14 | Nuit tumultueuse

Quelques heures plus tôt

Je roulais tranquillement, un coude posé sur la portière, mes pensées vagabondaient sur l'asphalte. Plus occupé à essayer de comprendre ce que la crevette me reproche qu'à penser à l'entretien que j'aurais avec Michel.

Approchant les postes frontières, une légère tension nerveuse me parcourût. J'étais calibré et je savais qu'en rentrant intra-muros, je m'exposais à ce risque. Alors, la voiture roula un peu moins vite en passant à côté des flics.

Sitôt que leur reflet disparu du rétroviseur, je jetais un coup d'œil au post-it et donnais un petit coup d'accélérateur.

Maintenant que la voie est libre et qu'aucun détour ni obstacle ne me freinera, je peux appeler le commandant.

- J'y vais, si je ne te rappelle pas avant 6h tu sais ce que tu as à faire.

Ce n'était pas une question mais une confirmation.
Il est primordial pour moi de savoir qu'en cas de drame quelqu'un se chargera d'aller annoncer la nouvelle à Livia. C'était le cas à l'armée, ça l'est encore plus ce soir où elle ignore tout de mes recherches. Sans ça impossible d'y aller l'esprit tranquille.

J'ai connu Alverola, autrement surnommé le Commandant, à l'EPM*.
(*établissement pénitentiaire pour mineurs)

Pilier de cette institution à laquelle il se voue corps et âme depuis plus de vingt ans, il est le juste milieu entre les éducateurs qui n'inspirent aucun respect et le méprisant directeur. Jouant à la perfection son rôle de délinquant-repenti, il a toujours fait de son mieux pour canaliser nos colères, fruit de l'injustice de nos vies, soit l'inverse du monde extérieur qui les exacerbent dès que possible.

Son rêve, ce qui lui donnait la force de se lever chaque matin tandis qu'il foutait en l'air sa vie privée, c'était de sauver au moins l'un d'entre nous. Se raccrochant uniquement à l'espoir de nous voir prendre le droit chemin une fois les grilles passées, pour que l'on ne finisse pas en prison, ou morts.

A deux reprises il m'a sauvé du transfert définitif en milieu carcéral. Pour ça il mérite la légion d'honneur, parce que ce n'était vraiment pas gagné. Depuis, il est comme un père pour moi. C'était impensable de le décevoir en revenant au service de César sans lui donner les vraies raisons de ce retournement.

- Tu me rappelleras, affirme-t-il. Et pour l'appel de mardi, c'est bon, il sera géolocalisé.

J'accueille cette nouvelle comme un clin d'œil du destin signifiant qu'en cas d'échec ce soir, j'aurais toujours une voie de secours.

- Combien de temps doit durer la conversation ?
- Dès la première seconde on peut avoir un rayon de 50km, à partir de 3min c'est la localisation exacte. Mais, tu n'es pas sans savoir qu'il...
- Va jeter la puce, je sais, terminais-je. Je sais aussi que je ne lui en laisserais pas le temps.

Il ne s'aventura pas à me demander comment je comptais m'y prendre mais, avant de raccrocher, il ne put s'empêcher de rajouter :

- Fait attention à toi Dalibor.

Maintenant j'étais pressé d'arriver et j'appuyais un peu plus sur la pédale d'accélération.

La neige venait de faire son apparition dans ce coin de banlieue à l'ouest de Paris. La voiture s'enfonça dans la nuit avant de s'arrêter dans une allée sombre à deux kilomètres de l'endroit indiqué. Je terminais à pieds en me repérant jusqu'à arriver à une usine désaffectée qui semble squatté.

Ni véhicule ni âme qui vive à l'horizon. J'en profite pour faire discrètement l'état des lieux.

Premier élément : un petit bout de papier coincé dans l'encadrement de la porte, signifiant qu'il n'est pas serein et s'attend à de la visite. Je fais sauter l'électricité au cas où il y aurait des caméras et décide de passer par le toit.

Deuxième élément, des chaussures de tailles différentes. Il ne crèche pas tout seul aussi il va falloir être vigilant.

Je récupère quelques informations dans ses tiroirs et dans ses poches. Du courrier et des tickets de caisse qui me seront utiles s'il m'échappe. L'inspection finie je remets le courant et attends son arrivée caché à l'extérieur.

Et c'est comme ça que je passais trois heures à me geler les pieds dans la boue.

La monotonie des minutes ne s'atténua que quelques instant pour une conversation des plus étranges avec Kristina.

D'abord de l'avoir au téléphone, c'est surtout sa persistance à vouloir prendre un café à cette heure avancée de la nuit qui m'a le plus étonné.

Je me suis demandé si ce n'était pas une sorte de code secret pour signifier qu'elle est en danger. Non, juste une fantaisie qui lui est venue; même si ça sonnait plus comme une menace que comme une invitation.

Planqué derrière mon arbre, je me suis retenu d'éclater de rire à plusieurs reprises. Elle riait amèrement. Vexée par mon refus, elle m'a raccroché au nez.

Je ne sais pas si la crevette était ivre ou si le fait d'être redevable d'un verre l'empêchait de dormir au point de vouloir immédiatement s'en débarrasser. En tout cas Michel, lui, a bien passé cette nuit à s'enivrer avec deux amis.

Ils arrivèrent en titubant et en gueulant si fort que je les aie entendus dix minutes à l'avance.

Partant du fait que "qui se ressemble s'assemble", il est facile de se faire une idée sur ceux qui gravitent autour de lui. Une allure de marginaux fauchés qui vivent ensemble. Le genre à être plutôt poursuivi par les huissiers que par la police.

Ça va être un jeu d'enfant.

Ils entrèrent dans l'usine et refermèrent la porte sans prendre la peine de la verrouiller. Je décidai d'attaquer directement. L'heure tant redoutée depuis des mois venait de sonner.

Pourvu qu'il parle cet abruti...
Ce serait trop con de s'être donné du mal à le retrouver pour rien.

Tel l'ange de la mort, je me faufile paume de la main droite bien plaquée sur l'arme que j'ai dans la poche de mon manteau.

- C'est à cette heure-ci qu'on rentre Messieurs ? Lançais-je gravement en faisant mon entrée d'un pas nonchalant.

Arrivé devant la trilogie de malfrats, je schématise tout de suite le scénario qui va se dérouler.
Ils s'approchèrent l'air menaçants, et l'un d'eux eut le geste qui ne fallait pas. Il mit la main à l'intérieur de son blouson comme pour en sortir une arme.

Je n'aime pas être obligé de m'adapter à des méthodes qui ne sont pas les miennes, mais il est hors de question de foutre en l'air ma seule piste.

Tout se passa en un éclair.

Saisissant Michel par les épaules, je pivotais à l'aide de son corps comme bouclier et envoyait un chassé en pleine tête aux deux autres types qui s'écroulèrent, avant de balancer mon otage sur plusieurs mètres pour sécuriser sa survie.

Un tour rapide autour des blessés afin de vérifier qu'aucun d'eux n'est armé. Gestes explorateurs précis et vifs. Rien dans les mains, rien dans les poches. Parfait. Ne pas trainer, prendre l'avantage.

L'un se tortillait en gémissant dans la poussière, l'autre était recroquevillé sur lui.

Ramassé dans un triangle d'ombre, Michel tentait un retournement sur ses rotules pour s'éclipser à quatre pattes. Je saisis fermement son col de chemise et stoppait son avancée en l'essayant face à moi.

Au contact de mes doigts, il tressaillit.
Frémissement de révolte et d'agressivité qu'il se devait de vite enfouir sous peine d'horreur.

- Bouge pas !

Il n'a pas bougé. On ne bouge pas devant un Beretta, surtout quand on voit le visage sans compromis de son propriétaire et son mètre quatre-vingt-seize.

Ses mains s'élevèrent dans les airs en signe de capitulation.

- Z'êtes qui vous ?

Ses yeux me calculèrent. L'arme dont je déclenchais le mécanisme abrégea tout discours. Non, j'étais pas d'humeur pour les présentations.

- Dis-moi ce que tu sais à propos d'Isaak.
- Isaac ? Isaac New... Newton ? Lâche-t-il sans fournir le moindre effort cérébral.

Ce genre de truc, être pris pour un abruti par ces attardés, ça te gonfle. Ça te gonfle tellement qu'il faut simplement l'étincelle pour que ça éclate.

De colère je lui assène un coup de crosse sur la tête, pas trop fort, juste ce qu'il faut. Il s'agissait de doser et de distiller la peur progressivement.

- Isaak, l'associé de César ! Dis-moi quel enfant il a enlevé !

Ses yeux vitreux s'agrandirent de stupeur, mais pas un son ne sortit d'entre ses lèvres qui blêmir à l'entente du prénom de l'Empereur.

Ses connexions neuronales n'allaient pas assez vite. Je décidai qu'un face à face plus à proximité lui permettrait de remettre de l'ordre dans sa mémoire. Mes doigts se refermèrent autour de son cou et le soulevèrent pour le plaquer contre le mur.

Je voulais me forcer à être méchant, à ne pas faiblir. Le dénommé Michel était peut-être brave mais cela n'empêche en rien le fait qu'il est probablement lié de près ou de très loin à cette sale affaire.

- REPONDS ! Grondais-je.
- 'connais pas d'Isaak... j'sais pas d'quel mioche tu parles.

Bien qu'effrayé par l'homme qui le pressurait, le mec restait prisonnier de ses vieux principes. Des principes qui s'appliquent en fonction du danger et qui, pour être remis en question, devaient être bousculés.

- Tu ne connais pas d'Isaak, hein ?

Je fis pivoter mon cou par-dessus mon épaule pour vérifier que les deux autres étaient toujours couchés. Pas de doute, le verbe bouger avait disparu de leur vocabulaire.

En tournant de nouveau la tête, mon front entra dans une violente collision avec son nez qui se brisa d'un coup sec sous le choc.

Le cri d'agonie qu'il poussa se répercuta dans ma boite crânienne.

- Écoute-moi bien, y a un enfant de quatre ans qui s'est fait enlevé et tué, c'était ma sœur. Ne crois pas que je vais être gentil très longtemps. J'ai pas l'habitude de prévenir deux fois, donc maintenant : tu parles ! Fulminais-je.

Il rétrécissait de douleur. Le visage caché dans ses mains, il voulut fouiller dans sa poche, sans doute à la recherche d'un mouchoir.

- Garde tes mains en évidence ! T'en as pas besoin pour parler.
- J'te jure que j'le connaissait pas vraiment, j'le croisait parfois au bar, il payait des coups mais il a jamais parlé business avec moi, j'faisais que de l'écouter, gémissait-il de douleur.

Il a donc menti.
C'est bien, on avance.

Assoiffé de vérités, le canon de mon arme se posa entre ses yeux et l'index se raidit sur la détente.

- Est-ce qu'il a déjà parlé d'un enfant qu'il a enlevé ?
- Pas... pas Isaak, mais... mais un autre type, un... un ancien légionnaire, articula-t-il le souffle coupé.

La peur lui sortait par les pores de la peau. Je ne l'aurais pas descendue, mais il fallait qu'il soit persuadé du contraire. Et ça fonctionnait. Il dessoûlait comme par magie sous mes yeux.

- Dis-moi tout ce que tu sais de lui.

Ses globes oculaires louchèrent pour me faire comprendre que ce serait plus confortable s'il n'avait pas l'arme collée au front. À mon regard réprobateur, il voit que je ne suis pas du même avis que lui.

- CONTINUES !
- Il... Il sortait du trou. Avec Isaak, ils picolaient en parlant du bon vieux temps, de l'argent facile, mais les choses ont changé depuis qu'il est tombé. C'est plus la belle époque, y a la reconnaissance faciale et toute cette merde de technologie...

Plus il se perdait en bavardages inutiles, plus l'adrénaline augmentait mon rythme cardiaque. 

- Accélère Michel, accélère ! M'agaçais-je.
- Attends, attends... CHARLY ! C'est Charly qu'il s'appelle. Il a dit qu'il trempait dans les kidnappings et qu'une fois il a reçu une grosse rançon pour un gosse - soi-disant sa meilleure affaire - mais jamais qu'il en a tué.

Un type qui fait des enlèvements...

Son histoire n'était pas claire mais il semblait sérieux. Il fallait que je m'assure qu'il ne me mène pas en bateau.

- De quel business il parlait avec Isaak ?
- Un truc dans l'enclave sud, j'ai entendu que ça ne plairait pas à César et j'ai vu venir les emmerdes, alors j'ai fermé mes oreilles et je suis partie boire à une autre table. Lui dit pas que j'savais, supplia-t-il.

Me rappelant la balle qu'Isaak avait reçu des Désaxés, je me demandais ce que venait faire mon enclave dans ce merdier.

Il a réussi à attisé ma curiosité et je comprends vite que cette nouvelle donne ne va pas arranger mes affaires.

- Pourquoi tu ne l'as pas dit à César ?
- Il m'a banni d'Istok y a cinq piges, à cause de la picole j'ai merdé une fois...
- Deux fois maintenant !

Comme un chien qui vient de pisser sur la moquette, son regard penaud s'inclina vers le sol.

Je l'ai ramenée, et pas en douceur, pour l'assoir sur un coin de table en gardant bien les deux autres ivrognes à l'œil. Le courage les avait abandonnés, en admettant qu'ils en aient déjà eu. Ils somnolaient en attendant de pouvoir décuver sur leurs matelas miteux.

Des poches de mon pantalon je sortie une feuille et un stylo, et les posaient devant lui.

- Tu fais comme à l'école, t'écris ! Je veux tout savoir sur ce Charly, ce dont ils ont parlé et avec qui, des noms, des numéros, des adresses, TOUT. Et fait-le proprement !

A la perception du changement d'atmosphère Michel compris qu'il devait profiter de l'accalmie.

Il avait trop envie de sauver sa peau pour cacher quoi que ce soit. Même s'il n'ignorait pas qu'il aurait des emmerdes si ça venait à se savoir, pour le moment il lui fallait se rattacher à l'espoir.

En bon écolier, il demanda la permission de sortir son téléphone, j'acquiesçais de la tête.
Les doigts affolés il nota pendant de longues minutes tout ce qu'il savait.

Ah, ça devait lui rappeler les contrôles surprises ! Il explorait tous les coins reculés de son cerveau le Marco Polo du stylo bille, griffonnant comme si les coups de ceinture l'attendaient à la maison en cas d'oubli.

Quand il eut fini, mon index s'écrasa en bas de la page.

- Il manque le numéro des renseignements complémentaires : le tien. A moins que tu ne préfères que je revienne te rendre une petite visite ? Fis-je dans un clin d'œil.

Ses petits yeux blafards vacillèrent de crainte.

- Non, non, ne te dérange surtout pas pour ça, s'exécute-t-il en l'écrivant. Je t'enregistre ?
- Ce ne sera pas nécessaire, tu reconnaîtras la voix quand tu l'entendras.

Récupérant le papier et le stylo, je les range dans ma poche et abaisse une dernière fois mon regard vers Michel.

- Tu as ma parole que ça ne se saura pas, mais si jamais tu préviens le légionnaire...,
le défiais-je d'un ton menaçant.
- Qu'il se demerde, chacun ses problèmes.

D'un geste large et définitif, il valida le propos.
J'étais satisfait par ces paroles qui semblaient sortir du cœur.

- Si tu te souviens de quelque chose, laisse un mot chez Coccinelle. T'auras quelque chose à chaque fois que la mémoire te reviendra, alors réfléchis autant que tu le pourras !

Sans prononcer une parole ses commissures relevées parlèrent pour lui. Il comprenait qu'il avait tout à gagner en coopérant. Je me tournais vers la sortie et partit calmement.

En quittant l'usine, j'étais mitigé. L'incertitude obscurcissait mes pensées. Ses révélations ne m'arrangeaient pas. Difficile dans ces conditions de déduire quelque chose de logique. Tout devait être remis en question et, pour l'instant, il fallait chercher ailleurs.

Après de longues minutes de réflexion durant lesquelles je roule à cinquante à l'heure pour éviter les problèmes, je me décide à appeler le Commandant.

- Alors ? Questionne-t-il d'emblée.
- Alors... C'est pas ce soir que tu annonceras mon décès à Livia.

Al ne put s'empêcher de cacher un rire étouffé. Décelant tout de même que la réciprocité ne traduisait pas la joie espérée, je le devance pour lui éviter de m'interroger.

- J'ai besoin de ton aide, prononçais-je avec difficulté tant ces mots m'écorchèrent l'œsophage en remontant.
- Bien sûr, tout ce que tu voudras !
- Il faut que tu me trouves un certain Charly, un ancien ravisseur qui vient de sortir de prison.

De ma main droite j'extirpe et déplie la feuille pour lui préciser le nom de l'établissement carcéral où le type avait purgé sa peine. Un des pires de France.

- Tu penses vraiment que c'est une piste sérieuse ?

Le ton de sa voix trahissait de l'inquiétude.
Je n'étais pas sans savoir que plus mes investigations se prolongeaient plus le risque que ça finisse mal amplifiait.

Certes, je n'ai à ma disposition que des branches fragiles composées de suppositions auxquelles me raccrocher. Pourtant, ce soir une certitude à fait effraction : si pour atteindre la vérité, je dois me déplacer d'une branche à l'autre tel un primate, quitte à le devenir moi-même, je n'hésiterais pas.

- Si ce n'est pas une piste sérieuse, alors j'en trouverais une autre, affirmais-je déterminé.
- Comme tu voudras. Je t'appellerai dès que j'aurais son dossier, si ce n'est pas un surnom ce sera rapide.

La nuit était froide et, tout en roulant vers Istok, je pensais à la vie que je devais mener à cause de cette affaire. Tout en sachant qu'il ne pouvait pas y avoir de recul à ce stade, j'avais le vague espoir que mon errance prendrait fin avant que je ne me transforme en monstre.

Pourtant j'y ai cru à ma revanche sur le destin, mais ses pièges sont partout, impossible d'y échapper. Ses mâchoires d'acier guettent et quand elles se referment...

J'étais crevé, et y réfléchir à 5h du mat, ça changerait quoi ? Rien, alors on verra bien.

Espérons que le poivrot tienne parole et ne prévienne pas Charly, pensais-je en coupant le moteur devant la maison.

Enveloppé de pénombre, je prends un verre de rhum et me dirige vers le canapé pour faire le vide dans mon esprit. Dans un demi-sommeil, je tire sur ma cigarette et m'accorde une petite respiration sur « The loneliest » de Måneskin, avant d'aller retrouver le moelleux du lit.

La sonnerie du téléphone interrompit le refrain en me sortant brusquement de mes songes.

- T'es chez toi ?
- Bonjour Esméralda, bien dormi ? Tu m'appelles pour prendre le petit-déjeuner ?
- Ouvre le portail Cardini.

Le ton de sa voix brisée d'où perce l'urgence n'est pas fait pour me rassurer. Comme un automate je m'exécute et déverrouille en sortant sur le seuil.

Les phares blanchâtres glissèrent sur l'allée jusqu'à s'immobiliser devant la porte d'entrée.
Appuyé dans l'encadrement, j'observe la vieille bagnole dont elle referme trop brutalement la portière pour que ce soit une visite de courtoisie.
Elle rumine je ne sais quelle colère, ça se sent à dix pas. Même à cette distance je peux le sentir.

- Combien de sucre dans ton café ma belle ?

Je sais que le second degré est casse-gueule avec elle, mais j'aime prendre des risques.

Le petit modèle réduit contourne le véhicule sans réagir, ce qui me surprend. Vêtue d'un bas de pyjama rayé et d'un débardeur, elle porte le même gilet qu'elle avait quelques heures plutôt. Sauf qu'à présent il est taché de rouge.

Une frayeur me parcourue.

- T'as encore saigné du nez ? M'inquiétais-je au vu la quantité.

En dépit de l'énergie qui se dégage d'elle, elle baisse les yeux et un silence mauvais s'abat. Ses lèvres se pincent et je comprends tout de suite.

Tandis que mon cœur s'emballe d'un coup, mes doigts se posent sur son poignet jusqu'à l'effleurer.

- C'est le sang de qui ?

J'ignore si elle réprime des tremblements de peur ou des frissons de froid, mais son inertie et son silence me préoccupent plus que le sang sur ses vêtements.

Pour toute réponse elle libère son poignet, appuie sur le déverrouillage du coffre puis relève son regard sincère vers moi avant de répondre :

- Deux sucres, toujours, et pour lui... une bonne dizaine de points de suture, murmure-t-elle en pointant le menton en direction du coffre.

J'avance lentement appréhendant ce que je vais découvrir. À chaque pas les battements de mon cœur se font de plus en plus forts dans ma poitrine.

Mes yeux se posèrent sur un homme recroquevillé. De son crâne une plaie sanguinolente déverse sur son visage un flot continu d'hémoglobine. Il ne disait rien et ne donnait aucun signe de vie.

Dans ces cas-là, je sais prendre immédiatement les initiatives.

Je le colle contre mon épaule. Le bras passé sous les aisselles du blessé, je le sors du coffre. Il n'est pas fluet l'inconnu. Sa tête pend en avant. Il semble vraiment mort.

La crevette sur les talons, je ne perds pas une seconde et transporte le corps lourd et mou directement dans la chambre, prêt à vivre un épisode de plus d'une vie tumultueuse, une nuit supplémentaire sans sommeil.

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