Chapitre 1
— Eglantine, ça suffit ! Ce n'est pas ainsi que je t'ai élevée !
La jeune femme se renfrogna dans son siège, apeurée alors que son père hurlait sans retenu. La fureur dominait son regard, ne faisant que renforcer la peur de l'étudiante âgée d'une vingtaine d'années seulement. Certains diraient qu'à cet âge il s'agissait du début de la vie d'adulte, de l'arrivée de la liberté, du moment où l'oiseau quittait son nid, quittait ses parents. D'autres bougonneraient sans doute que de leur temps, les jeunes travaillaient bien plus tôt et faisaient preuve de plus de respect.
Pourtant, si la vie avait été aussi simple à résumer, en cet instant Eglantine ne serait pas assise ici à devoir endurer le sermon de son père. Ses mains ne seraient pas en train de jouer nerveusement avec leurs doigts, espérant sans doute que le geste offrirait du courage. Tellement stupide ! Eglantine n'était pas courageuse. Elle était lâche, et dans la vie seuls les lâches survivaient. Ils n'avaient pas forcément de grandes convictions ou d'honneur, ni de désir de gloire, mais au moins ils nourrissaient une grande cause ayant permis au genre humain de pulluler sur le monde depuis des millénaires : survivre.
Elle aimait son père. Solomon Seward était un grand psychiatre, un homme strict, un exemple qu'Eglantine savait impossible à atteindre. Il était fort aussi bien physiquement que psychiquement, ne se laissant jamais intimider par quoi que ce soit ou qui que ce soit. Seules ses pensées et ses croyances guidaient ses actions. Tout le contraire de la timide et innocente Eglantine dont le simple fait de soutenir le regard de quelqu'un s'avérait impossible. Mais si les gens n'avaient pas été aussi effrayants aussi... Et son père ne l'aidait pas à se sentir davantage en sécurité dans ce monde dangereux où l'on pouvait rencontrer la mort et la violence à chaque coin de rue.
— Les monstres sont partout Eglantine. Et tu n'es pas assez intelligente pour les différencier des humains.
Eglantine baissa les yeux, consciente de sa propre vulnérabilité, même si en vérité la difficulté se trouvait être de soutenir le regard de l'homme aux traits sévères. Et si ce n'avait été que son père...
La jeune femme avait peur de presque tout. Que cela ait été les ombres visibles du coin de l'œil, d'un mouvement trop brusque, l'élévation de la voix enjouée d'un passant dans la rue... Eglantine était sans cesse effrayée, voilà la vérité.
Comment ne pas l'être lorsque l'on grandissait en ayant conscience de l'existence des monstres ?
Lorsqu'un enfant apprenait que le monstre se cachant sous son lit était aussi réel que celui se cloitrant dans son armoire, derrière son rideau ou la porte, il ne pouvait évoluer que de deux façons. Soit il apprenait à combattre ses peurs, soit il y succombait. Eglantine ne faisait malheureusement pas partie de la première catégorie d'enfants. Et pour couronner le tout, non seulement elle était méfiante de tout mais elle possédait une instruction du Téras supérieure à la moyenne.
Dans cette logique, il lui avait été assez difficile de vivre en société au moment de la puberté. Consciente des pensées et du corps des hommes, de leur force aussi, elle se souvenait du temps où même son père avait été dans l'incapacité de la faire sortir de sa chambre. Les hommes se trouvaient partout. Des hommes appartenant potentiellement au Téras, en rut et prêt à lui sauter dessus alors que, jeune, elle devait sans aucun doute émettre une multitude de phéromones.
Aujourd'hui, elle savait que les mâles du Téras n'étaient pas hypnotisés par les senteurs humaines. Ce qui ne la rassurait que très peu. Bien au-delà de n'être habité que par des mâles, les femelles aussi étaient dangereuses.
Le nombre de fois où la jeune femme avait été en grande difficulté face à de petites demoiselles à l'apparence chétive mais aux griffes et aux crocs acérés...
Heureusement pour Eglantine, elle n'était pas seule. En elle vivait une alliée qu'elle n'échangerait pour rien au monde.
Les yeux bruns de son père se fixèrent dans le regard de sa fille qui avaient préférés prendre la couleur métallique de ceux de sa mère. L'une des seules choses dont était fier l'homme qui, même après tout ce temps, aimait encore la femme qu'Eglantine ne connaissait qu'en photo. Elle aurait voulu rencontrer cette magnifique randonneuse française. Cette femme forte ayant tout de même perdu face au Téras. Une humaine serait toujours plus faible qu'un homme du Téras, ou un « mâle » comme ils aimaient se différencier. Une distinction n'ayant rien d'hasardeuse.
Semblant remarquer la terreur d'Eglantine, son père lâcha un soupir avant de sourire tristement. Le pauvre devait se dire qu'il avait eu pour unique enfant une fille ratée. Comment lui en vouloir ? Après tout, entre son manque de confiance en elle, sa timidité maladive et ses peurs improbables, sans oublier quelques troubles psychiatriques pour bien appuyer son inutilité, Eglantine enchainait les défauts. Elle n'était pas forte, elle n'était pas intelligente...
Quoique, de ce côté elle voulait se persuader du contraire. Après tout, avec tout ce qu'elle connaissait, elle aurait pu rédiger une encyclopédie sur les créatures du Téras et leur métabolisme.
D'ailleurs, elle l'avait fait. « Mythes et traditions du Téras » et sa thèse « Mutation et métabolisme tératos, ou comment les créatures du Téras sont-elles parvenues à s'adapter au monde des Hommes après leur migration depuis le Téras ». Des travaux très bien accueillis auprès de la Ronde, et du corps armée de l'organisme. Connaitre son ennemi était aussi important que de se connaitre soi-même. Son père n'était en rien déçu de cette contribution théorique et scientifique de sa fille, même s'il était loin d'être d'une extrême fierté. Pourtant, nombreux étaient ceux prenant son encyclopédie et sa thèse en référence dans la Ronde.
Comment était-il possible de satisfaire un homme qui attendait d'elle la seule chose dont elle était incapable ?
— Je suis désolé Eglantine. Mais tu dois comprendre que je m'inquiète pour toi.
Son père tentait de lui faire entendre raison. Et Eglantine était du genre à se soumettre aux décisions qu'on lui imposait. Pourtant...
— Mais...
— Non ! trancha-t-il de nouveau, mettant fin à la tentative de rébellion venant de sa fille. Tu ne partiras pas de la maison pour vivre seule. Le monde est dangereux dehors. Et si tu continus avec cette demande stupide, tu n'iras plus à l'université. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
La jeune femme hocha mollement de la tête. Contrairement à la plupart de ses camarades qui ne vivaient plus chez leurs parents depuis longtemps, Eglantine n'avait pas cette chance.
Elle était une fille trop timide pour aller à la rencontre des autres ou bien sortir s'amuser avec ses amis, et trop peureuse pour oser se rebeller, la moindre tentative se réduisant en miettes par l'autorité de son père protecteur ou bien par ses propres instincts de survie. Ajouté à cela toutes ses autres angoisses frôlant parfois la paranoïa, et elle était bonne pour rester enfermée chez elle tout le restant de son existence. Raison pour laquelle elle voulait partir de chez son père, vivre seule. Pour combattre ses peurs. Naïvement elle pensait qu'ainsi elle pourrait acquérir une indépendance qui la ferait gagner en maturité, la rendrait plus confiante. Peut-être même qu'elle n'aurait plus besoin de son autre ?
Elle voulait le prouver à son père, elle souhaitait se le prouver à elle-même. Elle était capable de vivre par elle-même, de survivre seule. Et même d'affronter ses peurs.
« Si ça ce n'est pas du courage, alors qu'est-ce que le courage ? », se persuadait-elle que son idée de partir de chez elle n'était pas simplement une idée stupide ayant détourné son attention de ses puissants instincts de survie.
Elle avait même commencé un nouvel ouvrage, pour prouver à son père que malgré ses faiblesses elle était capable de se protéger du Téras. Un manuel « Se protéger du Téras », recueillant tout ce qu'elle connaissait sur les créatures de ce monde, leurs forces et leurs faiblesses. Et surtout, comment s'en protéger. Peut-être qu'ainsi son père croirait qu'elle pourrait survivre seule, loin de la protection de la Ronde ?
Mais comme toujours, son père avait refusé. En y réfléchissant, il n'autorisait presque rien à Eglantine, qu'il destinait à un autre avenir qu'à celui que lui ouvrirait ses études en Histoire. Être historienne n'avait rien d'intéressant lorsque l'on pouvait devenir traqueur. Ce qu'il se faisait de mieux au sein de la Ronde.
Organisation créée à l'ombre de la vie quotidienne humaine, la Ronde se définissait elle-même comme l'armée défensive des Hommes. Dans un monde où les monstres possédaient bien une réalité et un visage, plusieurs visages, les humains étaient un immense garde-manger. Faibles et ignorants de ce qu'il se cachait dans l'obscurité, et conservés dans cette état d'aveuglement pour leur propre bien, il n'existait que la Ronde pour protéger la Terre des Hommes. Et les traqueurs se trouvaient être les élites guerrières de l'organisation.
Au sein de la Ronde, qui avait pour projet ambitieux de détruire toute trace de monstres sur Terre, c'était ce qu'il se faisait de mieux en tant qu'agent sur le terrain. Les plus puissants des guerriers que l'organisation puissent confectionner afin de combattre le Téras et ses créatures malfaisantes, démoniaques.
Les loups-garous, les vampires, les licornes, et toutes les créatures vivant dans les mythes et les légendes, étaient bien réelles. Cela faisait de siècles à présent que ces monstres dévoraient les Hommes, utilisant même leur terre pour leurs guerres dévastatrices. Ils étaient dangereux et à éliminer. La Ronde s'occupait de cela depuis bien longtemps. Le gouvernement n'avait pas connaissance de l'organisation, ni même de l'existence des monstres, bien que quelques membres de l'organisation en fassent partie.
Cette entreprise était indépendante, nourrie par la seule volonté de ses membres qui se composaient de scientifiques, de combattants et de bureaucrates.
Son père était un « scientifique ». Il participait aux recherches effectuées sur les monstres dont les finalités étaient restées officiellement inconnues aux yeux d'Eglantine, d'après son père tout du moins. Seulement, déjà petite, elle avait eu la mauvaise habitude de céder à sa curiosité, pénétrant dans le bureau de ce psychiatre pour lire ses dernières avancées concernant le psychisme et la physiologie des créatures du Téras. Son savoir concernant le corps et l'esprit étaient essentielles.
Pourtant, une autre chose avait attiré bien vite Eglantine. Les légendes et les mythes propres aux Téras, les croyances de ces créatures, leur Histoire, leurs cultes...
Aussi, lorsqu'elle avait présenté sa thèse à l'organisation, on l'avait acclamé comme un génie et on avait félicité son père pour avoir si bien formé sa fille. Elle avait attendu tout autant d'enthousiasme de la part de ce dernier. Un faux espoir. La première chose qu'il lui eut dit à ce moment fut « Tu as encore séché tes cours de krav maga ».
Non découragée, et surement un peu stupide ou naïve, elle avait alors sortit aux yeux de toute la Ronde son encyclopédie, travaillée encore et encore, modifiée et sans cesse corrigée depuis qu'elle savait lire et écrire. Un ouvrage de toute une vie, en quelque sorte.
Devenue un véritable génie auprès de tous à la Ronde, son père n'y avait prêté aucune attention. Il ne la voulait pas dans la recherche, il la voulait combattive, capable de tuer. Elle l'était plus ou moins, mais...
Paradoxalement, Eglantine était autant curieuse qu'elle restait craintive. Comme un petit lapin sortant la tête de son terrier, juste pour voir avant de s'y réfugier à nouveau parce que le monde n'était pas sécurisant...
A la Ronde, il n'y avait pas que les scientifiques, travaillant dans des laboratoires, à l'abris des dangers du terrain. Les combattants, détruisant le Téras et ses créatures, étaient l'atout de cette guerre. Composés souvent d'anciens membres de l'armée, de mercenaires ou d'individus entrainés depuis l'enfance, parfois même des tueurs à gage, ceux que l'on appelait les traqueurs étaient répartis en trois groupes principaux.
Les exorcistes combattaient les créatures sans forme, parfois seulement composés d'énergies. Ils étaient même entrainés à combattre la magie. Il s'agissait des meilleurs dans la traque de sorcières. Les chasseurs pistaient sur le terrain des créatures plus sauvages, des « bêtes ». Doués dans la plupart des combats, possédant des sens presque surdéveloppés et des réflexes excessivement immédiats, ils étaient de véritables machines à tuer, bien difficiles à confectionner entièrement. Une poignée de surhommes pouvant concurrencer une créature boostée à la testostérone. Une catégorie particulièrement appréciée par son père. Et les chercheurs, des scientifiques se rendant sur le terrain pour en apprendre plus sur le Téras. Eglantine était davantage attirée par ça.
Malheureusement pour le père d'Eglantine, la jeune femme faisait partie des « ratés » qui n'avaient jamais pu terminer leur formation en chasseur. D'après ses entraineurs, elle était « instable » et « ingérable ».
Elle avait naturellement été écartée de la liste des futurs chasseurs qui demandait non seulement des talents de pisteur et de combattant ainsi qu'une intelligence développée, mais aussi de la discipline, ce qu'elle n'avait pas. Enfin, ces commentaires ne lui étaient pas vraiment adressés. Pas à elle.
Mais Eglantine demeurait tout de même essentielle à la Ronde, parce qu'au contraire d'être une bonne chasseuse, capable de suivre les ordres, elle restait aussi dévastatrice qu'une bonne traqueuse, valsant entre les trois catégories tout en étant incapable de faire ce qu'on lui demandait.
Malgré tout, son père nourrissait encore l'espoir de la voir intégrer les rangs de la prestigieuse unité des chasseurs. Eglantine ne vivait pas avec ce désir. Après ses échecs de lui faire voir son potentiel dans la recherche tératos, elle avait abandonné pour se tourner vers la vie normale, loin des combats contre le Téras. Et cela commençait par l'université, sa porte de sortie, son espoir de s'intégrer aux gens ordinaires.
Aujourd'hui, elle ne valsait plus. Après des efforts et des débats, des disputes aussi, elle était parvenue à plus ou moins s'extirper de la Ronde. Son père y demeurait, mais elle, elle pouvait aller à l'université et espérer vivre normalement lorsqu'elle aurait obtenu quelques diplômes.
Ce qu'elle espérait aujourd'hui était de pouvoir un jour connaitre le bonheur de vivre une existence normale, sans avoir à se soucier des monstres, sans à être effrayée à chaque fois qu'un individu se trouverait dans les environs, sans être apeurée quotidiennement, sans à avoir à redouter que sa timidité lui soit éternelle.
Ne tenant pas compte de la détresse émotionnelle de sa fille, l'homme se dirigea derrière son bureau pour s'asseoir sur son fauteuil comme s'il avait été face à l'un de ses patients, Eglantine installée sur la chaise en face. Il l'évaluait, elle le savait, elle le connaissait. Mais son père aurait beau tenter de l'évaluer, elle était de sa famille. Il n'aurait jamais un diagnostic fiable concernant Eglantine. Et ça aussi elle le savait. Seulement ce n'était pas d'un psychologue dont elle avait besoin en ce moment, et encore moins d'un psychiatre. Ce dont elle avait besoin c'était d'un père. Un père qui, pour la première fois de sa vie, la soutiendrait dans ses projets et dans ses désirs. Il l'avait refusé en littéraire pour la Ronde, il l'avait refusé en future historienne dans la société humaine, et à présent il la refusait dans sa liberté de trouver l'indépendance espérée.
Vexée et légèrement frustrée de ne pas avoir eu le consentement de son père pour partir de la maison, Eglantine se leva. Elle était surtout furieuse contre elle-même de ne pas réussir à tenir tête à son père. Et dans sa colère, elle lâcha une phrase vraiment cruelle pour un homme prisonnier du passé :
— Maman m'aurait dit oui.
Ce furent ses dernières paroles avant de s'enfuir du bureau de son père en direction du seul endroit qui l'apaisait depuis qu'elle le connaissait : l'université.
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