Chapitre 15
MAYA
Sac à dos sur les épaules, je scrute la rue et ma montre. Noah aurait dû arriver depuis dix minutes déjà, mais je ne vais pas jouer les étonnées. Je me doutais qu'il me ferait poireauter. Le soleil de plomb me brûle le sommet du crâne et n'arrange en rien mon impatience. Je jure que je vais tuer ce type. En attendant, je m'évente le visage avec ma main et m'efforce de trouver un coin à l'ombre.
Au bout d'un court instant, un bruit de moteur me surprend. Une moto noire se stationne devant moi. Naïvement, j'ai l'espoir de faire fausse route, mais quand le conducteur ouvre la visière de son casque sur deux yeux bleus, je me liquéfie.
Putain, j'aurais dû m'en douter.
— C'est une blague ? m'affolé-je en faisant un pas en arrière.
Noah coupe le contact.
— Quoi ?
— Parce que tu comptais m'emmener là-bas en moto, en plus ?
— J'ai pas de caisse, répond-il, la voix atténuée par son casque.
— Mais c'est mort, je monte pas là-dessus.
Sans en faire de cas, il empoigne les poignées et, d'un coup de pied, fait descendre la béquille.
— Bah accroche une corde derrière et je te tire jusque là-bas si tu veux.
Je devine son sourire, ce qui m'irrite encore plus. Après avoir manipulé la languette sous son menton, Noah se débarrasse de son casque. Il l'abandonne entre ses cuisses et recoiffe ses cheveux en s'observant dans le rétroviseur.
— Je roule pas comme un demeuré, si ça peut te rassurer.
Je crache un rire amer.
—Tu roules, donc je suis tout sauf rassurée, en fait. T'auras ma vie entre tes mains et plutôt crever.
Il arque un sourcil et m'affronte, dépité.
— Mais regarde-moi. J'ai laissé mon blouson chez Rayan. J'ai un sweat et un jean. Toi, t'es en short. Je vais pas prendre de risque et on va rouler tranquilou, je te dis. Allez, magne-toi et grimpe.
— Je vais y aller en bus.
Je fais volte-face et m'écarte de lui. Hors de question de monter sur cette bécane si Kowalski est aux commandes. Rien ne me garantit que ce n'est pas une énième ruse pour se payer ma tête. Avec lui, je préfère être sur le qui-vive de toute éventualité. D'un pas décidé, j'avance en direction du prochain arrêt. Dans mon dos, j'entends le bruit métallique de la béquille et les soupirs agacés de Noah.
Toujours assis sur sa moto, en appui sur la pointe de ses baskets, il me rejoint et donne des impulsions sur le bitume pour avancer à mes côtés.
—Y a aucun bus qui t'emmènera dans ce patelin, s'amuse-t-il.
— Pas grave. Je vais faire du co-voiturage ou du stop.
— T'es ridicule, hein, se marre-t-il. Tu vas faire perdre du temps bêtement à tout le monde. Alors que tu peux poser tes fesses sur la selle et juste profiter du paysage. En une demi-heure, c'est plié.
— Je leur dirai que c'est ma faute, te tracasse pas.
Il s'arrête net au milieu de la route tandis que je continue d'avancer sur le trottoir.
— Ah ouais, et tu vas raconter quoi à Elvi ? C'est sa toute première représentation. Tu crois pas qu'elle est assez stressée comme ça ? Épargne-lui une angoisse inutile, elle va péter un plomb si tout est pas ficelé comme elle l'a imaginé et si tu te pointes à la bourre.
Je serre les poings. Assez peu originale la technique de me faire culpabiliser. Et ça me tue d'admettre qu'elle fonctionne plutôt bien. Je m'immobilise.
— Déjà qu'on fait ça dans un village inconnu au bataillon, renchérit-il. Ne lui rajoutons pas de souffrance supplémentaire.
Je pousse un long soupir et pivote pour le rejoindre.
— Ça va, ça va. T'as gagné, me bassine pas à jouer les bons samaritains.
Il me provoque et me tend le bras pour que je débarrasse son poignet du casque qu'il avait prévu pour moi. Je le mets et m'acharne sur la languette.
— B'soin d'aide ? propose-t-il en tendant ses doigts sous mon menton.
Je donne une tape sur sa paume.
— Me touche pas !
Il rit sous cape et lève les mains en signe de paix.
— Là, je crois que c'est attaché, déclaré-je. Maintenant ?
— J'sais pas, essaye de monter ptet' ?
Ses gloussements disparaissent sous son casque quand il l'enfile. Je considère la moto et me décide à me hisser sur le repose-pied en m'agrippant aux épaules de Noah. Je m'installe derrière lui et me redresse, cherchant la meilleure position. Ce truc est moins inconfortable que ce que je croyais, mais j'ai peur de ce qui va suivre. Mes cuisses chevrotent, je cherche mon air. J'ouvre la visière, sans trop savoir si ça arrangera les choses.
La main de Noah, parée d'un gant en cuir, saisit mon poignet et m'oblige à me pencher contre lui. Ma poitrine s'écrase contre son sac à dos.
— Soit tu t'accroches ici, indique-t-il en enroulant mon bras autour de sa taille. Sinon, si t'es à l'aise, tu te tiens aux poignées arrière, mais bon... t'as pas l'air dans ton élément, là. On prendra moins de risque comme ça.
Je me crispe, gênée par cette proximité forcée, comme à chacun de nos rapprochements physiques lors de nos chorégraphies. Compte tenu de la tension de son dos, j'imagine qu'il traverse le même embarras que moi. Tant mieux.
— Surtout, t'accompagnes mes mouvements. Quand je me penche, tu te penches. Bouge pas, détends-toi. Fais-toi oublier, quoi.
— Facile à dire.
— Mais si... Commence déjà par bien t'accrocher à moi. Promis, tu seras pas contaminée par la peste si tu te rapproches un chouïa plus.
Dieu merci, il ne m'entend pas marmonner. Je m'exécute et serre davantage ma prise en agrippant son sweat. Heureusement, son sac fait office de barrière entre ma poitrine et son dos.
— Voilà, fais-moi un gros câlin pour te faire pardonner d'être une odieuse partenaire.
— Arrête, je te jure, commence pas.
Les soubresauts de ses épaules m'indiquent qu'il se marre en silence. Il met le contact et le vrombissement de la moto tremblent sous mes cuisses. Nous basculons en avant quand il fait sauter la béquille et il finit par démarrer. Je noue mes mains entre elles et me force à garder les yeux ouverts.
Je lui donne raison sur un point : sa vitesse est raisonnable, même lorsque nous quittons l'agglomération. Le vent s'engouffre sous mes vêtements et fait virevolter mes cheveux dans tous les sens. Je contracte mes bras contre Noah à chaque virage et m'efforce de l'accompagner au mieux, mais j'ai la trouille de trop me pencher et de nous provoquer une chute.
Manquerait plus que ça, tiens.
En revanche, il y a bien un élément qui valait ce sacrifice : le paysage savoyard. J'ai beau le côtoyer depuis toujours, je ne me lasse pas de ces gigantesques étendues de montagnes qui insuffle à ce panorama une véritable sensation d'air pur. Là, j'ai enfin la légère sensation de reprendre mon souffle. Nous sillonnons les petits villages aux rues pavées, les routes bordées de lacs où se pavanent les bateaux de plaisance et où le soleil disperse ses rayons sur la surface de l'eau. J'aurais tant voulu capturer ces beaux tableaux que je ne prends plus le temps d'admirer.
Quand nous nous arrêtons à une ligne de stop, Noah tend son pouce vers moi pour s'assurer que tout baigne de mon côté. Je l'imite et, sans crier gare, il empoigne la poignée d'accélération, la tourne vivement et met les gaz - du moins, c'est l'impression que ça me donne. Le corps attiré vers l'arrière, je raffermis ma prise contre son torse et ferme les yeux, non sans hurler dans mon casque. Il s'arrête dans un dérapage quelques mètres plus loin, aux abords d'une fermette.
J'ouvre ma visière.
— T'es complètement barge ! Tu roulais tranquillement jusqu'à maintenant, pourquoi tu pètes un plomb d'un coup ? Je te préviens, je vais descendre si tu refais un truc pareil !
Contre toute attente, il met la béquille et se débarrasse de son casque.
— On est arrivés.
— Hein ?
— J'ai juste voulu faire le malin pour les derniers mètres, ça va, relax. T'es arrivée vivante et entière, contente-toi de me remercier pour la balade. Et descends vite de là, j'ai besoin de me dégourdir les jambes.
Je n'ai pas vu le temps passer. Bordel, cet abruti avait raison, j'ai juste posé mes fesses sur sa bécane et profité du paysage. Pour une première virée en moto, je suis plutôt satisfaite de l'expérience, en dépit du conducteur.
Quand mes pieds retrouvent la terre ferme, je réajuste mon sac à dos sur mes épaules, retire mon casque et étudie l'environnement qui nous entoure.
— Bon bah c'est... Enfin...
— On est dans le trou du cul du monde, conclut Noah pour moi.
Et je ne peux pas lui donner tort. Le lieu-dit cerné de champs abrite une longère qui semble avoir besoin d'une bonne rénovation. J'ai du mal à croire qu'il y ait un véritable théâtre dans ce village.
— C'est juste pour dormir, dédramatisé-je. Regarde comme on est au calme.
— Ouais, tellement au calme que je doute que tu puisses capter quoi que ce soit ici.
Noah descend de sa moto et pose la main sur sa bouche.
— Faut qu'on prévienne tes abonnés, ils vont tous nous claquer entre les doigts si tu donnes pas signe de vie !
Il a de la chance, j'ai les mains pleines et les bras trop chargés pour lui tendre mon majeur.
— Je capte partout, contré-je. Et t'inquiète pas pour moi, je suis pas aussi superficielle que tu peux le croire. Tu me gonfles à me voir comme ça.
— En vrai, fais un vlog. Avec un peu de chance, cette baraque est hantée. Pour les vues, c'est parfait.
Je crispe ma main sur le casque, à deux doigts de lui envoyer dans la tronche pour effacer son foutu demi-sourire. Derrière lui, Rayan apparaît sur le seuil de la porte d'entrée et nous rejoint en trottinant.
— Aaaaah, je me disais bien que j'avais entendu le merveilleux bruit d'une cylindrée ! s'écrie-t-il en frappant dans la main de Noah. Ça va, mon frérot ? Et toi, Maya, pas trop relou de monter derrière lui ? Je l'ai fait une fois et plus jamais !
Je fronce les sourcils, consternée de ne pas dresser le même bilan de sa conduite. Kowalski aurait donc véritablement redoublé de prudence avec moi ? Je me contente de hausser les épaules pour toute réponse.
— Elvi est déjà au théâtre avec les autres, nous informe Rayan. Tout le monde crèche ici ce soir, alors va falloir se serrer. Je vous emmène voir notre scène ?
À en juger par son ton et sa grimace, j'imagine déjà la petitesse des lieux.
Après un détour à l'intérieur de la longère, nous abandonnons nos affaires et nous mettons en route. Une dizaine de minutes à pied suffit à rejoindre le centre et lui aussi détonne pas mal avec ce que j'avais scénarisé. On est loin de la cambrousse et des champs à perte de vue. Nous pénétrons dans un théâtre, bien moins grands que ceux dans lesquels nous avions l'habitude de performer, mais qui fera l'affaire pour une première.
Au centre de la scène, occupée à donner des directives à tout un tas de gens, Elvira s'agite. Ses lèvres se réhaussent d'un sourire dès qu'elle nous aperçoit.
— Bon sang, vous êtes enfin là ! s'écrie-t-elle, les mains jointes. Il manquait plus que vous deux. Je vais pouvoir dormir sereine.
— Ouais, et c'est un miracle que je sois vivante, crois-moi.
Je saisis la paume qu'elle me tend et grimpe sur l'estrade. D'ici, j'ai une vue imprenable sur les allées de sièges qui composent la salle. Il n'y a pas beaucoup de places assises, mais je vais m'abstenir de tout commentaire. Compte tenu du stress d'Elvira, je pressens déjà qu'elle pourrait disjoncter.
— Tout se goupille plutôt bien, m'informe-t-elle. On a vu avec les organisateurs et on inclut une consommation dans le prix de l'entrée. Le père de Rayan et ses potes sont venus nous donner un coup de main.
Je jette un coup d'œil vers Rayan, Noah, le propriétaire du Velvet et d'autres danseurs qui discutent déjà autour d'une bière.
— Comment t'as dégoté ce plan-là ?
— Mon cousin est dans le conseil municipal, ça aide. Il a été généreux, il nous a même laissé sa maison pour cette nuit. Bon, on sait pas si ce spectacle fera venir des gens étant donné qu'on a pas eu le temps de faire la moindre communication... mais bon.
Usée, Elvira s'assied sur une caisse de rangement prévue pour le matériel de sonorisation. Dans une expiration éreintée, elle relâche ses épaules et trace la salle du regard.
— Je sais pas ce que ça va donner, admet-elle, pessimiste tout à coup.
Je m'accroupis face à elle et dépose mes mains sur ses genoux.
— Je vais en parler sur mes réseaux. Je te garantis rien, parce que le délai est super court, mais si ça peut intéresser des gens du coin, c'est toujours ça de pris.
Elle papillonne des cils.
— J'osais pas te le demander, avoue-t-elle avant de rire doucement. Tu ferais ça ?
— Bien sûr ! J'ai partagé tous les préparatifs jusqu'à maintenant. Certains suivent ça de près.
— Et si c'est un fiasco ? Tes abonnés vont...
— Ah ! lancé-je, l'index pointé sur elle. T'en as fait quoi de ton optimisme, toi ? Il est resté à Annecy ? Ce sera pas un fiasco parce qu'on a préparé un show incroyable. D'accord, on est loin d'être prêts, mais on va assurer quand même. On dansera quoiqu'il arrive. Demain, ce sera notre premier test avant les prochaines représentations. Là, on avisera tous ensemble.
D'une infinie douceur, elle glisse ses doigts sous mon menton et le pince. L'émotion crépite dans ses yeux noirs jusqu'à les faire briller. Je force un sourire pour la dissuader d'ouvrir les vannes. Si elle se met à pleurer maintenant, je ne saurais pas me retenir.
— Il aurait dit la même chose que toi, murmure-t-elle.
Je déglutis pour noyer la boule de chagrin qui m'obstrue la gorge. Mes mains se contractent sur ses genoux et les tapote.
— C'est parce qu'il est toujours là. Avec nous.
Elvira rompt l'agitation de mes doigts en les saisissant et en y abandonnant le souffle d'un baiser amer.
— T'as raison, admet-elle. Jamais il aurait accepté qu'on abandonne, même si on danse seulement devant trois personnes. Et même si...
— Bon, la coupé-je avant d'entendre un énième listing de tout ce qui ne va pas. On s'fait une petite vidéo explicative pour que je la poste en story ? Après ça, tu me montres les préparatifs et l'organisation des tableaux en détail.
Elvira recoiffe son carré et se racle la gorge pendant que je m'assieds à ses côtés, le téléphone déjà tendu.
— Prête ?
Les traits de son visage revêtent la lumière qu'ils avaient perdue. Elle hoche la tête, un sourire au bord de ses lèvres maquillées de prune.
— Prête.
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