22 | Hostilités

Déjà deux nuits, cloîtré dans le noir, au fond des draps. Le noir... et Kristina. Inlassablement.

La crevette ne quittait jamais mes pensées.

Oui, deux interminables nuits à ressasser, passant en boucle du photographe d'Istok à Charly... Et tout me ramenait à elle dont le portrait sur la photo froissée s'est gravé dans ma rétine, à force de l'observer.

Je connais chaque bracelet à ses poignets et le mouvement précis de ses cheveux, mais il me manque l'essentiel : trouver comment coincer celui qui l'a immortalisée sur le papier glacé.

La sonnerie de mon téléphone déchire ma rêverie. Un songe où la douceur de ses lèvres sur ma joue se brise dans son regard résigné. Ce contraste me ronge et l'évidence que ça a révélé en moi me perturbe. Si proche, et pourtant inaccessible.

La voix d'Al' résonne, m'informant qu'il est l'heure de se positionner.

Sans plus attendre, je sors du lit pour me préparer. Inutile de me calibrer. Quand je franchis le seuil de la porte, la lumière du jour décline. J'attends de voir ce qui m'attend.

Les rôles sont attribués : moi au volant, le commandant Alverola triangule l'origine de l'appel et me tient informé grâce à une oreillette. Il pourra écouter chaque mot et me guider sans que le type ne soupçonne rien.

Par élimination, nous avons écarté Istok et l'enclave sud de sa probable localisation. Restait Paris, la banlieue Nord et Ouest. Pour couvrir rapidement chaque point, la place de l'Étoile nous semblait l'emplacement idéal.

Assis dans la Jeep, j'observe vaguement l'arc de Triomphe tandis que le vieux cellulaire repose sur le tableau de bord. Les minutes s'éternisent avec lenteur. Le type n'est pas à l'heure. Je soupire d'agacement. Toute cette histoire pue la perte de temps.

Dans l'interminable silence, seul le cliquetis nerveux de ma chevalière qui joue contre le volant tue l'attente. C'est trop long. Au moment où je pense qu'il n'appellera pas, le grésillement strident de la sonnerie fit vibrer le téléphone. L'écran affiche un appel en numéro masqué. Je décroche sans un mot et met le haut-parleur.

- On dirait bien que t'as décidé de suivre le bon sens.

Le type parle calmement, du même ton détendu et manipulateur dont il avait fait usage une semaine auparavant.

- On dirait surtout qu'il va falloir que t'aies de solides arguments pour me convaincre de ne pas abréger la conversation.

Dans ce genre de situation, c'est celui qui affiche le plus de désintérêt qui mène les négociations. Et je n'ai pas besoin d'exagérer l'indifférence tant la perspective de me faire mener en bateau ne m'enchante que très peu.

- Toujours aussi rigide, je vois... J'irais donc au but.

« Zone Sud-Est, va vers porte d'Italie », s'infiltre la voix posée du Commandant dans l'oreillette. L'endroit n'est pas à côté ; j'accélère sans forcer, pressentant que j'y vais pour rien.

- Je suppose que tu crèves d'envie de savoir qui a enlevé ta sœur, et pourquoi ? Je peux t'apporter ces réponses, mais en échange il faut que tu trouves où se cache Toma.

J'ai appris à me méfier de ceux qui veulent te faire croire qu'ils détiennent la vérité, aussi n'ai-je pas répondu immédiatement pour lui donner l'impression que je réfléchissais.

- D'après ce que je sais, il a disparu depuis six ans, et il a toujours échappé aux autorités, alors c'est pas demain qu'on mettra la main dessus. Ni toi, ni moi.

Il fallait le pousser dans ses retranchements pour qu'il abatte ses cartes. Qu'il lâche ce qui se dissimule derrière cette diplomatie de façade. Et puis moi j'ai déjà mon cafard à retrouver; cafard dont je pouvais tirer toutes les réponses que je désire.

En arrière-plan, Alverola me félicite de ne pas me montrer trop intéressé.

- Je sais, le bruit court qu'il serait même mort. Moi, j'ai de bonnes raisons de croire qu'il est toujours en vie. Mais toi, tu as un avantage, tu peux vérifier ça auprès de sa fille...

Ça ne me plaît pas qu'il parle de la crevette. Mes doigts se contractent autour du téléphone; une rage sourde monte en moi, un feu qui menace de tout ravager s'il s'aventure à insister.

- Écoutes, si j'avais voulu courir après des types, j'aurais fait flic, répondis-je sèchement. J'ai pas le temps de t'aider, prend un détective privé.

J'allais raccrocher, lorsque le commandant souffle dans l'oreillette : « Ça se précise vers Bercy ».

- M'aider ? Répète amèrement le mec. Tu ne sembles pas comprendre que celui qui a décimé toute ma famille a également détruit la tienne.

De nerfs, mes doigts se crispent autour du volant. Je me force à respirer, lentement, à ne pas répondre à chaud, et le laisse continuer.

- Pour retrouver Toma, je suis prêt à tout, et crois-moi, mort ou vif, je mettrai la main dessus. J'ai fait appel à toi car je pensais que la même détermination t'habitait pour ta sœur. Apparemment non, tu préfères laisser filer une occasion en or. L'unique chance que tu as. Serait-ce parce que tu redoutes de connaître la vérité ?!

Tel un serpent qui encercle lentement sa proie, il joue la carte de l'homme sûr de lui, pensant qu'il contrôle la situation.

- Rien ne me prouve que c'est lui, ai-je lancé d'un ton neutre qui au fond avait du mal à être catégorique.

Il marqua une pause, je pouvais presque l'entendre sourire à l'autre bout du fil.

- Tu es dur en affaire, c'est bien ! J'aime ça ! Mais c'est dommage, parce que tu m'obliges à gâcher la surprise que je te réservais pour la fin. Tant pis, puisque tu ne me laisse pas le choix... dit-il d'une voix épaissie d'un sarcasme lourd.

Ça y est ! Acculé, il rentre enfin dans le vif du sujet.
Le craquement d'un briquet retentit, suivi d'une longue bouffée, me laissant dans une attente où l'appréhension monte.

- Tu m'apportes Toma, et moi je te dis où est ta sœur. Ça te va ?

Le coup fut brutal. Ma sœur... Il prétend savoir où est son cadavre. Son corps qu'on n'a jamais retrouvé et qui sûrement avait été caché ou jeté comme un vulgaire déchet. Qui sait ce qu'elle a vécu quand nous la pensions morte. Cette pensée me submerge, insupportable, et la fureur monte, destructrice.

- Pourquoi tu parles d'elle ? Qu'est-ce que tu sais ?

Il laissa planer un silence, comme s'il savourait l'effet qu'il a provoqué.

- Je sais qu'elle n'est pas morte, pas plus qu'elle ne s'appelle Ambra depuis très longtemps, mais surtout je sais que sans moi tu ne la retrouveras, jamais.

Le dernier mot gronde telle une menace, une tension glacée me gagne.

Pas morte ? Qu'est-ce qu'il raconte ?!

Mon esprit se braque, ce type est cinglé, il joue dangereusement avec ma patience.

- Elle est où ?! Si tu sais, parle ! Hurlais-je hors de moi.

Un bip dans l'oreillette m'informe de la localisation exacte : « Quai de Bercy, entre la fourrière et l'ancienne gare »

- Si tu veux savoir où elle est, tu sais ce qu'il te reste à faire. Je te donne cinq minutes pour réfléchir, après il sera trop tard pour les regrets.

Il raccroche et l'étincelle fait exploser le baril de poudre. Mon pied s'écrase sur l'accélérateur, l'aiguille de la Jeep s'envole à 180 tandis que mon cœur pique des sprints.

Ambra.
Pas morte.

Mon esprit bourdonne, incapable de traiter l'information.

Vivante.

J'essaye de comprendre, de saisir la réalité de ce qu'il vient de dire.

Le commandant - qui ignore tout de la tempête qui fait rage en moi - me donne des précisions pour m'y rendre facilement. Il me conseille aussi de me méfier, c'est peut-être un piège. Mais je n'écoute absolument rien. Le doute me dévore.

Et si c'est vrai ?
Si elle est vraiment en vie ?

Filant comme un fou et grillant tous les feux rouges, je m'agrippe fort au volant. Tout ce que je veux c'est arriver à temps pour lui dire ma façon de penser et lui montrer ma façon de faire.

« Tu m'écoutes ? » Alverola tendit l'oreille et fini par entendre le moteur qui rugissait dans la nuit.
« Tu vas te planter, Dalibor ! Calme-toi, ralentis ! »

L'asphalte défile sous mes pneus, les rues passent à une vitesse folle. Chaque seconde me rapproche de lui et de cette improbable vérité. Je serre les dents, m'efforçant de garder les yeux sur la route, tandis que tout en moi hurle d'envie de tout casser, d'arriver là-bas et l'obliger à lui faire cracher ce qu'il sait.

- Il a dit qu'elle est vivante ! Je dois savoir si c'est vrai ! Je dois le faire parler ! Crié-je enragé.

« Mais c'est peut-être faux ! » a-t-il objecté gravement. « Il a un plan, évidemment qu'il va te dire ce que tu veux entendre ! C'est du suicide d'engagé les hostilités alors que tu as une longueur d'avance ! Réfléchis bordel ! »

L'homme prudent vois le mal de loin. Et s'il existe un homme habité par la prudence c'est le Commandant. Je ne lui en veux pas car c'est à lui qu'on demandera des comptes si ça tourne mal.

« Tu dois te calmer ! Tu dois absolument garder la tête froide ! Tu ne sais pas s'il te dit la vérité et il n'est peut-être pas seul ! »

Malgré son ton autoritaire, je pouvais sentir la peur dans sa voix. Mais la peur et la mort n'ont pas d'importance dans ces circonstances. Toutes les lignes se brouillent. Seules les pulsions survivent à ce taux d'adrénaline.

La tentation d'en finir est grande, même si je sais qu'il a raison, que je mords à l'hameçon comme un débutant sans preuves, uniquement des paroles habilement choisies. Pourtant, une guerre terrible fait rage en moi, nourrie par un effroyable désir de vengeance.

De rues en boulevards, d'avenues en impasses, après avoir enfreint quinze fois le code de la route, je suis arrivé dans une zone périurbaine coincée entre le périphérique, l'autoroute et la Seine. Mon pied se relâche un peu sur la pédale.

« Tu y es. Arrête-toi ici. » Soulagé que je sois un seul morceau, Alverola avait repris une voix ferme. « Coupe tout et calme-toi. »

J'éteins le moteur et ouvre les fenêtres pour capter le moindre bruit. En alerte, mes yeux fouillent déjà l'obscurité. C'est un quai face à un immense terrain vague qui sert de décharge publique et de cimetière à véhicule. On n'y voit pas grand-chose. Mes sens se mettent en alerte. Les mains agrippées sur le volant, le souffle court, j'ai le rythme cardiaque effréné.

« Reste dans ton véhicule et éteins la sonnerie. Il ne doit surtout pas t'entendre. Est-ce que tu vois quelque chose ? »

Je scrute les environs, guettant le moindre mouvement suspect. Soudain, rompant l'obscurité, une lueur jaunâtre vacille dans le rétroviseur gauche. Un véhicule garé quelques mètres plus bas venait d'être déverrouillé. J'aperçois un homme seul qui, sans se presser, se dirige vers un petit utilitaire de type Kangoo.

C'est peut-être lui ?

Je glisse l'information dans l'oreillette. Les yeux rivés sur l'homme, je l'observe saisir un téléphone. Mon cœur bat à tout rompre, le sang pulse dans mes tempes. Je suis à deux doigts de sortir et de lui sauter à la gorge, quand la voix ferme d'Alverola s'imposa encore : « Tu ne sais pas s'il joue solo ou s'il n'est qu'un pion. Si tu l'attrape maintenant tu risques de tout perdre, même ta sœur. »

Ma mâchoire se contracte, le combat intérieur que je mène est épouvantable. Il jouait le rôle de ma conscience, me retenant à distance telle une laisse invisible. Mon sang froid a l'épaisseur d'un trait, je me sens mis au pied du mur, pourtant j'hésite.

Il suffit d'un rien, juste sortir du véhicule, le reste suivrait naturellement : contourner la carrosserie en position accroupie, faire quelques pas dans l'ombre, le surprendre par l'arrière et l'étrangler jusqu'à ce qu'il perde conscience. L'endroit s'y prête bien, pas de témoins.

Il suffit toujours d'un rien pour prendre une mauvaise décision.

Le souvenir de mes années à l'armée refait surface. L'entraînement mais surtout l'obéissance aux ordres pour ne pas commettre d'erreur. La discipline nécessaire afin de ne pas céder aux tentations de l'impatience.

En pleine hésitation, je ferme les yeux pour reprendre mes esprits et respire profondément. L'air glacé de la nuit s'infiltre dans mes poumons tandis que la voix de la raison reprend : « Si tu échoues, il va se venger, s'en prendre à ta sœur, à la fille de Toma. Pense à ta mère Dalibor... Tu dois attendre, c'est le seul moyen. S'il dit vrai on trouvera Ambra, tu as ma parole ».

Ces mots agissent comme un rappel paternel, mes muscles se détendent mais mon esprit reste acéré. La vibration de l'appel se superpose sur sa voix.

- J'accepte, ai-je lâché froidement sans lui laisser le temps de parler. Tu l'auras, mais sa fille tu la laisse en dehors de tout ça.

Les gens ne s'imaginent pas combien de douleur et de colère il faut pour atteindre ce niveau de calme. L'envie de le faire souffrir n'a pas disparue, bien au contraire, elle reste tapie dans l'ombre en attendant le moment propice.

Le silence s'étire un instant avant que sa voix ne réponde satisfaite :
- Sage décision. Je te recontacterai à la fin du mois.

Le type, qui ne se doutait nullement de ma présence, balança le téléphone par-dessus son épaule et rentra dans sa fourgonnette. Je le laissai démarrer, sans bouger. Puis, après quelques secondes, je mets le moteur en marche et commence la filature.

La Jeep glisse dans l'ombre. Je roule à dix à l'heure en le suivant à bonne distance tout phares éteins. Le jeu de piste dura moins d'une demi-heure et nous mena vers une petite zone pavillonnaire huppée de proche banlieue.

Trop tranquille, trop propre, pour ce genre de spécimen. Il devait avoir une solide couverture pour vivre ici.

La Kangoo manœuvre vers une descente qui donne accès au garage d'une petite maison. Je m'arrête et dicte au Commandant le numéro de sa plaque, en mémorisant bien chaque détail qui m'entoure. Avec mon téléphone, je zoome sur sa boîte aux lettres : "Novak".

Alverola, qui était resté silencieux tout le long, m'assure qu'il trouvera tout à son sujet.
C'est un bon commissaire, un bon chef, mordu par son travail. Je sais qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour récolter un maximum d'informations.

De la rue, je vis ledit Novak rentrer dans son salon et s'assoir dans un canapé face à la baie vitrée. Le type est de corpulence moyenne, la trentaine, cheveux noirs épais, une dégaine de rockstar. Personne ne l'attendait.

Je suis resté un long moment immobile dans la pénombre à observer ce nouveau perturbateur. Le manque d'expression sur son visage, son regard dans le vide. Il ne bougeait pas. Son immobilité était menaçante à elle toute seule. Malgré la distance, je pouvais sentir sa détermination. Celle de l'homme qui n'a qu'un seul objectif et rien à perdre.

Un homme dangereux, sur qui il vaut mieux avoir quelques coups d'avance. Mais également un homme qui se la joue malin, trop sûr de lui, persuadé de pouvoir me dicter sa loi et qui ignore tout le mal que je lui ferai la prochaine fois qu'on se verra.

Bientôt. Pas ce soir. Je ne peux pas décevoir Al' après ce qu'il a fait pour moi. Oui, bientôt. D'abord le photographe d'Istok, ensuite ce cafard de Charly, puis ce sera ton tour "Novak".

Je quitte son quartier dans le brouillard. Tout entre en collision dans ma tête : ma petite sœur, ma mère, Kristina, Isaak, le cafard, Toma, madame Petrusev.

Totalement fracassé, j'ai du mal à conduire. Ça guidonne. Je roule à cinquante pour éviter les problèmes.

C'est le chaos. Immense. Compacte. Un chaos où la probabilité qu'Ambra soit vivante n'ose pas se matérialiser. Impossible de nourrir des espoirs tant que je n'aurais pas de preuve solide.

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Hej vous m'avez tellement manqué 🥹

Finalement nous avons enfin l'identité d'un nouveau perturbateur, dites bonjour à Novak et préparez vous à subir des montagnes russes émotionnelles avec lui.

Get ready pour la scène suivante

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