Chapitre 11
MAYA
La tête inclinée, je marche lentement entre les tombes. Le soleil et ma robe estivale narguent l'ambiance austère du cimetière. J'ai la douloureuse impression de faire tache en ces lieux. Je me balade dans ce boulevard des âmes déchues avec la sensation qu'elles m'observent, qu'elles se réveillent à mon passage pour contempler mon déni. Devant moi, ma mère avance d'un pas franc. La familiarité avec laquelle elle progresse dans les allées me serre le cœur. Jamais elle n'aurait dû s'habituer à ce que cet endroit fasse partie intégrante de ses routines.
Ce matin, comme chaque jour, elle a rendez-vous. Arrivées auprès de la tombe, nous restons silencieuses pendant une poignée de minutes. Mon regard se fige sur le prénom de mon père gravé en lettres d'or sur le granit. Ma mère rompt la quiétude en déposant son sac cabas au sol pour fouiller à l'intérieur ; nouvelles plantes de saison, nouvelles babioles, nouveaux poèmes, nouvelles bougies. Munie d'une balayette, elle chasse les fleurs fanées sur le marbre et dispose consciencieusement toutes ses acquisitions. Je la regarde faire sans bouger.
— Tu as vu ça ? Le dipladénia tient bien le coup, s'émerveille-t-elle en tâtant le terreau pour constater sa sécheresse. Il a juste un peu soif, mais il est bien reparti.
J'acquiesce d'un raclement de gorge. J'admets avoir du mal à saisir son engouement botanique. Je sais qu'elle fait tout ça pour entretenir une façade, mais si chouchouter ses pots de fleurs lui permet de survivre, que grand bien lui fasse. Chacun sa façon de gérer le deuil.
— Je lui prépare des boutures pour son anniversaire, dit-elle en arrosant les plantes. Et une composition dans une jardinière. Tu as une préférence pour les couleurs ?
Un instant, je crois qu'elle s'adresse directement à mon père, mais elle tourne la tête vers moi. Mon silence ne la désoriente pas. Elle abandonne son arrosoir sur l'herbe et recoiffe ses courts cheveux noirs, en pleine réflexion.
— Du jaune et du orange, médite-t-elle. Pour l'été c'est pas mal. Des kalanchoés ou des géraniums par exemple.
— Je sais pas.
— Et pourquoi pas un peu de lavande ? Ça égayera un peu. Je sais qu'il adorait ce parfum. Moi, j'en raffole pas, mais c'est pour lui après tout. Oh, tu sais ce qu'il m'aurait dit, là ?
La main sur le cœur, les rides d'expression déployées par son sourire amusé, elle rit doucement. Je remarque qu'instinctivement, ses doigts triturent le pendentif qu'il lui a offert il y a plusieurs années.
— « Cathy, la lavande, ça calme les rhumatismes et tu en as bien besoin. » Tout le temps, il me disait : « Tu vieillis, ma Cathy. » Il était gonflé, celui-là ! Tu te souviens ?
Je soulève les épaules.
— Je vais mettre de la lavande, conclut-elle. Ça le fera rigoler.
Quelque chose se brise à l'intérieur de moi. Je détourne les yeux, incapable de voir ma mère bichonner cette tombe comme si elle entretenait le potager.
— Tu ne viens pas souvent ici, pas vrai ? intervient-elle après un trop long silence.
— C'est pas mon truc...
— Tu crois que ça me plaît, moi ? Je n'ai pas le choix. Pourquoi tu ne fais pas cet effort pour lui ? Ça te pèse trop, c'est ça ?
J'affronte son regard voilé d'inquiétude. En temps normal, j'évite de trop lui livrer mes états d'âme à ce sujet. Parce que nommer la vérité reviendrait à la faire souffrir un peu plus. Néanmoins, préserver les autres en dépit de ce que je ressens commence à me peser sérieusement.
— Sans doute.
— Alors que tu peux venir lui parler si tu le veux, poursuit-elle en rangeant ses ustensiles dans le sac. Il y a aussi la tombe de Nico, pas très loin. Dès que tu as besoin de penser à eux ou de te retrouver avec ton père, tu peux les rejoindre ici.
— Maman...
— Moi, c'est ce que je fais.
— Tant mieux, lâché-je, le souffle coupé tout à coup. Tant mieux si ça t'aide. Mais je n'ai pas besoin de venir au cimetière pour y penser ou lui parler. Ici, c'est... Enfin, regarde autour de toi.
Elle se redresse, les yeux écarquillés.
— Je sais, c'est triste, mais...
— Non, c'est pas triste. C'est la mort. L'endroit même où on lui a dit adieu. Et je ne veux pas lui dire adieu. Je suis pas encore prête à ça.
Les sanglots inondent ma voix sans qu'aucune larme ne m'échappe. Je reprends le contrôle sur mes émotions d'un vif soupir.
— Quand je pense à lui, je le visualise dans notre cuisine, attablé derrière son bol de café et ses biscottes. Ou... sur le canapé, devant le film du dimanche soir. Ou encore à Noël et à toutes les fêtes qu'il organisait avec Nico. Partout. Absolument partout dans mes plus beaux souvenirs, mais jamais ici. Pas de cimetière, pas d'hôpital.
Maman s'approche de moi à tâtons et attrape mes mains. Elle les serre dans la chaleur et la douceur des siennes, les câline avec toute la bienveillance dont elle est capable, mais je reste imperméable à ses bonnes ondes. Avec toutes ces tombes en arrière-plan, mon cœur s'est calfeutré.
— C'est ma façon de me protéger pour l'instant. J'affronterai tout ça quand je serai prête à accepter son départ... Leur départ à tous les deux.
— Alors, rentrons, concède-t-elle. Je ne t'obligerai plus à venir si ça te fait du mal. Si tu veux, on peut sortir les albums photos.
Ma mère me souffle un baiser sur le front. Je souris sous sa paume qui cueille ma joue.
— Ça, je veux bien. Et parler d'eux comme s'ils étaient encore là.
Ses pouces tracent mes cernes comme pour atténuer leur profondeur.
— Ils sont partout là où tu es. À chaque fois que tu y songes. À chaque fois que tu ravives vos souvenirs, tu les rends vivants. Ils seront éternels dans ton monde, parce que tu ne les oublies pas. Retiens bien ça.
Ses yeux se nimbent de larmes et ses lèvres trémulent, malgré son sourire. Ce qu'il sonne faux ce sourire, gorgé de chagrin et d'impuissance. Ma mère a perdu l'homme de sa vie et elle n'a pas le choix que de continuer à avancer. J'en veux à tous ces gens qui nous ont dit : « c'est épouvantable, je ne sais pas comment vous faites » parce que nous non plus, au fond. Soit on se noie, soit on se bat. Et bon sang ce que c'est dur de batailler contre les vagues du deuil. La houle est souvent agitée, la rive semble inaccessible.
Mais la mer finira bien par se calmer.
Maman s'éloigne de moi pour récupérer son sac cabas. Face à la tombe de mon père, elle embrasse le bout de ses doigts et dépose un baiser fantôme sur le marbre.
— À demain, François. Je t'apporterai un peu de lavande, comme promis. Je t'aime, mon amour.
*
La deuxième répétition générale vient de s'achever. Mon groupe de heels progresse bien sur la chorégraphie d'ouverture. Elvira était si ravie de notre avancée qu'elle nous a même autorisé quelques libertés à intégrer dans sa composition. Je descends les escaliers pour rejoindre la grande salle de danse qui commence à se vider petit à petit. Certains duos ont déjà entamé les entraînements ce matin, apparemment. J'ai bien fait de donner rendez-vous à Noah. Plus on prendra de l'avance et mieux ce sera pour l'organisation du spectacle.
En parlant de Kowalski, il serait grand temps qu'il rapplique. Nous nous sommes croisés en coup de vent avant les répétitions. Pas de bonjour, pas de hochement de tête, rien. Il s'est contenté de m'ignorer pour rejoindre son groupe et c'est aussi bien comme ça. Je vais suffisamment avoir d'interactions avec lui ces prochains jours...
Il finit par me rejoindre. Sweat noir, capuche sur la tête, il se dirige vers la sono sans m'adresser un seul regard. Je m'abaisse vers mon sac et m'empare de mon téléphone. Quand il sera décidé à articuler deux ou trois mots, on pourra peut-être espérer travailler. En attendant, j'ai un truc important à faire.
Le bras levé, je filme mon visage.
— Et c'est parti pour la deuxième partie des répétitions ! Comme je vous le disais tout à l'heure en story, j'ai la chance de chorégraphier un duo pour le spectacle. Je vais essayer de vous faire quelques vidéos, j'ai vu que ça vous intéressait. Pour ceux qui me demandaient, non, je ne suis pas avec Baptiste. Je suis avec... quelqu'un d'autre. Vous le découvrirez pour ceux qui viendront nous voir performer ! J'ai hâte. Merci pour tous vos messages. À plus taaaard.
J'ai à peine le temps d'abaisser mon téléphone qu'une voix grave résonne dans la salle :
— C'est bon, t'as fini ?
Je pivote vers Noah qui s'est assis en tailleur sur le parquet. Il lève le menton, impatient, semblant désigner mon précédent monologue. Ses sourcils tordus et son gloussement me provoquent un peu plus. Je publie ma story en vitesse sur Instagram et avance vers lui.
— Faudra t'y habituer. C'est mon métier, ça fait partie de mon quotidien.
Il ouvre la bouche et hoche la tête, faussement convaincu.
— C'est noté, Kylie Jenner. En attendant, il faut qu'on se décide sur notre duo. J'ai pas tout le temps du monde, je dois me tirer bientôt.
— Pardon ? On était censés répéter ! Commence pas avec tes faux plans, j'ai dit à Elvira qu'on resterait pro sur ce coup-là.
Dans un bond, il se met sur ses pieds.
— J'ai un truc important à faire. Alors, je reste le temps qu'on se mette d'accord et j'y vais. On bossera demain... ou mardi.
Je pousse un soupir. Cette journée va finir par avoir raison de moi. Noah bouscule mon obsession du contrôle et quelque chose me dit qu'il le sait parfaitement. Sans tarder, je branche mon téléphone à la sono.
— Très bien, on accélère. Comme t'as pas daigné réfléchir à ce qu'on pourrait faire...
— Qu'est-ce qui te dit que j'y ai pas réfléchi ? me coupe-t-il.
— Tu l'as fait ?
Comme je connais déjà la réponse, je ne prends pas la peine de l'affronter. Son silence me suffit.
— Du coup... J'ai imaginé qu'on pourrait reprendre une choré que j'avais montée pour Bapt' et moi. On a jamais eu l'occasion de la faire, c'est l'occasion de s'en servir.
Je fais défiler les titres de ma playlist, avant d'appuyer sur lecture. La chanson se lance, tandis que je reviens au centre de la salle.
— On partirait sur du contempo'. Après, je sais que t'aimes aussi les danses urbaines, on peut mixer les deux. Je te montre ?
Il reste impassible et se contente de reculer pour m'accorder plus de place.
— Pour l'intro, je suis déjà au sol et toi, debout un peu plus loin, tu vois ?
Je joins le geste à la parole en m'allongeant par terre. Je décompose les pas vulgairement, de façon à ce qu'il saisisse l'idée. Il me suit du regard sans ajouter de commentaires, les bras croisés.
— Ici, on peut ajouter un porté. J'en ai plusieurs à te proposer.
Je continue mes explications, poursuis mes gestes et mes décomptes. Quand la musique se tait, je le scrute, curieuse de connaître son avis.
— Alors ?
Son regard ne me dit rien qui vaille. Il empoigne son menton et pince ses lèvres.
— T'as pas changé, en fait.
— Quoi ?
Il dégage la capuche de sa tête dans un élan blasé.
— Tu décides de tout pour que le mérite te revienne à toi.
— Tu te fous de moi, j'espère ? Ça t'emmerde d'être ici, t'as pas voulu réfléchir à un projet et tu m'en veux de prendre les choses en main ? Si je bosse pas un minimum, on aura rien à proposer.
Son rictus m'oblige à me mordre l'intérieur des joues. Il veut me faire disjoncter, c'est évident, mais je ne lui offrirai pas ce plaisir.
— Je vois bien ton petit manège, continue-t-il. Faire passer ton partenaire pour un branleur et mieux imposer tes idées, c'est surfait en plus d'être flagrant.
— Je te comprends pas. T'aurais voulu quoi, en fait ? Que je fasse comme toi et que j'attende que ça nous tombe dessus ? T'es au courant qu'on doit boucler ça assez vite pour être intégrés dans le spectacle ?
Le regard lointain, il pose son index sur son menton et fait mine de se concentrer.
— Ce que j'aurais voulu... Hm, bonne question. Qu'on y réfléchisse tous les deux, peut-être ? Ouais, qu'on imagine notre propre chorégraphie au lieu de se servir dans tes vieux tiroirs.
J'imite son attitude sarcastique en coinçant ma paume dans le creux de ma hanche.
— Carrément, Kowalski ! Bonne idée, ça. Et comment on fait si tu prends pas nos entraînements au sérieux ?
— En discutant ? Je peux pas m'éterniser, mais j'ai le temps de bavarder. Par contre, j'ai pas le temps pour te regarder te mettre en avant. Ça marche peut-être sur tes réseaux, mais ici, on est tous sur le même pied d'égalité.
Voilà, je m'y attendais. Se servir de mon activité pour tenter de me clouer le bec, c'est petit, mais ça ne m'étonne pas de Noah. J'ai cru comprendre qu'il n'accordait aucun intérêt ni aucun crédit pour mon travail. Je laisse échapper un rire nerveux et attrape mon gilet pendu sur la barre d'exercices.
— Et c'est supposé m'atteindre, ce genre de provocations ? Te fatigue pas, je suis blindée de ce côté-là.
— T'inquiète, j'ai bien capté que rien ne pouvait atteindre justmaya. Sur ce, je file.
Le pas lourd, il récupère son sac à dos, son casque de moto et sa gourde.
— Noah, l'intercepté-je avant qu'il n'atteigne le couloir.
Il pivote au ralenti, désintéressé.
— T'en as pensé quoi, sinon ?
Son air confus m'oblige à être plus précise.
— Ma démo. Que je sache au moins si tu veux partir sur ce style de choré.
Ses sourcils se haussent au rythme de sa profonde inspiration.
— Un peu trop scolaire.
J'aurais pu parier sur cette réponse. Après avoir guetté ma réaction, Noah affaisse ses épaules et lâche, du bout des lèvres :
— Mais c'était pas mal.
Il ne me laisse pas le temps d'ajouter quoi que ce soit et disparaît au niveau du hall, là où certains élèves s'éternisent encore.
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