Chapitre 32

« Quand le chagrin, perfide et lâche remorqueur,

Me jette en ricanant son harpon qui s'allonge,

La Nuit m'ouvre ses bras pieux où je me plonge

Et mêle sa rosée aux larmes de mon cœur. »

— Maurice Rollinat, Les bienfaits de la nuit


Arian n'hésita pas un instant pour se saisir de Jehanne à la mâchoire. Sans doute à cause de la surprise, ou parce qu'il ne lui en donna pas le temps, elle ne se défendit pas. Il enfonça ses crocs dans son bras et plaqua la plaie sur la bouche de la kèr.

Cela parut la réveiller, parce qu'aussitôt, elle le repoussa et cracha son sang.

— Je t'ai dit que je n'en voulais pas.

Son grognement résonna dans la pièce.

Jehanne avait emmené sa mère dehors dans l'objectif de l'emmener à la tombe de son père. Il n'en savait rien de son don à sentir les morts avant qu'elle lui en parle. Un sens de kèr. Lui qui pensait enfin tout savoir de cette espèce, il s'était lourdement trompé.

Sa mère était fragile. Les lycans le devenaient avec la perte de leur moitié. En se confrontant de nouveau à la mort de son mari, elle ne voudrait qu'une chose : en finir.

— Tu dois te nourrir, Jehanne.

Elle était bien trop têtue, et là, ça ne jouait pas en sa faveur. Elle l'avisa de son majeur. Il n'en fallut pas davantage pour le convaincre de la forcer sans se soucier de quoi que ce soit.

La saisissant à la gorge, il la souleva du sol pour la plaquer contre le lit. Elle chercha à se débattre, et même à changer son manteau en ses splendides et puissantes ailes si uniques.

— Déploie tes ailes et je te les arrache. On verra bien en combien de temps elles guériront.

La créature déjà pâle se mit à blêmir. Mais elle ne cessa pas de se débattre, sifflante de colère. Mais lui aussi l'était.

Il plongea les crocs dans son bras pour aspirer son propre sang et plaqua sa bouche contre la sienne. Elle n'eut d'autre choix que d'avaler. Elle devait boire, pour rester en forme. Pour aider son corps à combattre la malédiction.

— Je vais vomir, déclara-t-elle lorsqu'il libéra ses lèvres.

Son grognement bestial fut presque un aboiement, obligeant Jehanne à s'enfoncer dans le matelas.

— Tu ne vomiras pas.

— Je ne le contrôle pas.

— Tu n'as pas intérêt à le vomir, tu dois boire encore.

— Pas plus Arian... Pitié, pas plus...

Il ne l'écouta pas, reprenant la même technique pour la faire boire. Mais cette fois-ci, il la sentit vraiment sur le point de tout rejeter. Il s'arrêta.

— Tu n'es qu'un connard.

— Un connard qui veut te sauver la vie.

Elle l'avisa d'un regard sévère.

— Tu es celui qui m'a maudite, lui rappela-t-elle sans hésiter. Tu dois être content, tu seras bientôt un héros aux yeux de tous pour avoir tué le Papillon écarlate.

— Putain, mais ça suffit Jehanne ! Tout ça parce que je suis furieux que tu aies fait sortir ma mère ?

— Tu m'as engueulé comme de la merde, comme si je n'étais qu'une gamine qui ne savait rien !

Il avait dévalorisé la peine que Jehanne avait ressentie avec la perte de sa sœur. Et elle le lui faisait payer en cet instant. Comme lorsqu'il l'avait trahi en parlant avec Salathiel.

Sa prise se desserra, et aussitôt la kèr se débarrassa de lui, le repoussant d'un coup de pied.

— Jehanne, lorsque nous perdons notre âme sœur, nous nous affaiblissons. Plus rien n'a de sens dans notre vie. Et nous finissons par rejoindre notre partenaire destinée.

Elle n'était pas de son espèce. S'attendait-il vraiment à ce qu'elle comprenne sa réalité ?

— Tierneg ne s'est pas suicidé, et encore aujourd'hui, je n'arrive pas à comprendre comment il réussit à vivre. Mais ma mère... Elle a déjà attenté plusieurs fois à sa vie. Nous sommes parvenus à la sauver à chaque fois. Mais notre chance pourrait ne plus se reproduire.

Jehanne parut plus calme et attentive à ce qu'il racontait.

— Si elle se rend de nouveau compte que mon père ne reviendra jamais, elle pourrait bien réussir à s'ôter la vie pour le rejoindre.

C'était cruel de l'empêcher de partir, Arian s'en rendait parfois compte. Seulement, il n'avait pas la force de lui dire au revoir. Pas elle, pas sa mère.

— Je suis désolée, finit par déclarer Jehanne à demi-mot. Je n'aurais pas dû.

— Si tu es vraiment désolée, ne me laisse pas te perdre. Jehanne, je ne veux pas te perdre.

Elle accepta de réduire la distance entre eux, sortant du lit pour venir l'enlacer. Son âme sœur, si belle et si cruelle, était aussi capable de tendresse. Il posa sa main à plat sur son dos, la serrant contre lui.

— Je ne veux pas mourir.

— Tu ne mourras pas. Je ne le permettrai pas.

Ses doigts se saisirent de sa chevelure, la tirant en arrière pour l'obliger à le confronter, les yeux dans les yeux. Et enfin, il céda à l'envie de l'embrasser. Sa partenaire destinée. Le Destin n'avait jamais tort, et il le croyait. Mais le Destin pouvait être ironique et capricieux. Irait-il jusqu'à lui arracher Jehanne sans lui laisser le temps de vivre avec elle ?

— Arian...

Il la souleva à nouveau, sa main sous ses fesses. Il la sentit crocheter ses chevilles à sa taille. En cet instant, il oublia qu'elle était affaiblie, malade, vivant difficilement son sevrage. Aucun de tous ces symptômes n'apparaissait.

— Je t'aime, à jamais.

Les paupières battantes, son papillon l'enserrait, gardant leurs deux corps l'un contre l'autre. Ses lèvres s'entrouvrirent, comme pour exprimer une pensée qui parut s'enfuir. Alors, au lieu de se perdre en mot, elle lui embrassa la joue. Elle caressa ses épaules pour finalement décider de butiner à sa gorge, lui arrachant un grognement sensible.

— À jamais, répéta-t-elle dans un murmure.

— Déploie tes ailes, Jehanne. Je veux les voir.

Contre toute attente, elle ne résista pas à son ordre, laissant ses attributs remplacer le manteau écarlate.

— Tu portes vraiment bien ton nom, le Papillon écarlate.

Il ne lui donna pas le temps de se vexer ou de se sentir blessée par sa remarque, caressant le plumage rouge et propre. Le sang ne suintait plus. Son savon avait eu l'effet promis. Pour combien de temps encore ?

— Tu as l'apparence fragile et délicate des papillons. Le déploiement de tes ailes ressemble à s'y méprendre avec la beauté de l'envolée de l'un deux.

— Je ne suis pas fragile.

— Je n'ai jamais dit le contraire.

— Les papillons n'ont pas de plume.

— Les papillons ne sont pas complètement parfaits.

L'imaginait-il ? Il lui sembla voir le visage pâle prendre quelques couleurs, maquillant ses pommettes de rose.

— Qu'est-ce que tu aimes chez moi ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— Physiquement ou dans ta personnalité ?

Une expression de surprise éclaira le visage de sa kèr.

— Alors...ma personnalité.

Il se tut un instant, réfléchissant. Il avait besoin de faire une liste, ce qui le fit soupirer d'ennuis.

— Désolé, mais il y a beaucoup trop de choses à énoncer.

— Je m'en fiche, je veux l'entendre.

— Comme tu voudras.

Il déposa sa femelle sur le lit, se plaçant à genoux entre ses jambes. Ses bras sur ses cuisses, il y posa sa joue. Sous cet angle aussi, elle était d'une beauté transcendante. Bien plus belle qu'à leur rencontre.

Physiquement, elle était parfaite. Un piège pour les mâles peu scrupuleux. Des seins ronds qui tenaient dans ses mains, un ventre ferme et une musculature si discrète qu'elle ne permettait pas de penser qu'on se tenait face à une guerrière. Il aimait plus particulièrement se perdre dans le mélange de senteur de sa chevelure et de sa peau depuis son cou. Et surtout, il aimait voir ses expressions lorsqu'il s'enfouissait dans son fourreau luisant.

— J'aime ton impertinence et la façon que tu as de me manipuler pour obtenir ce que tu souhaites. J'aime ton humour assez morbide et étrange. Je vénère ta beauté et ta loyauté, ton courage lorsque ta peur n'est pas capable de te forcer à fuir et à aller te cacher. J'aime ta bienveillance, caché sous ce masque cruel de femme incapable d'empathie. J'admire tes combats et ta capacité à ne pas écouter ta fierté pour remporter n'importe quelle victoire. J'aime ton ignorance en amour. Et je suis chanceux de pouvoir te satisfaire en t'offrant simplement un os.

S'il s'arrêta, ce n'était que parce qu'il sentait Jehanne être sur le point d'exploser tant elle rougissait. Elle caressait sa bague du bout des doigts.

— Tu es taré. Je suis cruelle. Et une saloperie antipathique.

Son âme sœur était douée de cruauté, c'était indéniable. Et pourtant...

— Je t'aime encore.

— T'es maso.

— En sachant que je suis un lycan et tu m'as accepté, je pense que tu l'es bien plus que moi.

Elle haussa des épaules.

— Ça va, je n'ai pas trop à me plaindre.

Il déposa un baiser sur sa cuisse, attendrit. Elle était douée pour le caresser dans le sens du poil. Mais bien vite, la réalité le rattrapa. Jehanne se tint la tête d'une main, vacillante avant de tomber en arrière parmi les coussins du lit.

— Jehanne !

— Je vais bien...

Ce n'était pas vraiment. Il suffisait de poser sa main sur son front, de constater la montée de fièvre pour comprendre le danger de la situation. Les humains pouvaient mourir d'une telle chose. Alors une kèr maudite par un sort mortelle de malchance ?

Arian plaça sa compagne sous les draps, caressant son visage, inquiet. Braon devait pouvoir faire quelque chose pour ralentir ce problème.

— Braon !

Mais son frère ne vint pas, ou fut tellement lent qu'Arian sortit de la chambre pour partir à sa recherche. Il entendit la voix furieuse de ce dernier. Que se passait-il ?

L'hybride se trouvait dans le salon, agité.

— J'ai besoin de...

— Maman n'est plus dans le manoir, je ne la trouve pas !

Leur mère...

Un air frais guida leurs pas jusqu'à l'entrée, la porte grande ouverte sur l'extérieur.

— Je m'occupe d'elle. Braon, Jehanne a une montée de fièvre.

— D'accord, chacun sa mission. Je me charge de ton âme sœur, déclara Baron en se dirigeant vers les escaliers. Arian, je compte sur toi.

— Ne t'en fais pas, elle est aussi ma mère.

Arian décida de faire confiance à son frère. Il prendrait soin de Jehanne. Bien mieux que lui. Cela libéra son cœur pour s'inquiéter davantage de sa mère. Il courut, pistant l'odeur de cette dernière. Mais le chemin sur lequel il avançait fit monter la panique. Sa mère prenait la direction de sa tombe. Celle de son père. Celle donnée par Jehanne plus tôt.

Sa vitesse grimpa, son rythme cardiaque pulsant dans tout son être pour l'assourdir. Sa mère ne devait pas se confronter à nouveau au drame le plus terrifiant dans la vie d'un lycan. Jamais !

Bien vite, après avoir traversé la forêt, un petit lieu ouvert se livra. Le silence s'imposa, la vie oubliant d'animer ce boisement. Au milieu, sous le rayon timide du soleil, une pierre tombale se trouvait fièrement dressée. Propre, entretenu malgré les ans, la tombe de son père apparaissait devant son regard. Sa poitrine se serra. Le souffle court, les souvenirs de l'homme l'ayant élevé remontèrent à la surface. Les courses-poursuites pour lui apprendre à courir, les moments de chasse à ses côtés et en compagnie de ses frères. Sa première transformation également. Son père avait lutté contre ses besoins de retrouver sa mère, simplement pour l'aider.

Les lycans vivaient leur première transformation à la Pleine Lune. Ce n'était forcément évident de comprendre le Loup en eux. Encore moins de le maitriser. Il avait manqué d'agresser un village d'humain.

Un sanglot le fit sortir de ses pensées. Il venait de retrouver sa mère, appuyée contre la pierre, recroquevillée sur elle. Les larmes avaient inondé son beau visage habituellement si souriant.

— Maman...

Elle leva les yeux vers lui.

— Il n'est pas mort, il doit rentrer à la maison. Il a... Il a juste un peu de retard ?

Sa voix suppliante achevait Arian. La détresse de sa mère le percutait de plein fouet. Mais lorsqu'elle leva sa main, toutes griffes dehors, prête à se mutiler, il réagit aussitôt pour lui saisir les poignets.

— Laisse-moi ! Lâche-moi !

— Non Maman ! Ne fais pas ça. Je t'en prie...

La force de la louve faiblit entre ses mains, épuisée. Arian la serra dans ses bras, la sentit s'agripper à son dos. Ses griffes se plantaient dans sa chair. Elle ne maitrisait qu'à peine sa transformation, alors il ne se plaindrait pas.

— Ça va aller maman, ça va aller.

— Wow, le vieux est mort depuis un sacré moment, s'écria une voix peu respectueuse.

Arian grogna, se tournant vers les intrus. Personne n'était censé être capable d'entrer sur ce territoire. Il était protégé pour que nul ne vienne menacer son frère hybride. Pourtant, il n'imaginait pas ces deux femmes. Elles semblaient bien réelles.

La plus petite, une blonde au sourire moqueur, s'accroupissait sur la tombe pour tapoter la pierre tombale de la même façon qu'on tapoterait la tête d'un enfant. Derrière, dans une sombre tenue, une robe élégante aux voiles de la jupe volant dans le vent, la femme à la peau foncée croisait les bras autour de sa poitrine. Aucune expression, si ce n'était de la neutralité. La multitude de nattes suivit son mouvement de tête lorsqu'elle se tourna vers lui.

— Salut. Je suis la Sibylle, et voici Kayla. Nous sommes des sorcières.

Elle regarda son téléphone portable et paru soudain embarrassée.

— Je vois qu'on est en avance de quelques jours. Mais bon, je suppose que la kèr ne s'en plaindra pas. Vieux motard que jamais.

— Mieux vaut tard que jamais, la reprit Kayla.

— Oh, tu joues sur les mots.

La Sibylle s'approcha de sa mère.

— Une petite prédiction, ça te plairait ?

Elle se racla la gorge, fermant un instant les yeux pour se concentrer. En les rouvrant, ils étaient entièrement blancs, révulsés.

— La folie prend l'âme des brisés, mais la patience saura les assembler. Toc toc, qui est là ? Le Destin, comme à chaque fois.

Puis ses yeux revinrent à la normale. Arian n'avait absolument rien comprit, au contraire de sa mère visiblement. Ses yeux s'illuminèrent de bonheur. Elle venait de cesser de pleurer.

— Maintenant en route, annonça la folle. Braonàn nous a appelé pour guérir une malédiction.

— Vous pouvez le faire ?

— Moi, non. Mais Kayla, sans aucun doute. Seulement si vous êtes prêt à payer le prix.

— Quel est votre prix ? Je donnerai tout.

— Je n'en doute pas.

Jehanne allait guérir. Ces femmes étaient censées la guérir. Si l'espoir fut remplacé par la confiance, il oublia un élément essentiel : il ne connaissait pas encore leur prix. Et les sorcières pouvaient s'avérer être des saletés sans nom.

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Dernière mise à jour : 20/01/2025

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