22bis | Hostilités
Le brouillard m'a maintenu captif durant des heures.
Prisonnier de cette cage invisible, impossible de fermer l'œil.
Une éternité allongé dans le noir à contempler le plafond en fumant. Quinze jours, c'est tout ce que m'a laissé Novak. Quinze jours pour remonter la piste d'un criminel qu'aucun flic de France n'a réussi à coincer.
Je me demande depuis combien de temps il m'observe pour être si sûr de son coup. Chaque mot semblait taillé pour me soumettre à sa volonté. Comment pouvait-il en savoir autant sur moi ? Il n'a pas pu se contenter de faire des recherches. Ça signifie qu'il a dû me suivre, ou alors il a des sources.
En tout cas il suivait la crevette et, en me voyant avec elle, il s'est persuadé que je pourrais lui livrer Toma avec facilité. Mais s'il est vraiment mort ?! Kristina a dit qu'elle revenait du cimetière.
La morosité me colle comme une seconde peau. Mes pensées sont piégées dans une équation insoluble qui ne cesse d'agrandir le cancer qui me pourri l'âme. J'ai besoin de réponses, de savoir ce qu'elle sait, si elle comprend l'ampleur de ce qui se trame autour d'elle.
Je me redresse dans le lit, boit directement au goulot l'équivalent d'un bon verre, puis attrape mon téléphone et commence à taper :
« Bonsoir ma belle »
Quoi lui dire ? À trois heures du matin ? Que je souffre d'insomnies et que je pense à elle jours et nuits ? Qu'il faut que je sache si son père est encore en vie pour le livrer à un type qui le tuera ?
Elle redoutait qu'il lui fasse du mal, et je lui ai donné ma parole qu'il ne touchera pas un seul de ses cheveux. Comment en être sur maintenant ?
Je repose le téléphone en serrant fort les poings et tente de voir les choses autrement afin d'échapper à cette torture. Que Toma soit vivant ou non, ne changera rien. J'obtiendrai ce que je cherche, et lui arracherai la vérité à mains nues. Pour chasser cette pulsion qui me murmure d'y aller sur le champ, je descends le fond de la bouteille.
Malgré l'alcool, au réveil, les choses m'apparaissent plus clairement. Je dois agir, ne pas rester à tourner en rond. D'abord, je missionne Michel, le SDF accro au pastis, de camper au bar de Coccinelle, le temple de la vermine et des ragots, pour guetter la moindre présence ou rumeur sur Charly.
Il hésite un instant avant que ma voix ne lui fasse comprendre qu'il n'a absolument pas le choix : Charly doit être retrouvé !
Quant à Novak, je laisse Alverola faire son travail. Pour l'instant, je suis obligé de rester en retrait. Le moment venu je serais prêt à le confronter. Il n'y aura aucune issue possible pour lui. Pas cette fois.
Je sais qu'il ne faudra pas beaucoup de temps au commandant, mais cet immobilisme me ronge. Chaque minute à attendre des nouvelles me rend malade.
Le seul qui me reste, celui sur lequel je peux dépenser mon temps et la frustration de l'attente, c'est le photographe d'Istok. Le retrouver est devenu primordial pour ne pas céder à l'envie d'aller mettre deux trois balles dans le crâne de Novak.
Dans l'obscurité de mes quatre murs, je rassemble les pièces du puzzle. Malgré les efforts que je fournis, je n'arrive pas à mettre de l'ordre dans mes pensées.
Pourquoi Kristina a-t-elle caché l'histoire de Charly à César ? Qui voulait-elle protéger cette nuit-là ? Qu'est-ce qu'il s'est passé avec ce Filip ? Depuis quand ce photographe vit-il à Istok et pourquoi prendre de tels risques ? Est-elle en sécurité à Paris avec Novak dans les parages ?
Trop de questions auxquelles je ne peux pas répondre et plus de cloppes pour m'aider à réfléchir. J'enfile un blouson et sort m'en procurer.
Marchant vite, je me fonds dans le paysage nocturne, où le vent chasse quelques feuilles sur le bitume. Il pouvait bien souffler autant qu'il voulait, rien ne pouvait la balayer de mon esprit.
Fidèle à ses habitudes, l'enclave grouille de vie. Quelque chose de solidement optimiste coule dans les veines de ces rues. Les petits qui jouent, les mômes qui tuent le temps sur leurs scooters, les vieux qui discutent en bloquant les trottoirs. Ça aurait pu me remonter le moral, si tout ne se décomposait pas lentement dans ma tête
Une centaine de mètres plus loin, en poussant la porte du bistrot de Luigi, l'odeur de bière chaude et de tabac froid m'a pris au nez.
Accoudé, le taulier feuillette distraitement son journal. En fond, la radio crachote les infos du jour, quatre gamins s'agitent dans un coin autour du baby-foot, tandis que, du sous-sol, s'élèvent les voix des joueurs de billard
Luigi a levé les yeux, un sourire a flotté sans précipitation sur sa face vieille et dure.
- Cardio ! Ça faisait longtemps !
Sa voix est teintée d'amitié, celle de ceux qui ne vous veulent pas de mal et aimeraient échanger quelques mots. Moi, j'avais juste prévu d'acheter deux paquets et filer. Mais ça, c'était avant qu'il ne me propose un verre. Je n'ai même pas le temps de dire non. A peine ai-je ouvert un paquet que le verre de rhum était déjà servi. Je lui ai tendu une cigarette.
- Tu sais bien que j'essaie d'arrêter, a-t-il râlé sans refuser pour autant.
L'habitude. Il a tendu les doigts et je lui en ai donné une avant d'allumer la mienne.
- Ça faisait longtemps ! J'croyais que t'étais en vacances, réplique-t-il avec un sourire en coin.
- Les vacances, c'est pas dans mon emploi du temps malheureusement.
Il souffla sa fumée en secouant la tête.
- C'est vrai qu'on te voit plus beaucoup par ici. D'ailleurs, j'voulais te voir, j'ai entendu dire...
Il s'interrompt, dérangé par les bruits de voix et de pas qui remontent du sous-sol. Je savais déjà qui c'était avant même de les voir. Eduardo et Fabio.
En me voyant, ce dernier me lance un regard noir – plus noir que le coquard que je lui ai imprimé à l'œil gauche – avant de dégager les gamins du baby-foot d'un simple regard, comme si l'endroit leur appartenait
Derrière eux, le reste de la troupe de soldats de plomb qui les suit est apparu. Et je l'ai vu. Davor, mon petit frère, qui chahutait avec ses nouveaux potes. Lui ne m'avait pas encore vu.
J'ai senti une méchante colère courir dans mon crâne. Mon verre a claqué contre le comptoir. Je me suis levé. Lorsque ma main s'est posée sur son épaule, il s'est figé. Le silence est tombé, tout le bar retenait son souffle et attendait. Seul Eduardo a râlé, parce que la partie s'était arrêtée : « Qu'est-ce qu'on attend, là ? Vous jouez ou quoi ? »
Les yeux sur mon frère, j'ai prononcé à voix basse mais fermement : « Rentre à la maison. »
Il m'a observé de ses pupilles profondes comme l'étain. J'y ai lu une lassitude et une sorte d'amertume, et je n'aimais pas leur expression.
- Pourquoi c'est pas toi qui irait plutôt à la maison ? a-t-il lâché, narquois, avec ce ton que je ne lui connaissais pas.
J'imagine que c'est le genre de question qui n'attends pas de réponse, alors je n'ai rien répondu. Ma main s'est resserrée sur son épaule, pas de colère, mais de douleur. Que lui, mon frère, puisse me regarder comme un adversaire. Les yeux baissés sur lui j'observais cette défiance qui ne lui allait pas du tout.
Il a enchaîné, d'une voix plus basse, pleine de reproches :
- T'es revenu depuis quatre jours et t'as même pas eu le courage de rentrer !
Qu'il s'adresse à moi comme s'il m'en voulait, m'a blessé pire qu'un coup de poignard; néanmoins je ne pouvais pas lui donner tort. Six mois que je tourne en rond, les conséquences commencent à se faire ressentir. D'une façon inattendue, je dois bien l'admettre.
Fabio qui se délectait de tout ça, n'a pas pu s'empêcher de lâcher une remarque qui a fendu l'air telle une flèche empoisonnée : « C'est fou comme on est nombreux à éviter de rentrer chez soi ».
Sa voix transpirait cette hargne qu'il s'est forgée pour s'imposer face à ses cinq grands frères qui le considéraient comme un moins que rien. Ça le renvoyait à ses propres frustrations. Devoir jouer le gros dur quand tu n'es qu'un requin sans dents.
Un courant électrique m'a parcouru la nuque, une tension nerveuse qui menaçait de céder. Mes yeux plantés dans ceux de mon frère, le visage dur et sévère, j'ai répété d'une voix intransigeante : « Rentre à la maison. »
Ce changement de ton ne laissait aucune place à la discussion. Le silence était épais, la menace flottait dans l'air, prête à basculer d'un instant à l'autre. Tout le monde observait du coin de l'oeil en retenant son souffle. Sauf Napo, qui commençait sérieusement à s'agacer du manque de concentration de ses adversaires.
D'un geste brusque, il a violemment dribblé la balle dans les buts, tranchant le silence d'un bruit sec. Mastiquant tout en fixant méchamment la scène, il a lancé : « Hej ! Tu te rebelleras un autre jour, amigo ! Ecoute ton frère et rentre chez toi, y en a qui sont venu ici pour jouer ! »
Déjà que la patience n'était pas son fort, il n'aimait pas non plus ce qu'il voyait. Pour lui, les liens du sang sont sacrés. Ce genre d'altercation entache son idéal de la famille nombreuse et unie, celle qui lave son linge sale à l'abri des regards.
Davor m'a lancé un dernier regard plein de ressentiment avant de quitter le bar. Ça me restait sur le cœur. Décevoir ceux qu'on aime, c'est violent. Ça vous ravage, parce qu'on voit dans son reflet nos faiblesses et nos erreurs. On s'habitue à tout. A être seul. A être fort. A être fort tout seul. Mais jamais à décevoir ceux qu'on aime.
D'une humeur massacrante, mes yeux ont fusillé l'assistance, les obligeant à abandonner toute forme d'arrogance et à reprendre leurs occupations. Puis je suis retourné face à Luigi, et ai avalé cul-sec mon verre. L'air contrarié, il a griffonné en silence quelque chose sur un coin de son journal, avant de le déchire et me le tendre :
- Quand t'auras deux minutes, passe un coup de fil, murmura-t-il le regard appuyé signifiant que c'est important mais pas urgent.
Je glisse le numéro dans le cellophane du paquet de cigarettes, et prend congé sans tarder, accélérant le pas pour retrouver la tranquillité de mon appartement.
Chez moi, le silence m'enveloppe dès que la porte se referme. Je m'assieds lourdement sur le rebord du lit et pose le paquet de cigarettes entamé sur la table de chevet. Je tire le bout de papier de Luigi pour l'enregistrer sur mon téléphone.
Un des chiffres m'échappe. Un 7 ? Un 1 ? Impossible à dire. Je lâche un soupir ; son écriture tremblante est illisible. Soudain, la voix de Kristina me revient : « Au fait, j'aime beaucoup ton écriture ». Je souris à ce compliment surprenant, dont elle seule a le secret.
Et là un éclair de lucidité me tombe dessus.
Je me redresse d'un coup, attrape la photo et considère avec attention les mots écrit au dos. Ça y est. Je tiens enfin une piste pour le coincer : son écriture.
Trois jours plus tard, j'étais en costard à l'entrée de l'immense demeure de César pour proposer poliment aux invités venus célébrer l'anniversaire de son gamin raté de signer le registre.
J'ai préféré ne pas fait part de mon stratagème à César. Il aurait été difficile de lui expliquer dans quelles conditions cette histoire est arrivée jusqu'à moi sans soulever des soupçons. L'empereur n'a pas posé de questions. L'idée ne lui avait ni plu ni déplu. Il n'avait qu'une hâte, c'était d'en finir avec cette bruyante soirée. Impatient, il attendait à mes côtés que les derniers retardataires se décident enfin à se montrer. Il leva sa Rolex à hauteur des yeux, puis tourna vers moi un regard agacé.
- Tu as vu Kristina ?
Je secoue la tête. Intérieurement, j'espère qu'elle ne viendra pas. Quel intérêt de revenir alors que ça fait une semaine qu'elle s'est enfuie et que personne n'a remarqué son absence ? C'est mieux qu'elle reste loin d'ici, loin des tentacules de l'Empereur et hors de portée de ce photographe.
- Le jour où elle arrivera à l'heure l'argent sera gratuit, a-t-il rajouté en ricanant entre ses dents.
Il n'a pas fini de ricaner qu'un grondement de moteur retentit depuis le portail resté grand ouvert pour l'occasion. Instinctivement, ses épaules se redressent, sa main glisse vers le flingue qu'il garde toujours à la ceinture. Une voiture déboule à pleine vitesse, les pneus crissent avant de s'immobiliser dans un nuage de fumée.
Une telle arrivée c'est rarement bon signe.
D'un mouvement coordonné, les gardes brandissent leurs AK-47, en position, et visent le véhicule. Je sens mon cœur battre plus fort et je me tiens prêt à esquiver les balles.
La portière passager s'ouvre lentement. Mâchoire serrée, les mains l'air, Axsel s'extirpe du véhicule en jetant des coups d'œil nerveux autour de lui. On ne peut pas dire que parmi les larbins de César il n'y a pas des cas, mais lui il n'est pas vraiment le genre à faire n'importe quoi.
Les hommes, raides, alignés en rang, restent immobiles, le cou tendu, attendant que le conducteur se décide à sortir.
Lorsque la poussière est retombée, nous avons tous vu Kristina en même temps, débout à côté de l'Audi noire qu'elle a laissée en plein milieu. César a fermé les yeux et serré fortement les paupières avant de soupirer :
- Seigneur ! Elle va me rend fou.
Son manque de ponctualité n'y était pour rien, pas plus que son entrée fracassante ou sa manière désinvolte d'abandonner la voiture n'importe où et n'importe comment. Si nous avions tous le regard tourné vers Kristina, c'est parce qu'elle était vêtue... d'une serviette de bain.
D'un rose barbe à papa, elle faisait ressortir le bronzage de sa peau. Elle portait également ses multiples bracelets, des talons hauts et une certaine satisfaction sur le visage. Il n'y a qu'elle pour être capable de ce genre d'insolence.
César, exaspéré, glisse son arme à la ceinture, puis d'un geste sec, il agite la main pour disperser ses gardes, leur signifiant que le spectacle était terminé. Les fourmis reprirent en silence leur place.
Pleine de confiance, la crevette s'avance droit sur nous. Ses cheveux châtains dénoués flottaient en cascade sur ses épaules. Je tente d'accrocher son regard mais elle garde les yeux obstinément focalisés sur César. Je sais qu'elle se force pour ne pas me regarder, autant que je me force pour ne pas rire. Ça m'avait manqué.
Elle m'avait manqué...
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Est-ce qu'Ambra et le père de Kristina sont vivants ?
Que va découvrir Alverola concernant Novak ?
Où est Charly ? (Je l'adore celle là 😎)
Et si je vous disais que le photographe est juste sous vos yeux ?
Les éléments se précisent, tout parait chaotique et pourtant... Cette soirée d'anniversaire reserve bien des surprises, j'ai hâte de vous les dévoiler.
Que le show commence 🔥
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