21 | Ces frontières invisibles
C'est le doux ronron de Jack qui m'a tiré lentement des brumes du sommeil. Elle était là, de retour après trois semaines d'absence et, tandis que je lui caresse doucement le crâne, pour un bref instant, la vie m'a semblée parfaite.
Bien au chaud sous la couette, j'ai un peu de mal à situer si le pirate est vraiment venu me rendre visite au milieu de la nuit ou si c'est une blague de mon esprit. Pourtant, lorsque je m'étire, mes yeux rencontre son teeshirt gisant près du lit comme s'il avait oublié son ombre derrière lui avant de partir.
Il est encore imprégné de son odeur et de son sang qui me rappelle ses blessures. Son regard dur et triste à la fois. Ses yeux inoubliables.
Il a vraiment posé sa bouche sur mon front ?
Un sourire me monte aux lèvres au souvenir de ce qu'il m'a dit. Pourtant un doute s'installe. J'ai peut-être tout déformé, tout interpréter de travers. La faute à ma vulnérabilité.
Je secoue la tête, agacée. Je ne veux pas être ce genre de fille qui se raccroche à une corde tissée d'espoirs et qui finie pendue au bout d'un rêve. Ce rôle est déjà attribué à Flavia.
Je me lève et file vers la salle de bain. Le miroir me renvoie une image un peu crue mais au moins j'ai les traits reposés et presque pas de cernes. J'ouvre le robinet. La canalisation râle fort avant qu'une eau glacée ne jaillisse. Tandis que je frotte le tissu à travers la mousse savonneuse, l'ironie me fait grimacer.
Depuis combien de jours cela dure-t-il ?
Est-ce vraiment la chaudière qui m'a lâchée ou l'ont-ils coupé parce que je n'ai pas payé ?
Sur la pointe des pieds, j'étendre le teeshirt propre à la barre du rideau de douche puis me déshabille avant de me glisser sous l'eau. Glacée, évidement, et aucune chance qu'elle ne se réchauffe.
Le manque de fric commence à peser. L'eau froide, on s'y fait ; mais perdre l'appartement, ça, ce serait pire que tout. L'idée me prend à la gorge. Il faut que je trouve une solution et vite. Le front collé contre le carrelage, je me laisse envahir par la lassitude.
Pourquoi on paye pour vivre ? Qui a inventé ce système complètement con ? Les autres êtres vivants ne payent rien du tout. On pouvait pas rester comme les hommes des cavernes ? En plus je suis certaine que j'ai complètement oublié comment ça fait de travailler.
Je me voyais déjà sept heures par jour devant un tableau Excel à lutter contre l'envie dévorante de balancer l'ordinateur par la fenêtre, et les collègues avec. Après j'irais en prison. Le seul endroit où tout est gratuit, mais qui te coûte ta liberté.
Je ne suis pas faite pour cette vie, me lamentais-je en sortant de la douche, grelottante, enroulée d'une serviette.
Dans la cuisine, j'ai posé la machinetta italienne sur le gaz. Tandis que le café se prépare, mon regard est attiré par un verre posé à côté de l'évier. Boire l'eau du robinet c'est aussi malin que de nager dans la Seine. À l'heure qu'il est, Cardini est peut-être déjà tout vert et couvert de pustules. L'imaginer me fait simultanément de la peine et grimacer.
Le café monte en sifflant le début du bonheur. Je le verse, ajoute deux sucres en touillant lentement. L'odeur me réconforte instantanément. La tasse au creux de mes mains réchauffe ce que la douche glacée a figé avant que je ne la porte à mes lèvres. Par dessus la fumée quelque chose attire mon attention.
Un petit mot posé sur le bar.
Finalement, il a quand même laissé sciemment une trace de son passage. Pour moi. Et je souris comme une imbécile en le lisant. Même le « ma belle » final ne réussit pas à m'agacer, c'est frustrant. Je ne veux toujours pas être ce genre de fille, pourtant une chaleur me monte au cœur, un truc discret, mais impossible a ignorer.
Quand j'ouvre les volets en grand, la lumière envahit la pièce d'un coup. Le froid s'infiltre aussi, accompagné de quelques rayons de soleil qui ne réchauffent rien du tout mais font du bien malgré tout. Je récupère la clé dans le panier et prends mon téléphone.
14h.
Dimanche.
Pas d'appels de César.
Je suis presque déçue qu'il n'ait pas remarqué mon absence. Savoir que je suis encore libre de vivre comme je l'entends devrait me remplir de soulagement, sauf que ce n'est pas le cas. J'ai l'impression d'être de nouveau livrée à moi-même, une boussole cassée qui ne sait ni quoi faire ni où aller.
Marius saurait.
Marius savait tout.
C'était mon voisin d'enfance. Prof de philo à la retraite, veuf et ruiné, il vivait seul avec pour unique richesse les connaissances qu'il n'a eut de cesse de me transmettre. Il pensait que ces armes suffiraient à m'extraire de ma vie. Il faut croire que c'est un chouïa plus compliqué. Le moment est bien choisi pour lui rendre visite au cimetière.
Après avoir mis la musique à fond, je me déhanche avec la furieuse envie de me faire belle. Mon choix se porte sur une magnifique robe prune en sachant pertinemment que je vais mourir de froid. Peu importe, elle me rend belle comme un arc-en-ciel.
Ensuite, je me suis battue avec mon eye-liner et j'ai perdu. J'ai vérifié que mes bracelets faisaient assez de bruit et que je sentais suffisamment bon. Puis, j'ai fait un ménage de camouflage et fouillé les placards pour trouver de quoi nourrir Jack.
Rien. Les étagères vides, me renvoient l'écho d'une galère qui s'installe. J'ai fini par dénicher une boîte de thon en espérant que ça la retiendra un peu plus longtemps ; même si je ne lui en voudrais pas si elle préfère se nourrir chez la maman d'Eduardo. Moi aussi je me damnerai pour manger chez elle.
Pendant le trajet en bus jusqu'au cimetière du Père Lachaise, je n'avais pas l'esprit tranquille. Avec tout ce qu'il s'est passé, je devenais parano. Chaque personne me donnait l'impression d'être l'inconnu de la vidéo. Écouteurs filaires enfoncés dans les oreilles, j'observais tout le monde d'un air suspect.
Lorsque le bus s'est arrêté, j'ai déambulé dans les allées qui serpentent entre les tombes. La mélancolie sur les visages fermés des visiteurs finie par me contaminer, alors je coupe la musique et mets mon téléphone sur silencieux au fond de mon sac.
La tombe rose granite du vieux couple fait dans le dénuement. Pas de fleurs, ni de plaques, juste une épitaphe en lettres dorées :
"L'enfer n'est pas une destination,
c'est l'espace qui nous sépare de ceux que l'on aime."
Immobile, je fixe ces mots qui me font mal. Encore et encore, comme à chaque fois que je les lis. Une envie de pleurer remonte dans ma gorge, je la contiens et lutte pour mettre de côté ce qui me touche. Il faudra bien que je m'habitude à vivre avec cette douleur qui ne m'abandonnera jamais, contrairement aux gens que j'aime.
Je suis restée là de longues minutes sans bouger, accrochée aux souvenirs qui défilent. Les seuls souvenirs normaux d'une enfance déglinguée.
Marius était cette anomalie qui n'aurait jamais dû croiser mon chemin. Il appartenait à ceux qui sont nés du bon côté de la rue, là où le courage signifie se lever chaque matin pour gagner honnêtement sa vie et qui s'en référent à la justice pour juger du bien et du mal. De notre côté du trottoir, le courage est une question de survie, il se mesure à ta loyauté et à ta capacité à protéger les tiens. Parce qu'on ne renie jamais sa famille, même une famille de merde comme la mienne.
Depuis sa mort je ne sais plus de quel côté je me trouve, à qui j'appartient, ce qui est bien ou mal. Tout est embrouillé et je fais n'importe quoi.
Au retour, je me suis perdue par habitude dans les ruelles, le cœur lourd et plus fragmentée qu'un puzzle de mille pièces. Le bruit incessant des humains et des véhicules me fait vite regretter la quiétude des morts. Pour étouffer ce vacarme, je sors mon téléphone et c'est là que je vois les 17 appels en absence de Flavia.
Mon estomac se serre. Une boule d'angoisse monte en moi. Ça sent pas bon, pas bon du tout. Au même moment elle rappelle, je décroche :
- Kristy... murmure-t-elle à voix basse.
- Pourquoi tu chuchotes ? M'inquiétais-je aussitôt.
- Je suis cachée dans la réserve. Il faut que tu viennes, y a ...
Samuel !
Ce connard est encore venu s'en prendre à elle.
- Bouge pas, j'arrive, raccrochais-je précipitamment en sentant grimper la rage tout le long de l'œsophage.
Moins de cinq kilomètres me séparent de la rue de Lappe, mais je n'ai pas de temps à perdre, alors je me paye le luxe de monter dans le premier taxi qui passe.
Ah ! Il va avoir une sacrée surprise en me voyant. Depuis le temps que je rêve de lui rendre tout le mal qu'il lui à fait. Les trouduc comme lui faut leur faire comprendre dans le seul vocabulaire qu'ils connaissent : violent et radical !
Arrivée sur place, ma colère était à son paroxysme, mais un autre sentiment est venu lui tenir compagnie. La sourde crainte que l'inconnu de la vidéo soit là, tapi dans l'ombre. Heureusement, j'avais une priorité sur laquelle me concentrer.
- Excusez-moi, vous auriez un pied-de-biche par hasard ? demandais-je en payant la course.
Le chauffeur a dû me prendre pour un cinglée, je m'en fiche je ne le reverrais plus jamais.
Évidemment, il n'avait pas de pied-de-biche, c'est donc une clé anglaise que j'ai brandie en enfonçant la porte du bar avant de gueuler :
« t'es où espèce de connard ? »
Je ne sais pas où il était, mais visiblement il n'était pas ici et il va falloir que je révise sérieusement ma théorie des surprises, parce que c'est moi qui ai été étonnée - et pas qu'un peu - en voyant Cardini.
Bien qu'il fumait nonchalamment sa cigarette, sans se retourner ni sursauter, ce n'était pas un mirage. Je l'ai immédiatement reconnu car lui seul sait être beau, même de dos.
Je n'aime pas les coïncidences, et vu l'attitude de Flavia j'ai compris que ce n'en était pas une. D'abord cachée par la haute silhouette du pirate, elle est arrivée à toute vitesse vers moi le sourire triomphant aux lèvres, celui de la gagnante qui à réussie son coup. Je suis encore toute tremblante de colère contenue lorsqu'elle me serre très fort dans ses bras.
- T'arrive à temps, il allait partir, me chuchote-t-elle au creux de l'oreille la voix surexcitée.
- Tu pouvais pas me le dire par sms ? me renfrognais-je sévère en rangeant l'arme dans mon sac.
Pour toute réponse, elle m'offre une adorable moue avant de hocher la tête en direction de la table où il est assis.
- Irish ?! Lance-t-elle en filant derrière le comptoir sans attendre de réponse.
Je souffle et vais m'asseoir face à lui. Il n'est pas du tout vert et ne ressemble pas au Grinch, au contraire il est particulièrement beau et élégant dans son costume. Malgré ses blessures, il a toujours ce maintien agréable avec ce rien de suffisance tranquille de ceux qui ne doutent jamais.
Dommage qu'il se soit rasé, me fis-je la réflexion.
Je trouve que ça lui va moins bien que son éternelle barbe de trois nuits.
Il tripotait son verre sans le quitter des yeux, puis il rit doucement en les relevant vers moi.
- Quelle arrivée en douceur, siffla-t-il entre les dents.
Las de mon échec, je prends une cigarette dans son paquet posé au centre de la table. Avant que je ne me saisisse du briquet, il anticipe et me donne du feu.
- Qui était ta cible ce soir, Harley Quinn ? Me nargue-t-il par dessus la flamme, le regard profond et calme comme un félin.
- Son ex, maugréais-je en recrachant la fumée.
- Hej c'est pas mon ex, on est toujours ensemble ! Crie fort la concernée.
- Ça c'est uniquement parce qu'il est encore vivant ! Lui renvoyais-je tout aussi fort.
Le rire de Flavia éclata en remplissant l'espace, vite couvert par ses talons qui marquent son retour. Elle déposa l'Irish devant moi, et me dévisagea en caressant mes cheveux.
- T'es trop belle ! Toi aussi hein, ajoute-t-elle avec sa gentillesse habituelle. On dirait que vous allez à un mariage tout les deux ! Tu viens d'où comme ça ? Demande-t-elle gaiement.
- Du cimetière, réponds-je une grimace sarcastique sur les lèvres.
Cette involontaire ironie la surpris. Elle essayait de maintenir son sourire qui avait cessé d'en être réellement un. A contrario Cardini ne pu s'empêcher de rire. J'aime son rire rauque et si séduisant.
- Bon ! Je vais mettre de la musique. Je te laisse lui dire pour Sacha, lui dit-elle en s'éloignant.
Immobile, j'incline la tête sur le côté et croise les bras en attendant qu'il me dise ce qu'il y a. J'espère que ce con n'a pas décidé de me balancer à son père.
- Il voudrait que tu rentres à Istok pour fêter son anniversaire, commence-t-il.
- Ah...
J'avale une gorgée de café en imaginant déjà une excuse pour me débiner.
- Ta robe est dans la boîte que je t'ai amené l'autre jour, termine-t-il.
- Mmm... marmonnais-je absolument pas ravie que l'on m'impose ce que je dois porter. Et il t'a dit c'est quel jour son anniversaire ? Demandé-je.
Le pirate eut franchement du mal à étouffer un rire.
- C'est ton mari, pas le mien.
- Ah bah oui c'est vrai, râlé-je.
Je descendais lentement ma boisson, lui ne touchait pas du tout son rhum. Coincé entre ses longs doigts, il tapotait le rebord du verre avec une de ses bagues l'air ailleurs. Voyant qu'il ne disait rien, j'ai embrayé.
- Alors, t'es retourné à Istok ?
- Oui, pour récupérer quelques affaires.
Les choses devenaient concrètes. Il partait, comme il l'avait dit, rejoindre sa vie et les siens. Il n'était pas fait pour cette vie là et, puisque plus rien ne le retenait, mieux valait qu'il vive en adéquation avec ses principes.
Le pirate regarda sa montre, qui marquait sûrement pas loin de dix-neuf heures, puis il écrasa sa cigarette avec soin dans un cendrier déjà passablement plein, avant de relever sa grande carrure.
- Je dois y aller avant qu'ils bouclent le périmètre.
- T'as encore deux bonnes heures ! S'exclama Flavia qui de toute évidence ne ratait pas une miette de la scène.
- L'enclave sud, précisé-je.
- Et tu penses qu'ils te laisseront passer ?! Se moque-t-elle en revenant vers nous. L'éthylotest au post frontière ne sera pas de cet avis. T'as qu'a le raccompagner, ajoute-t-elle soudain en me fixant.
Une audacieuse lueur traversa son regard. Je voyais très bien où elle voulait en venir. Flavia est née 2000 ans avant l'invention de la discrétion mais pile l'année du culot. Elle espérait nous rapprocher, comme si nous n'avions pas déjà passer plus de jours ensemble cette semaine qu'avec n'importe qui d'autre.
Cardini ne disait rien. Il attendait en me regardant intensément comme pour m'inciter à prendre l'initiative. J'hésite. C'est peut-être la dernière fois qu'on se voit, mais l'enclave Sud représente un territoire interdit pour moi.
- C'est ça où la cellule de dégrisement, insiste-t-elle avec une moue divine.
Connaissant ma détestation des forces de l'ordre et de tout ce qui se rapproche d'un commissariat, mon amie savait trouver les bons mots pour me convaincre. En un regard c'est entendu. J'avale cul sec mon verre et nous quittons le bar la laissant avec un sourire plus large qu'a mon arrivée.
Dehors il m'a galamment ouvert la portière conducteur pour que je m'installe derrière le volant. Tout a l'air si immense comparé à ce que je conduis d'habitude. Soudain, il se penche en posant ses mains des deux côtés du siège. Je me tends, troublée. Penché sur moi, il l'ajuste vers l'avant et le rehausse, la tête presque posée sur ma poitrine. Son parfum m'enveloppe, ma respiration s'accélère, il est si près. Sans bouger, je le laisse faire en détournant les yeux pour observer les alentours avec la trouille d'être prise en flagrant délit. Pire, que l'inconnu ne surgisse.
Avant de s'installer à sa place, il a retiré son blouson et desserré sa cravate, puis m'a expliqué quelques fonctions basiques. Il n'y a que vingt minutes de trajet, je pense pouvoir m'en sortir sans faire de dégâts. J'appuie un peu sur l'accélérateur, l'aiguille monte rapidement. C'est un sacré bolide, j'ai l'impression de conduire un Boeing 747.
Il n'avait pas parlé depuis notre départ. Un lourd silence nous recouvrait comme une cape invisible à peine étouffé par la musique mélancolique qui s'échappait de la radio. D'accord, il n'est pas d'un naturel très bavard mais, au vu du nombre de cigarettes qu'il fume, je sais que quelque chose le préoccupe.
Même l'attente d'une demi-heure à l'entrée n'y changea rien. Il n'était pas fâché ou renfrogné, juste distant, pensif, le front soucieux. Peut-être à cause du sentiment d'échec. Devoir retourner chez lui sans avoir obtenu les réponses qu'il espérait.
Lorsqu'il me tend un billet de cent euros au moment de payer, ce fut l'occasion de briser le silence.
- Très drôle ! J'adore ton humour Dalibouré, mais on est pas à Istok, ici ils n'acceptent pas les billets de Monopoly. Allez, passe ta carte bleue comme tout le monde, me moquais-je pleine de sarcasme.
Un subtil ricanement s'échappa d'entre ses lèvres sans qu'il ne bouge. Le billet toujours coincé entre deux doigts à la façon des types dans les bars qui payent les musiciens, il gardait un visage sérieux.
- C'est un vrai, je n'ai pas de carte bleue et je ne suis pas comme tout le monde. Tu vois, on a au moins un point en commun, ma belle, fini-t-il dans un clin d'œil.
Sourcil relevé, je l'observe perplexe. Un vrai billet ? Je n'en ai pas vu depuis que l'Etat avait interdit les espèces pour lutter contre les trafics et inciter la population à utiliser l'euro numérique. Les seuls billets qui sont en circulation c'est à Istok, car ils ont leur propre système financier.
- Tu n'as pas l'air de me croire, insiste-t-il.
- Ne t'occupes pas de mon air Bill Gates et dis-moi plutôt où j'te dépose, réponds-je en le lui prenant.
Tandis qu'il pianotait des choses sur son téléphone, j'ai conduit jusqu'à son adresse, un endroit plutôt calme et reculé de l'enclave, en réfléchissant avec nostalgie à ce que l'on a vécu ces derniers jours.
- Au fait, j'aime beaucoup ton écriture, prononçais-je en arrêtant le véhicule.
Le moteur de la voiture tournait au ralenti. Surpris, Cardini leva le nez de son téléphone sans relever le compliment.
- Je ne savais pas que tu connaissais aussi bien les rues de l'enclave.
La tonalité intriguée de sa phrase me déstabilise, mon cerveau panique et répète en boucle « réponds, réponds vite ».
- J'ai... un bon sens de l'orientation, lâchais-je avant de réaliser que ma réponse n'a rien de convaincant.
Ses sourcils se soulèvent d'un coup face à cette aberration.
- Bon, je ferais mieux de rentrer, décrétais-je en détachant ma ceinture.
- Attend, me retient-il en attrapant mon bras.
Mon cœur s'arrête d'un coup. Bien que son geste soit doux, je me sens prise au piège dans mon mensonge et ne compte absolument pas lui donner plus d'explications.
- Le taxi n'est pas encore arrivé, termine-t-il.
- Un taxi ? Mais j'ai pas appelé de taxi.
- Moi si.
Me laissant muette de surprise, il extirpe une clope du paquet, l'allume, puis me la tend sans un mot. Le bruit du Zippo claque à nouveau quand il en embrase une pour lui-même. D'un clic, il abaisse les vitres électriques, laissant entrer l'air frais de la nuit et pose son avant-bras sur le montant de la portière. Le silence dans l'habitacle devient soudain trop épais. J'ai du mal à tenir ma langue.
- Alors tu pars ?
- Je pars, répond-t-il lointain.
Je sentie un fer chaud me marquer l'âme d'une trace que je savais par avance indélébile.
- Loin ? Demandais-je anxieusement.
Quand ses yeux se rivent dans les miens, je me sens stupide et intrusive à poser autant de questions.
- J'y ai pas encore pensé. Tu irais où toi ?
- À la mer, une destination que tu n'aime pas particulièrement je suppose, lâché-je entre un soupir et un sourire.
J'ai toujours aimé le soleil, la plage, rien foutre, nager un peu, lire en bronzant. Au lieu de ça, ma seule alternative se limite à mon quartier au bord de l'insurrection où les impayés et un inconnu me suivent à la trace ; et Istok, ma prison dorée, en sécurité, sans liberté, avec Sacha.
Aucune de ces options ne m'enchantent.
- Tu te souviens la première fois qu'on s'est rencontré, tu m'as demandé où c'était "chez-moi".
Il acquiesça de la tête. Je tire sur ma cloppe pour m'offrir l'occasion de détourner les yeux et aller au bout de mes pensées sans être perturbée par ses yeux dorés.
- "Chez-moi" c'est là où tu es venu cette nuit. Le seul endroit où je me suis sentie libre et en sécurité, prononçais-je comme à travers un vague chagrin.
À ma droite, le cuir crissa légèrement alors qu'il se redressait, mes mots semblaient éveiller en lui une attention particulière.
- D'habitude j'adore m'y réfugier, mais maintenant je ne suis pas sereine et pour te dire la vérité j'hésite à rentrer...
Sa paume chaude se posa avec douceur sur ma main. Ce contact inattendu m'arrache à mes réflexions et me fait tourner complètement la tête vers lui.
- Qu'est-ce que tu essayes de me dire Kristina ?
Mon prénom mêlé au ton doux de sa voix me remue très fort et fait remonter des émotions. Je ne sais pas me confier, j'ai peur d'être faible, de paraître immature. Il le faut pourtant, je n'ai pas le choix.
- J'aimerais savoir si le type qui t'attendait devant le bar de Flavia veut me faire du mal ? Réponds-je d'un ton qui se voulait exigeant mais sonnait exténué.
Cardini ne m'a pas répondu tout de suite. Sans me lâcher des yeux ni quitter ma main, il m'a pris la cigarette des lèvres. Je l'ai laissé faire sans bouger. Il l'a écrasée dans le cendrier avant de relever les yeux pour me dévisager. Lorsque je croise son regard, il est chargé d'une troublante contrariété.
- Tu crois que j'accepterais qu'il touche un seul de tes cheveux ?
Le sang afflue d'un coup à mes joues, il me semble qu'il fait très chaud d'un coup.
Je suis incapable de vous dire combien de temps nous sommes restés à nous regarder intensément - oh, pas plus de quelques secondes, mais il y a des secondes qui durent des heures. Un temps incalculable où la masse grise de mon cerveau déraillait en essayant de trouver comment interpréter ces mots.
Voyant que je ne disais rien, il renchéri :
- Il était là pour moi, tu n'as pas à t'en faire.
L'air à la fois grave, séducteur et rassurant, il abandonna ma main et se détacha pour se carrer dans son siège.
- Si tu as des problèmes tu peux me le dire, j'en parlerais à César et...
- César ?! Me coupe-t-il irrité. Le bon samaritain qui aide les gens en difficulté et protège ceux qui souffrent, la main sur le cœur sans jamais rien attendre en retour ?
Il venait de refaire son portrait-robot à la hache. Je n'étais pas fâchée que César, d'ordinaire si encensé, soit pour une fois durement critiqué, cependant Cardini ne me facilitait absolument pas la tâche pour lui venir en aide.
- Il est dur c'est vrai, concédais-je. Mais crois-moi qu'il fait toujours son possible pour nous aider. Il sait être compréhensif.
- Compréhensif ? Sursauta-t-il en se redressant. C'est pour ça que tu as été obligée de te cacher pour t'enfuir ?
Comme prévu, ses mots me touchèrent sans la moindre intention blessante.
- Moi c'est pas pareil... soupirais-je en m'enfonçant dans mon siège.
- Non, toi c'est pas pareil. Toi tu essayes de te persuader que c'est vrai, parce qu'il s'avère que c'est faux alors ça voudrait dire que tu ne compte pas vraiment pour lui.
Ses paroles m'ont fait l'effet d'une claque magistrale, de celles que l'on attend longtemps et que personne n'ose jamais prononcer. Qu'il soit téméraire au point de me confronter à mes propres contradictions m'agace, même si je sais qu'il a raison ; par orgueil, j'étais prête à répliquer, mais le taxi s'engageait déjà en contre-sens, alors nous sommes juste sortis de la Jeep en silence.
- Je suppose qu'on ne se verra pas à l'anniversaire, ne pus-je m'empêcher de relever en lui rendant les clefs.
- Tu suppose bien, confirme-t-il.
- Alors, au revoir.
Le pirate regarda ma main tendue vers lui. Il eut l'air de réfléchir avant de sourire, comme s'il venait de se souvenir de quelque chose, et bon sang, qu'il est beau.
Lorsqu'il la prit avec douceur, sans trop savoir pourquoi, au lieu de la secouer, je me suis hissée sur la pointe des pieds pour embrasser tendrement sa joue. Pile à la commissure de ses lèvres souriantes.
Un peu surpris, je sens qu'il se fige. Quand il baisse la tête pour plonger son regard d'ambre dans le mien, son sourcil se relève sceptique.
- Tu n'espérais quand même pas me dire adieu alors que tu me dois un café ?
Cardini se fendit d'un sourire en coin qui trotta jusqu'à mes fibres les plus secrètes. Un sourire qui caresse le cœur mais le serre aussi.
Je sentais que mes yeux l'aimaient déjà, peut-être parce qu'il correspond plus ou moins au type d'homme que j'aurais aimé s'il y avait de la place pour quelqu'un dans mon cœur. Je m'interdis d'y penser, cet espace vide doit le rester.
Alors, j'ai traversé la rue sans me retourner, tout en pressentant son regard dans mon dos. L'espérant.
Arrivée à la portière, je l'ai observé une dernière fois. Sur le seuil de sa maison, Cardini souriait, les mains au chaud dans son blouson aviateur. Moi aussi je souriais, mais derrière ce sourire je sentais la tristesse qui poussait les larmes sur le rebord de mes paupières. Parce qu'il avait le courage de faire ce dont je me sais incapable. Partir. Vraiment.
Je peux feindre d'être une rebelle ou le vilain petit canard désobéissant, la vérité c'est que je reviendrai au moindre coup de sifflet. Parce que c'est comme ça que ça fonctionne de notre côté de la rue.
On est conditionné à répondre à ces sirènes qui ne chantent qu'aux oreilles des gens de ce monde. Malgré les désaccords, la loyauté est greffée dans nos cellules. La fidélité plutôt que le déshonneur. On accepte pour eux, contre soi-même, avec notre propre perte en ligne de mire.
Une seule rue nous séparait, un monde en réalité.
J'hésite en ouvrant la portière, il le sent et, comme pour me donner le courage, il fait signe entre le pouce et l'auriculaire qu'il me téléphonera, déverrouille la serrure puis disparaît. J'observe quelques instants sa porte close et la lumière qui s'allume au rez-de-chaussée. Je sens monter en moi une irrépressible envie de courir me réfugier de l'autre côté, quand soudain un individu m'attrape par les deux épaules pour me tirer très fort en arrière.
____________________
Excusez-moi l'excès de ce chapitre qui sera coupé en deux (on dit MERCI au cliffhanger final et on ne frappe pas l'autrice) 🫣
La 2nde partie est déjà écrite, elle sera bien plus courte et devrait sortir la semaine prochaine 🤞
Sinon, not me absolument in love de leur évolution, je meurs à chaque regard, chaque paroles (est-ce qu'on dit des choses comme ça Cardini ?!), chaque gestes (on en parle qu'au chapitre 3 Kristina à refusé de prendre la main du pirate pour sortir de la voiture et là c'est elle qui lui tend la main et l'embrasse !)
Pauvre chaton, elle m'a brisé le cœur quand elle lui a demandé s'il partait, comme s'il venait s'ajouter a la longue liste des gens qui finissent par sortir de sa vie, et cette remise en question finale qui rappelle le début du chapitre m'a vraiment attristée.
Oui, même l'autrice est touchée, car je laisse la liberté des dialogues à mes personnages et ils ne manquent jamais de me surprendre, c'est pour ça que je les aime d'amour 🥹
Bon sinon, à votre avis qui vient tout casser à la fin ? Vous croyez que Cardini va quitter définitivement Istok ?
Si César réussi (grâce à Eduardo) à réunir les deux enclaves, peut-être que les choses seront différentes. Gardez ça en tête, ainsi que le compliment qu'elle lui a fait (c'est un indice pour la suite 🤫).
Merci d'être toujours plus nombreuses à me lire, j'adore vos retours et j'espère vous entendre crier jusqu'en Italie 🫶🏼
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top