19 | L'armée des damnés

Au fil des heures passées à tourner en rond dans mon petit appartement, le stress ne me lâche pas. Cette fichue photo me fait ressasser ce qui devrait rester enfoui.

Tout mon corps veut retourner à Istok, fouiller chaque recoin pour débusquer le cinglé qui joue à ce jeu malsain avec moi.

Ah ! Si je l'avais entre mes mains !

De nerfs, je froisse méchamment la photo qui se retrouve projetée contre le mur avant de rebondir au sol. Le crâne comprimé, je m'assois et m'attrape la tête un instant puis allume une cigarette pour me détendre.

Non, il ne faut plus que j'y aille !

Ça fait à peine quelques semaines que j'y pose malgré moi les pieds et César tente déjà de m'y enfermer. Faut savoir s'arrêter et se regarder sans tricher. La loyauté d'accord, mais l'obéissance je n'y arriverai jamais.

Je dois trouver une solution, un moyen de tenir mon engagement sans brader ma liberté. Ce serait tellement plus simple si je ne nourrissais pas l'espoir de voir resurgir mon père. Je peux fuir pour me rassurer d'être libre, la vérité c'est qu'Istok représente mon unique chance de le revoir un jour.

La colère viscérale que je ressens envers lui ne suffit pas à effacer l'attachement fou que je lui porte. Parce qu'il y a des vides qu'on ne peut pas combler et il est ce vide. Ce constat me plonge dans un sentiment d'impuissance. Je me sens nulle, incapable de contrôler ma vie. Des larmes d'amertume menacent de couler. Je les retiens, je suis plus forte que ça.

Moi qui ai gagné ma liberté dans le sang et les larmes pour vivre comme je l'entends, il m'est insupportable de la brader par loyauté envers un type qui s'en fiche de moi. Je veux vivre ici ?
Je le ferai ! Quant à mon père, s'il veut me retrouver et bien qu'il se débrouille !

Je broie ma cigarette dans le cendrier et me lève brusquement. J'ai besoin de me remuer pour ne pas m'enfoncer dans mes idées noires. Sur mon téléphone, ma playlist défile. Je choisis du Disco et le pose sur le comptoir à côté de la boîte de César qui n'a pas bougée.

La musique remplit l'air d'un rythme entraînant. Je sors du frigo des ingrédients pour préparer une pizza. Tout en me déhanchant j'étale la pâte, verse de la sauce tomate, éparpille du fromage, quelques feuilles de basilic et hop au four.

Pendant que je danse au milieu du salon, mon téléphone reçoit un message qui coupe la musique. C'est Eduardo. Je clique rapidement pour lui répondre. Apparemment tout s'est bien passé, alors je souris au moins à cette victoire.

Maintenant que je sais qu'il ne viendra pas, je me dirige vers la fenêtre pour fermer les volets. Une fois fait, je pivote vers la porte-miroir et observe mon reflet.

« T'es la meilleure », me félicitais-je un sourire sur les lèvres.

Non seulement j'ai réussi à désobéir à César mais en plus j'ai permis à Eduardo de se venger. Un mélange de fierté et de soulagement m'envahit.

Et l'autre qui voulait me mettre plus bas que terre ! « Tu es qui ? » Toujours cette façon insidieuse de signifier que l'on n'est rien, ou pas grand-chose, et qu'il faut mériter leur attachement.

Voilà qui je suis : Kristina, celle qui affronte tous les obstacles !

César n'est pas incapable de bonté, de même qu'une certaine forme de bienveillance. Le problème c'est que ça tient autant que les déco de Noël, autant dire pas longtemps.

C'est ce qui arrive quand on est trop habitué à avoir les gens à ses pieds, on perd le sens de la mesure, on mélange tout et tout le monde. Il aurait dû se rappeler pourtant dans quel feu je me suis forgée, lui qui y a largement contribué. Moi, il vaut mieux me tuer que de me contraindre, car a la 1ere occasion je trouverais une fenêtre par laquelle sauter.

Certes, on ne peut pas forcer les gens à nous traiter avec respect, mais on peut les faire regretter de ne pas l'avoir fait. Alors s'il veut me faire mal, je lui rendrai à ma manière.

Ah, tu pensais que tu pouvais me traiter comme une moins que rien ? Simulais-je une dispute face au miroir. Tu faisais moins le malin y a six mois quand t'es venu me supplier de me marier à Sacha pour qu'il ait ses foutu papiers ! J'espère que t'as apprécié les 5 étages, parce que tu vas les sentir passer quand tu vas devoir les remonteras pour que je revienne ! En attendant si tu veux jouer au con, tu joueras tout seul !

Quelques coups frappés sur la porte me font sursauter.

Déjà ?!

La panique s'empare de moi. Dans la précipitation, je réajuste la couette et range quelques objets en vitesse. Les flammes des bougies vacillent sur mon passage.

- Kristina ?

C'est Cardini ! Mon cœur s'emballe.
Qu'est-ce qu'il fait là, à deux heures du matin ?

J'attrape le rouleau à pâtisserie et entre-ouvre prudemment la porte. En voyant son état, je me fige un moment. Dans la lumière blafarde, il se tient sur mon palier appuyé de l'épaule contre le mur. Son visage est tuméfié, ses vêtements sont sales et ses traits sont ceux d'un homme à bout.

Par réflexe, je me penche sur le côté pour regarder derrière lui s'il n'est pas accompagné, puis j'ouvre davantage la porte en m'écartant pour lui libérer le passage.

Tandis qu'il enlève ses rangers, je pose mon instrument de défense et m'adosse à la porte en poussant un soupir.

- Eh bah, qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Il retire sa capuche et se frotte le crâne, dévoilant de nombreuses blessures. Son silence répond à sa place.

- Je vois, "règle numéro 1 on ne parle pas du fight club", le taquinais-je un peu.

Il a vaguement souri, faute de mieux. Ça doit vraiment lui coûter.

- J'étais sûre que ça te ferait rire, renchéris-je.

Tout en m'interrogeant de la tête, je lui fais signe que oui, il peut utiliser l'évier pour laver ses mains ensanglantées. Puis, comme s'il était chez lui, il se dirige dans le salon en esquivant les plantes suspendues et s'assoit sur le matelas.

De la poche de son treillis noir, il sort un Zippo et un paquet de cigarettes qu'il pose sur la table basse avant de passer une main sur son visage. J'ignore ce qu'il s'est passé, mais j'ai un mauvais pressentiment.

En lui ouvrant la première fois, j'ai enfreint l'une de mes règles fondamentales, celle de ne jamais laisser entrer un intrus dans mon univers. Voilà le résultat ! Cet excès de gentillesse pourrait me coûter cher.

Il n'a pas l'air méchant, rien qui devrait m'inquiéter hormis son état. Pourtant il faudrait que je prévienne Eduardo. C'est mon frère, le seul en qui j'ai confiance, mais je redoute sa réaction.

Le fait que je n'ose pas lui dire réveille un sentiment étrange. Ravalant mon inquiétude, j'éteins cette petite voix comme le réveil du matin et fait comme si de rien n'était.

- Ça va aller ? M'informais-je en me plaçant devant lui.

Tandis qu'il relève la tête, ses yeux remontent en partant de mes chaussettes. D'un coup mon cœur bat plus fort dans ma poitrine nue sous mon vieux teeshirt fatigué.

Sur n'importe qui d'autre ce regard aurait suffi à me rendre furieuse, pas sur lui. Lorsque qu'il m'a fixé j'ai eu le temps de l'étudier. Son visage était inexpressif, pas ses yeux. Les yeux ça trahis et les siens sont tourmentés.

- T'as d'autres teeshirt de cette taille ? Demande-t-il en éludant ma question.
- Heu... Oui, bien sûr.

J'attrape le plus large dans la pile de pyjama propres, le déplie en l'air. Je pense que ça fera l'affaire et le lui donne.

Il se redresse pour enlever le sien en grimaçant de douleur. Impressionnée comme à chaque fois par sa carrure, j'observe dans la pénombre son grand corps aux muscles arrondis avec juste ce qu'il faut de moelleux pour inspirer confiance.

Il est très beau, c'est une évidence.

Torse nu, j'ai vu sur son tatouage. Un aigle qui donne a son biceps l'impression que c'est une aile. En-dessous il y a une rangée d'environ deux cent soixante-quatre abdominaux. On aurait dit les pavés des Champs-Elysées.

Remarque ça doit être pratique de les compter pour s'endormir.

Sans le vouloir, je repense à ce matin. Ses mains sur moi. Son odeur. Sa bouche dans mon cou. Une chaleur diffuse m'envahit et les souvenirs de notre échange me reviennent. Je détourne vite le regard pour ne pas me laisser distraire et vais m'assoir.

Lorsqu'il reprend sa place, mon matelas ploie sous son poids ce qui a pour effet de me faire glisser un peu trop près de lui.

Les avant-bras calés sur ses cuisses, il allume sa cigarette avec des gestes lents sans relever la tête. Quand il me tend son paquet, je fais non. J'ai horreur qu'on fume la fenêtre fermée.

- T'as quelque chose à boire ? me demande-t-il en tirant sur sa clope.

Ah oui, l'hospitalité !

- J'ai du café et ça si tu veux, fis-je en ouvrant le sac de mini-bouteilles qui ont survécus à la nuit dernière.

En les voyant, Cardini retient un sourire. Il en prend une avant de l'avaler d'un trait. Dents serrées, lèvres pincées, il secoue la tête sous l'effet de l'alcool. Aussitôt la suivante y passe.

Il rendrait presque l'alcoolisme beau et sexy. Presque.

Comme un relent de mes traumatismes, j'ai soudain peur que l'ivresse lui fasse perdre cette maîtrise qui le caractérise tant. Je ferme le sac trop brusquement pour passer inaperçu, et le remets à sa place.

Perplexe, il doit s'apercevoir de mon trouble, car ses yeux cherchent les miens. Je triture mes bracelets en essayant de rester naturelle. Quelques secondes s'étirent avant qu'il ne dévie sur les bagues qui ornent ses doigts. Sans doute à cause du silence, il finit par desserrer la mâchoire.

- A quelle heure tu veux que je te raccompagne a Istok demain ?
- Je n'y retournerai pas, répondis-je déterminée. Dans ma tête c'est une affaire classé, fin de l'histoire.

Cardini m'a scruté avec un peu d'étonnement mais il s'est gardé de glisser le moindre commentaire, redoutant sûrement mes réactions. D'autant que sous le stress elles peuvent être violentes, et ce soir il a trop morflé pour encaisser davantage.

Chacun est resté un petit moment avec ses pensées. Sa cigarette fumait seule, il n'en restait presque plus rien. Son regard ne reposait sur rien de précis alors moi aussi j'ai regardé ce joli petit décor de bohème. Les innombrables plantes qui tiennent miraculeusement en vie, quelques belles toiles sur des murs si chargés que j'ai oublié ce qui se cache dessous.

Un papier-peint rétro, si mes souvenirs sont bons.

Les tapis aux douces nuances bordeaux, tout doux sous mes pieds nus. Au moins un millier de livres et presque autant de babioles. Des choses auxquelles plus personne n'accorde d'importance. Des objets inutiles et sans valeur, qui comblent le vide et dont la seule fonction est d'être étonnant et original, comme j'aurais aimé que le soit ma vie.

Le silence commençait à me déranger, ça ne pouvait pas s'éterniser. L'esprit vide, il jouait avec sa chevalière alors j'ai regardé ses doigts longs et fuselés. Puis mes yeux sont remontés lentement vers son visage impassible et tendu. Son sourcil droit n'est plus très droit, il a une jolie bosse au front, et aussi une plaie dans ses cheveux ras.

- Tu saignes, lui signifiais-je en désignant l'arrière de son crâne qui a visiblement prit un violent coup.
- C'est rien, répond-t-il lassé en y passant la main.
- Oui mais tu vas salir ma cabane, insistais-je en me redressant.

Les yeux un peu plissés, il penche la tête sur le côté en essayant de comprendre.

- Ta cabane, répète-t-il dans un bref sourire.

Pour toute réponse, j'ai fait un geste vague vers les voilages qui l'entourent avant de disparaître dans la salle de bain.

- Ça m'aurait étonné que t'ai juste un lit comme tout le monde, me lance Cardini tandis que je cherche du désinfectant.

- Je ne suis pas comme tout le monde, réponds-je en lui envoyant une boite de mouchoirs qu'il attrape au vol.

Du mini-congélateur, je prends le bac à glaçons et en démoule quelques-uns dans un bol.

- Non, toi t'es Kristina RIS-TIC, m'imite-t-il dans mon dos, d'un ton qui se voulait taquin mais qui sonnait contrarié.

« Tu penses que tu n'as pas le droit d'être sensible, qu'il faut être dur pour survivre. » avait-il ajouté ce matin. Il croit que je suis insensible, il est si loin de la vérité. Et c'est mieux ainsi.

- Exactement, murmurais-je entre mes dents en revenant.

Après avoir posé le bol sur la table, j'ai replié mes jambes sous mes fesses pour me rehausser et nettoyer la plaie dans sa nuque. Là aussi j'ai découvert un tatouage.

Décidément, ce mec est un calendrier de l'avent.

C'est une petite croix avec la lettre A. Je me demande qui ça peut être.

Ne voulant surtout pas paraître trop gentille, ni trop attentionnée, j'essaye de faire ça vite fait. Plusieurs longues minutes s'écoulent durant lesquelles seul le silence règne. Il faudrait que je lui parle du gps et de ce matin, mais je ne sais pas comment aborder le sujet sans me montrer désagréable.

Finalement je reprends place et emballe les glaçons dans un mouchoir avant de l'appliquer sur son arcade. Il a rallumé une cigarette que j'ai regardé avec animosité. Ses yeux n'étaient pas très expressifs et j'ai senti qu'il n'avait pas envie de parler malgré la proximité.

Nous étions aussi immobiles l'un que l'autre, comme si nous attendions un bruit, un signe, quelque chose qui ne vient pas. Le temps passe trop lentement, le manque de sommeil se fait ressentir, et le besoin de parler me démange.

- N'empêche t'avais l'air vachement plus en forme sur le sol de ta cuisine, ironisais-je pour détendre l'atmosphère.

Je n'aime pas ma voix quand elle est trop amère, mais on ne peut pas se taire tout le temps. Lui aussi a un rire un peu amer avant de répondre.

- Parce que ce midi j'avais encore de l'espoir, répond-t-il dans un souffle.

Dans l'état où il est, j'ai tendance à le croire. Cet aveu m'intrigue autant que ses yeux vitreux et fixes qui racontent des choses que je n'aime pas. Je sais reconnaître la souffrance quand j'en vois. De la souffrance et beaucoup de désespoir.

Cardini a regardé la cigarette qu'il avait entre les doigts, l'a coincée dans l'encoche du cendrier puis il a tourné la tête et m'a regardé droit dans les yeux.

- Et toi tu avais l'air inquiète. Pourquoi ?

Sa question n'est pas du tout celle que j'attendais. A une demande aussi directe j'aurais dû répondre par la colère, mais je suis prise au dépourvue et son regard me perturbe davantage.

Je ne sais même pas quel mensonge inventer. Rien ne vient sauf cette maudite photo et tout ce qu'elle implique. Mes pensées m'échappent, mon corps tout entier se tend. Je refoule du mieux que je peux pour ne rien laisser paraître.

Je n'ai pas envie de parler. Parler ça finit toujours par entrainer plus loin. Surtout je me méfie trop de lui et ne suis pas convaincue par sa sincérité

- Tu peux me faire confiance, ajoute-t-il comme s'il lisait en moi.

Il est possible que ce soit vrai, comme il se peut que ce soit faux. Peut-être que je suis complètement folle mais je veux le croire, alors j'ai besoin de dissiper le doute.

- Pourquoi tu as mis un gps dans mon sac ? Lui demandais-je soudain fâchée.
- A cause des documents de César, répond-t-il posément.

Je l'étudie à la recherche du moindre signe de mensonge et n'en vois pas l'ombre, ce qui ne m'empêche pas de rester soupçonneuse.

- Et mon blessé ?! Ne me dis pas qu'il t'a assommé, j'y crois pas du tout, le prévenais-je.

Il ricane presque sans bruit avant de répondre :
- Il était dans mon coffre.

J'écarquille les yeux comme s'il avait dégoupillé une grenade. Pas perturbé, il pousse un léger soupir puis passe une main sur son crâne, chez lui c'est signe de trouble.

- Je voulais qu'il me conduise jusqu'à ce Charly, mais j'ai pas réussi...

A l'entendre, on sentait la colère. Ne comprenant pas du tout le sens de ses paroles, j'attends qu'il continue en le regardant fixement. Lui fixait ses mains le regard durcis et remplis d'ombres. Il a réfléchi avant de parler, puis il a déclaré :

- C'est sans importance maintenant, tout est fini, termine-t-il contrarié.

Incapable de comprendre où se trouve le préjudice, je me demande ce qu'il a, pourquoi c'était si important.

C'est moi qui ai prévenu Eduardo en voyant les coordonnées de la banlieue Nord sur le GPS de sa Jeep. Je voulais faire quelque chose de bien, lui éviter de se retrouver seul là-bas, pris au piège dans ce qui ne le concerne pas.

J'étais satisfaite que ce perturbateur soit hors d'état de nuire, mais ce n'est pas ce que lui voulait. Il voulait autre chose et j'ai pressenti qu'il ne me le dirait pas.

Le silence s'étire entre nous, je n'ose rien dire, rien avouer. Pensive, je me suis mis une cigarette à la bouche et j'ai cherché un briquet. C'est lui qui m'a donné du feu en le protégeant de sa grande main.

Par-dessus la courte flamme, il m'a regardé profondément, presque tendrement. J'ai soutenu son regard et j'ai remarqué que ses iris avaient la même couleur que le feu. Très dorées, et si réconfortantes que s'en était irréel.

- Maintenant dis-moi pourquoi tu étais inquiète, ma belle, réitéra-t-il.

La voix rauque du pirate était à la fois douce et sérieuse, elle aurait pu m'envoûter s'il n'avait pas tapé là où ça pouvait faire mal.

Car brusquement j'ai revu Filip mort. Je me suis aussi rappelée à quoi ressemblait son cadavre verdâtre décomposé dans le tiroir de la morgue.

C'est étrange comme parfois on se souvient de tout, d'un coup. Ces souvenirs qui se comportent comme des voleurs qui rentrent par effraction la nuit, et dont les images sont aussi meurtrières que des balles perdues.

Tandis que la désolation me submerge, mes larmes ne tombaient pas vraiment, elles se contentaient de tout embrouiller. Cardini me laissait du temps, un peu de temps pour décider si j'aurais le courage d'exprimer tout ce que je vois. Il attend que je me livre sans savoir que j'ai à peu près aussi peu de chance de parler, que d'oublier.

J'aurais pu, ne serait-ce que pour calmer mon tourment. Ça ne l'aurait pas allégé d'un gramme. Et puis, je pressentais les questions. Beaucoup de questions. J'ai horreur des questions, plus particulièrement celles qui n'ont pas de réponses.

Surtout je ne voulais pas entendre ma propre voix admettre la vérité : Filip est mort à cause de moi.

Je le savais pourtant, mais je ne voulais pas me rappeler de cette sordide réalité. C'était plus confortable quand personne ne me croyait et qu'on me pensait folle, je m'en rends compte maintenant. Frustrant mais confortable, car le doute subsistait; au moins un peu.

A présent ce n'est pas qu'une intime conviction, c'est réel : il est mort à cause de moi, et d'autres personnes peuvent encore mourir à cause de moi.

Contre sa tempe ma main devait trembler très fort, car il a stoppé mon geste en m'attrapant le poignet et ses yeux d'ambre ont plongés dans les miens d'un air sérieux.

Il se demande sûrement si je tremble de peur. Oui, j'ai peur que ça recommence. Et froid, à cause de l'hiver qui s'infiltre par les cloisons, des glaçons qui fondent à travers les mouchoirs, mais encore plus à cause du cadavre de Filip dont la froideur m'a contaminée. Le froid était partout.

Ses pupilles rivées sur moi brillent dans l'obscurité de l'endroit. Si chaudes et si rassurantes qu'un instant j'ai pensé que mon cœur céderait à la raison. A deux doigts de succomber à sa chaleur, je me décide enfin à parler.

- Pour rien, murmurais-je les lèvres tremblantes.

Ne rien dire, tout garder pour soi, c'est le plus sûr moyen d'entretenir la terreur. Cependant c'est plus fort que moi.

Compréhensif, il sourit en coin et dans un mouvement lent il lève sa main libre pour la glisser à travers mes cheveux jusqu'à l'arrière de ma nuque. Surprise par son geste, j'ai un mouvement de recul malgré qu'il n'y avait rien de malveillant dans son attitude.

La tendresse me surprend toujours, même quand c'est pour mon bien - surtout quand c'est pour mon bien - parce que je n'en ai pas l'habitude. Pourtant, sa main dans ma nuque, c'est le geste le plus doux et le plus viril qu'il m'ai été donné de ressentir.

- Rien, exactement le temps qu'il lui reste, dit-il en reprochant ma tête pour poser doucement ses lèvres sur mon front.

J'ai souris un peu malgré moi à sa réplique de Don Juan et nous sommes restés ainsi immobiles quelques instants. Si proches que je sentais la chaleur monter de son torse et m'emporter. Bien sûr j'ai pensé à me dégager, mais j'avais encore besoin d'un peu de réconfort.

Au bout d'un moment ses lèvres ont glissé de mon front à mon oreille et il a murmuré :
- Ça sent le brûlé.

Merde, la pizza !

Tout d'un coup rattrapée par la réalité, je mets un terme à tout ça en me levant à la hâte et ne peut que constater les dégâts. Elle est calcinée.

- J'espère que t'avais pas faim, parce que j'ai rien d'autre.

Je crois qu'il a souri en secouant la tête avant de s'allonger, une main sur son ventre, l'autre derrière sa tête. En revenant, j'ai éteint la lampe turque en mosaïque qui provenait directement du fond des années 70, plongeant la chambre dans une agréable pénombre.

La lumière des bougies dessinait son profil avec une rare douceur. Il regardait les voilages au-dessus de ma cabane, comme immergé dans une rêverie intérieure. Le silence est épais et l'ambiance étrange.

Voyant que je ne disais rien, il a prononcé d'un ton sans timbre comme dans un songe :

- Je cours après un fantôme...
- Ah j'connais ça, souris-je amèrement en pensant à mon père. Il s'appelle comment le tien ?
- Ambra, répond-t-il la voix chargée de tant d'affection en prononçant son prénom que ça m'a serré le cœur.
- Oh, je vois, réponds-je de loin.
- Je ne crois pas, fit-il avec un sourire furtif. Ce n'est pas une femme, c'est ma sœur.

Je me disais bien aussi, il n'a pas le physique de celui qui a besoin de courir après quelqu'un.

- Elle a disparu quand elle avait 4ans.

Sa voix était comme un écho, sourde et sans relief. Cette corde sensible qu'il vient de réveiller attire toute mon attention.

- Comment ça disparue ? Demandais-je soudain les sourcils froncés.

Contrairement à moi, Dalibor n'avait aucun mal à se confier sur ce qui le tourmente. Il m'a raconté l'été de ses sept ans sur une plage de la Côte d'Azur. Sa sœur a échappée à sa surveillance, elle s'est probablement noyée. Ils ne l'ont jamais retrouvée.

Ses mots me frappent en plein cœur. Je ne peux pas me mettre à sa place, mais je peux imaginer ce que je ressentirais s'il arrivait quelque chose à Eduardo. Moi qui me suis juré que le premier qui toucherait à un de ses cheveux aurait ma signature sur son cercueil.

Durant toutes ces années, il a fait son deuil sans jamais se pardonner de ne n'avoir pas su la protéger. Jusqu'au jour où un certain Isaak a évoqué la possibilité qu'elle ai été enlevée. Malheureusement il est mort avant de pouvoir lui en dire d'avantage. Depuis, il cherche la vérité. Cette vérité que Charly détenait peut-être avant de mourir, lui aussi. Le sentiment d'inachevé qui l'envahit est douloureux.

Ce qui clochait dans tout ça s'éclaire enfin. Il me manquait des morceaux de l'histoire pour que j'y voie plus clair. Par ces confidences il me laisse désemparée. Tout un tas de questions me viennent. Je voudrais le réconforter, trouver des mots d'espoir, mais une main invisible me retient, une barrière infranchissable qui m'empêche de bouger : la honte.

Comprenant la terrible décision que j'ai prise, je déglutis et les battements de mon cœur s'emballent. Il a échoué par ma faute. Ce constat me ravage. Mon ventre se noue très fort. Je déteste la culpabilité que je ressens et qui soudain m'accable.

Quand il le saura, il me détestera. Sauf si... Peut-être que si je trouve les réponses à ses questions alors...

- Tu sais, c'est pas grave si tu ne trouves pas, commençais-je en le regardant avec compassion.

Le pirate penche la tête sur le côté et ouvre un œil contrarié en levant un sourcil.

- Je veux dire, c'est quoi le plus important : que tu saches la vérité ou que ce soit TOI qui trouves la vérité ?

Ce n'est pas la même chose, et s'il ne s'est jamais posé la question, à présent il se la pose. Ses yeux se perdent dans le plafond et je vois qu'il réfléchit à la chose. Je souris, il est intelligent, il va comprendre. C'est quelqu'un de réfléchi. Beaucoup de muscles mais surtout un cerveau.

J'espère que mes paroles le motiveront à se battre car s'il y a quelque chose à trouver, je sais qu'il trouvera. Pour mon père il n'y a rien à chercher, juste à attendre. Bien que je refusais de l'admettre, je l'attendais quand même.

Allongés sur le dos, nous sommes restés longtemps silencieux, habités par deux tristesses sensiblement différentes mais comparables. Portant en nous l'enfer dont on essaye de s'échapper. A nous deux on formait l'armée des damnés. On était comme deux déchets, lui le trognon de pomme, moi la canette froissée.

Son torse montait lentement au rythme de sa respiration. Je l'ai crue endormi alors, pour vérifier, j'ai demandé tout bas :

- Tu dois être à quelle heure à Istok ?
- Je n'ai plus de raison d'y retourner, a-t-il répondu dans un souffle à peine audible.

A ces mots mon cœur fait crac et s'enflamme telle une allumette. Envisageant qu'il l'a dit à cause de moi, je me sens très fière et bêtement importante. Pour me retenir de sourire comme une idiote, je mords ma lèvre. Mon imagination me joue sûrement des tours, c'est la fatigue de l'espérance. Quand on se noie il faut bien se raccrocher à n'importe quoi.

C'est toujours ainsi, les émotions que l'on enterre vivent dans nos profondeurs, jusqu'à ce qu'elles trouvent un chemin pour sortir à la surface.

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Je suis si heureuse d'être de retour !!
Merci d'être de plus en plus nombreuses à me lire, vos retours sont tellement enrichissants 🫶🏼

Bon les huit-clos c'est vraiment un exercice difficile, je n'imaginais absolument pas le degré de précision qu'il faut prendre en compte pour que ce soit fluide sans devenir ennuyeux. On est TELLEMENT tenté de caser une action que mon slow burn a faillit abdiquer. En tout cas, je suis très satisfaite du rendu (mais j'éviterais de reproduire ce genre de scène).

Allez, on passe la seconde et on croise les intrigues, Kristina qui se mêle des recherches de Cardini et lui qui va s'intéresser à ce qui l'inquiète, vous sentez venir le chaos ?! Oui, c'est la dernière ligne droite avant les premières révélations. Je m'y mets dès à présent car j'ai besoin d'action.

Vous avez une petite idée de ce qui sera découvert au prochain chapitre ?

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