur mes pieds. Des milliers d'étoiles me brouillent la vue.
— Bordeeeel, est-ce que tu vois le jardin s'envoler toi aussi ?
Pour toute réponse, elle me jette son verre d'eau au visage. J'éponge mes yeux.
— Ça t'a fait du bien ? demande-t-elle.
— Non ?
— Tant mieux.
Je fronce les sourcils tandis qu'elle m'entraîne à l'intérieur de la longère. Le contact de sa main sur mon poignet me fait l'effet d'une vive brûlure. Je veux qu'elle me lâche, mais au fond, je sais qu'il vaut mieux que j'obéisse. Maya se positionne derrière moi et me pousse le bassin.
— Grimpe ! s'agace-t-elle en déployant sa maigre force.
Au bout de plusieurs éclats de rire, je m'agrippe à la rambarde et progresse sur quelques marches de l'escalier. Elvira descend en chemin inverse et s'arrête auprès de nous.
— C'est quoi votre jeu ?
— On s'entraîne pour l'Everest.
— Tire-le là-haut ! s'écrie Maya, toujours acharnée à me pousser. On va le mettre dans une chambre pour qu'il décuve.
Et c'est ainsi que je me retrouve cramponné aux épaules d'Elvira et Maya pour franchir les marches restantes. Après quoi, elles m'entraînent dans une chambre poussiéreuse et me balancent comme un malpropre sur le lit.
— Je vais chercher une bassine au cas où, annonce Elvira avant de s'échapper.
Seule avec moi, Maya me regarde, les bras croisés. Ses yeux expriment une certaine forme de dégoût. De l'inquiétude aussi - puisque madame a la trouille que j'assure pas demain. Elle me connait mal.
— Tu peux y aller, soufflé-je. T'infliges pas ça.
Elle élude mes mots d'un soupir.
— Reste pas sur le dos. On sait jamais.
Lentement, elle tire sur mon épaule et mon corps bascule sur le côté sans lutter. Je déglutis. Dans cette lumière tamisée, mes pensées s'affolent et entrent en collision. Cette fille me déteste et elle est ici, à gâcher sa soirée pour encaisser les ravages de mon ivresse. Je n'en aurais pas fait autant pour elle, je le sais. Elle devrait le savoir aussi, d'ailleurs.
Putain, mais qu'est-ce qu'elle fait là ?
Et son père est mort.
Bordel.
Depuis quand ?
Et le mien...
Pourquoi je lui ai parlé du mien ?
Ma mâchoire se contracte. J'ai juste envie de chialer comme un gamin, enfouir ma tête sous cet oreiller pour calfeutrer mes sanglots. Je cille pour repousser mes larmes et louche sur le parquet qui s'agite.
— La vie est putain d'injuste, si tu veux mon avis, articulé-je.
— Je veux pas ton avis. Mais ouais.
Quand je pose mon regard sur Maya, je distingue qu'elle s'est assise sur le matelas.
— Je te mets une bouteille d'eau sur la table de chevet, m'informe-t-elle. Demain matin, tu la bois entièrement sans te poser de question.
— Pourquoi ?
— Ça t'aidera, crois-moi.
— Nan, mais pourquoi tu mets une bouteille à côté de moi ? Pourquoi tu fais tout ça ? Aux dernières nouvelles, tu me...
— Je te déteste, oui.
Nos sourcils se froncent en même temps. Elle finit par baisser la tête en direction de ses mains qu'elle triture.
— J'aime pas voir les gens bourrés. Et je t'ai dit, je veux que le duo se passe bien demain.
Ses cheveux tombent sur son visage. Je ressens l'envie, le besoin, de les dégager de son regard pour y déceler l'émotion dont elle semble me tenir à l'écart. Faute d'en avoir la force, je ne bouge pas.
— Ça se passera bien.
Elle relève la tête vers moi. Ses lèvres s'agitent, elle me parle, mais je ne l'écoute pas. Je me suis focalisé sur un détail au point de buter dessus. Maya semble l'avoir distingué puisqu'elle me dévisage, le nez haussé.
— Quoi ? Pourquoi tu louches comme ça ?
Non sans mal, je me redresse sur mes coudes et tends le bras vers elle.
— C'est marrant tes yeux, déclaré-je, intrigué.
— Marrant ?
— Ouais, la couleur.
Sa lèvre supérieure se rehausse au-dessus de ses dents pendant qu'elle me toise.
— T'as pété un plomb ? Depuis quand le marron c'est marrant ?
Marron. Marrant.
Marrant. Marron.
Marron...
Ça tourne en boucle dans mon crâne.
— Bah on dirait qu'y a de l'or dedans. Comme une touche de miel. Pour une abeille...
Ses traits se détendent, malgré son soupir agacé. Je jure que j'ai décelé le début d'un sourire s'esquisser au coin de sa bouche pendant une demi-seconde. Pas un franc sourire. Pas un amusement palpable. Maya ne m'accorde rien de ça. Jamais. Mais elle a baissé les armes brièvement.
— T'es bourré, Noah.
— C'est marrant aussi quand tu m'appelles par mon prénom.
— Tu sais ce qui va pas être marrant ? Quand tu vas te réveiller avec l'impression qu'un marteau piqueur s'excite dans ta tête.
— Bababababa.
Il lui suffit d'une infime pression sur mon épaule pour que je m'échoue sur le matelas. La lumière s'éteint, les pas de Maya s'éloignent, mais la porte reste entrouverte. Je l'entends chuchoter avec quelqu'un. Sans doute avec Elvira au sujet de mon état.
La musique assourdissante en contrebas fait trembler les murs et donne la cadence aux battements de mon cœur. Tout se confond, tout m'échappe. Comme le sens de mon existence. Tant bien que mal, je m'efforce d'effacer les images qui crépitent derrière mes paupières fermées.
Nico. Jeanne. Moi.
Nico sans vie.
Jeanne sans Nico.
Moi sans repère.
Le sommeil m'emporte au bout de la troisième chanson.
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