08 | Répit éphémère bis
Pendant le trajet en voiture je me suis senti observé, fausse impression due au sentiment de culpabilité qui me colle à la peau. Depuis plusieurs heures l'amour-propre a quitté mon corps, mais depuis trois minutes c'est pire encore.
"Tu dormiras peut-être mieux ce soir"
Comme si boire allait m'aider. Absurde. Le rhum ne sert qu'à alimenter ma dépression et je vois déjà comment ce meurtre va venir s'ajouter au reste pour me gâcher mes nuits.
Ce que je viens de faire est beaucoup trop sérieux pour se diluer dans quelques grammes d'alcool, s'évanouir sur de la musique, ou disparaître dans la pénombre de ce bar.
Kristina qui ne comprend rien pense que mon silence est dû à la colère. Ce n'est pas la colère mais le dégoût, l'écœurement, la déception de soi.
Avec le peu de considération qu'elle a pour sa propre vie, ça ne m'étonne pas que la vie des autres ne l'intéresse pas plus que ça. Et, tandis que je croule sous le poids de la mort d'une personne, elle danse.
Froidement, j'ai abattu un homme. Pour eux c'est normal, tuer ne demande pas beaucoup de réflexion et la réflexion c'est bien la dernière chose que César attend de nous.
Mais malgré mes défauts, malgré mes faiblesses, malgré le masque que je me force à porter parfois, je ne peux pas vivre sans me regarder dans le miroir. Préoccupé dans mon subconscient, je me sais coupable et ça me ronge.
De multiples interrogations tambourinent mon esprit concernant cette transaction. Toute cette souffrance, toute cette persévérance pour finir dans l'ignorance ? Impossible !
Ma main droite se glisse dans la poche de mon pantalon. En attrapant le paquet de cigarette mes doigts effleurent la puce-gps que j'ai pris dans la boîte à gants. Lorsqu'elle a mentionné les documents, l'idée m'est venue comme un éclair.
Je ne peux pas faire autrement sous peine de réduire mes chances de savoir pour quel genre d'affaire j'ai vendu mon âme au diable en condamnant ma conscience à perpétuité.
Bien décidé à tirer un moindre profit du crime que je viens de commettre, j'observe du coin de l'œil son énorme sac à main posé sur la chaise d'où dépasse le dossier bleu d'Agostini.
Le moment venu, j'en profiterais pour y glisser la puce. La suite ? Aucune idée, j'aviserais. J'attends juste que s'en aille le scarabée derrière le bar qui me regarde avec curiosité depuis plusieurs minutes.
Elle crève d'envie de parler mais ne trouve en moi qu'un mur solitaire. Pourtant elle insiste, cherchant à se faufiler dans l'espoir de desceller mes lèvres qui ne s'entrouvrent qu'à intervalles régulières pour avaler le rhum.
Après deux secondes d'observation, j'ai tout de suite pressenti que c'est le genre de fille à beaucoup révéler autour d'un verre. Seulement, elle n'a aucun élément de réponse qui puisse m'intéresser - que ce soit pour l'identité de l'homme que je viens de tuer, le but de cette mission, ou ma sœur - donc je ne suis pas le meilleur des interlocuteurs.
Avant je vivais beaucoup la nuit. Et qui dit nuit dit femmes, évidemment. La majorité étaient déjà en couple, voir même mariées, alors leur fidélité à géométrie variable m'a immunisé de l'engagement pour la vie.
Après une période de dégoût absolu, s'en est suivie la résignation. Parce que dans le fond je ne suis qu'un moyen pour elles d'oublier la relation foireuse dans laquelle elles se trouvent. Et puis l'avantage d'être à la seconde place c'est qu'elle nous garantit d'être l'objet du délit, plutôt que celui qui est trahit.
Dans les yeux de Flavia je décèle cette mendicité qui appelle à l'amour, cet appel à l'aide croisé dans mille regards. Demandant à être regardées, elles finissent par souffrir pour quelques grammes d'attention. Incapables de voir qu'elles méritent mieux, trop obnubilées sur la forme elles en oublient le fond.
Ni naïve, ni innocente, tu sens que cette fille croit encore que c'est possible de tomber par hasard sur quelqu'un qui lui fera du bien, quelqu'un de mieux que ce qu'elle a déjà.
Ça à foiré 99 fois ? Pas grave, elle tentera la centième comme si ses espoirs n'avaient jamais été brisés.
Tout le contraire de la crevette.
Donnant l'impression d'en vouloir à la terre entière, elle a le caractère aiguisé comme une lame. Quant à son regard, il ne lance pas des signaux de détresse, il brûle le monde au lance-flamme.
Comment peut-elle danser avec tant de légèreté dans ce funeste contexte ?
La pénombre, les néons orangés et les volutes de fumée que je recrache lui confèrent même un air mystérieux. A supposer que le chaos ait une forme, il aurait à n'en pas douter les contours de Kristina-dynamite-Ristic.
Si elle c'est mon répit, alors je suis vraiment foutu, pensais-je en avalant d'un trait mon verre.
- Un autre ? m'interroge aussitôt d'une voix enjouée la serveuse heureuse d'avoir enfin l'occasion d'engager la conversation.
Pas décidé à discuter, je me contente d'approcher mon verre qu'elle s'empresse de remplir le regard insistant.
- Vous êtes amis ? se renseigne-t-elle curieuse avec une pointe d'innocence en plantant ses deux coudes sur le comptoir.
Son visage dans ses paumes lui donne un air ingénu qui dissimule à peine sa détermination à me faire parler. La galanterie m'oblige à capituler face à sa malice.
- Il y a vraiment des gens suffisamment fous pour vouloir devenir ami avec elle ? la taquinais-je volontairement.
Laissant s'échapper un petit rire étouffé, elle se reprend très vite.
- MOI je suis son amie et je ne suis pas folle, réplique-t-elle en se redressant. Elle c'est mon gilet par balle, lance-t-elle fièrement.
Le mot « balle » vient se loger directement en travers de ma gorge, je le fais glisser en avalant une gorgée.
Orgueilleuse d'avoir une amie au fort caractère qui certainement n'hésite pas à casse les dents de tous ceux qui lui brisent le cœur, elle l'observe d'un œil attendrissant. Mon regard ne peut s'empêcher de suivre le sien.
Pleine de légèreté dans ses mouvements, elle danse avec harmonie dégageant une aura qui accroche le regard.
Pieds nus, cheveux désordonnés, sa longue jupe à volants légèrement relevée qu'elle maintient de ses longs doigts ornés de dizaines de bracelets. La réalité semble glisser sur elle.
Elle est intrigante car elle n'a pas de déguisement social et, parce qu'elle a une façon d'exister qui vient bousculer nos habitudes, elle trouble comme seule une fille spontanée peut le faire.
Il faut croire que mon regard s'est un peu trop attardé sur Esméralda qui se déhanche sur du Shakira, alors la voix du joyeux scarabée me ramène ironiquement au fond du sujet.
- Ring ding dong, ring a ding ding ding dong, fredonne-t-elle malicieuse avant de faire un geste de la main près de son cou comme si elle se tranchait la jugulaire.
J'ai bien reconnu le refrain de Dr Dre, mais j'ai du mal à cerner le reste. D'un sourcil interrogateur, je l'invite à développer le fond de sa pensée.
- Il n'y a pas besoin d'être fou pour devenir son ami, juste un peu courageux. Enfin, disons qu'il faut pas trop la chercher, me met-elle en garde comme si je ne le savais pas déjà.
Au souvenir du chaos qu'elle est capable de créer en un claquement de doigt, je ne peux que confirmer le côté très imprévisible de son amie en grimaçant exagérément.
Elle explose d'un immense rire franc et contagieux, mais soudain son expression enjouée se fane pour laisser place à un visage fermé lorsque ses yeux se posent sur la porte d'entrée derrière mon dos.
Je ne détourne pas le regard d'elle et m'efforce de rester calme en façade, mais en façade seulement car à l'intérieur mon cœur s'emballe d'un coup.
Ça peut être n'importe qui.
Au mieux la brigade criminelle qui vient me passer les menottes, au pire la vengeance qui vient m'éliminer. Et la noirceur de ses pupilles n'est pas là pour me rassurer sur l'identité de qui vient de passer la porte.
Alors que je soulève le verre de rhum en m'imaginant que ce sera certainement le dernier, je sens une main se poser énergiquement sur mon épaule gauche. Ce contact me noue le ventre.
Tranquillement, je tourne la tête pour considérer celui qui vient me déranger et mes yeux se posent sur Fabio.
Malgré son visage toujours sombre et sa dégaine de lascar, à sa tête je devine qu'il n'est au courant de rien et le sifflement qu'il lâche en me voyant indique sa surprise de me voir.
- Oh, Cardio ! Je savais pas que tu venais ici !
Pour toute réponse, je baisse un regard sévère vers cette main trop tactile qui n'a pas quitté mon épaule, l'obligeant aussitôt à mettre fin à cette proximité.
Alors qu'il s'écarte de moi pour s'accouder au bar, ma tension retombe. Méfiant de le voir en dehors de l'enclave Sud, je reste quand même sur mes gardes en me demandant quel mauvais vent l'amène.
- Comment va Théa ? Ça a été l'opération ? ne trouvais-je rien d'autre à dire pour évaluer la situation.
- Y avait pas de chirurgien, ils l'ont gardé sous antibio, répondit-il froidement les yeux méchants.
Malgré ses habitudes de petit délinquant, il n'a pas le courage de formuler ses reproches à voix haute, tout ce qu'il peut faire c'est les sous-entendre.
Cet abruti pense que sous prétexte que j'extrais quelques balles et que je suture des plaies, je devrais travailler à l'hôpital parce qu'ils manquent de personnel. Vivre à Istok fait déjà de moi un traître à ses yeux, alors si on rajoute le fait que je les abandonne à un système de santé défaillant, je suis doublement coupable.
Déjà qu'il ne connait pas la différence entre médecine et chirurgie, inutile de lui expliquer qu'être paramédic des armées ne te transforme pas en Derek Shepherd mais plutôt en Dexter.
N'obtenant aucune réaction à ses vaines provocations, il se tourne vers Flavia et lui demande une bière qu'elle part aussitôt tirer sans quitter son air grincheux.
Je suis contrarié, je lui en veux d'avoir transformé le petit arc-en-ciel en ouragan.
- Et toi qu'est-ce que tu fais ici ? demande-t-il en se plantant un peu plus près de moi.
- J'ai pas souvenir que tu aies donné la raison de ta présence, relevais-je pour toute réponse.
Il ricane et un vague sourire étire ses lèvres. Comprenant que ce n'est pas ce soir où nous nous lierons d'amitié, il détourne la tête, son regard parcours la pièce et se pose sur Kristina qui danse toujours.
- C'est qui ?
Le verre de bière claqua si bruyamment sur le zinc qu'il nous fit sursauter simultanément.
- Ça te regarde pas Casanova ! Maintenant bois ton verre et repart d'où tu viens ! s'énerve le scarabée en maintenant un regard très sévère.
L'intonation n'a rien d'amical, l'attitude non plus. Sourcils froncés, bras croisés sur la poitrine, submergée par sa soudaine colère il ne reste plus rien de sa bonne humeur.
Ok, j'ai compris la raison de sa visite.
La relation foireuse, c'est lui.
Tirant un peu plus fort sur ma clope, je me demande quelle connerie cet abruti a bien pu faire pour mettre le petit rayon de soleil dans cet état. En même temps avec ce nom de famille, Casanova il est prédestiné à multiplier les conquêtes amoureuses et à briser les cœurs.
Totalement le genre de mec qui donne de l'amour à petites doses régulières, juste assez pour que tu restes, mais plus enclin à regarder les autres femmes que son futur avec elle.
Il faudrait inventer un spray anti-ex-toxique pour pulvériser l'air, comme contre les mouches.
Le Corsico ne fait pas le malin, son attitude changea du tout au tout. Embarrassé, il murmure à peine audible : "Il faut que j'te parle."
Je sens toute l'exaspération sur le visage de Flavia et lui envoie un sourire de compassion face à cet idiot.
Allez, prouve-lui que tu es une reine qui mérites un roi et pas un bouffon. Ne te laisse pas avoir avec ses "j'ai pris conscience de mes erreurs, je vais changer pour toi". Le football a changé, pas Fabio.
Comme si elle a lu dans mes pensées, elle grimace d'un air contrarié avant de faire claquer rageusement ses talons sur le parquet en direction de la réserve.
Curieux tout ça, comment un petit scarabée ingénu peut faire marcher au pas un lascar de son acabit.
Ça ne m'étonne pas qu'elle soit amie avec la crevette.
Sans le savoir, en s'éclipsant à l'écart, ils m'offrent l'occasion d'atteindre mon objectif. Calmement, dans un geste sobre, l'opération ne prit pas plus d'une seconde.
Mais ça ne suffit pas à atténuer mon anxiété et être seul n'arrangeait pas mon cas.
J'imaginais la nouvelle du meurtre se rependre comme une traînée de poudre dans l'enclave Sud, devoir expliquer mon crime à ma mère, mettre ma famille à l'abris, vivre en cavale. J'active du mieux que je peux mes neurones pour trouver une solution aux problèmes qui ne tarderont pas à venir.
Tension nerveuse, effort cérébral, l'attente est longue et je suis complètement lessivé.
C'est pile lorsque je bois le fond de mon verre pour éteindre le feu de mes réflexions, que sa voix vient chasser celles qui perturbent mon cerveau.
- Bon ! C'est le moment de vérité ! déclare-t-elle en fouillant son sac.
Je regarde par-dessus mon épaule l'air de rien tandis que mon sang chauffe.
Considérant la convergence d'avec ce que je viens de faire, ces mots et ce geste me préoccupent. Mes pensées changent radicalement et je deviens nerveux à l'idée qu'elle extirpe l'objet compromettant.
Au lieu de ça, elle sort son téléphone, pianote quelque chose à toute vitesse avant de le remettre à sa place, puis se saisit d'un stylo pour enrouler sa tignasse dans un chignon.
- Instant révélation ! s'exclame-t-elle en relevant la tête.
Je plisse mon regard vers elle dans une interrogation muette mais visiblement cette connexion visuelle ne lui convient pas, alors elle préfère continuer tout en remettant ses chaussures.
- Quand j'ai envoyé quelqu'un chercher la voiture, j'ai pas vraiment réfléchi. C'est après que m'est venue l'idée. Évidemment César me tuerait s'il l'apprenait, enfin toi surtout, moi il est habitué que je n'obéisse jamais, alors que toi c'est différent, il te fait confiance. Les documents c'était juste un prétexte évidemment. Mais je me suis dit "tant qu'à faire autant être sûr", conclue-t-elle toute essoufflée avant de s'arrêter un instant.
Je ne comprends pas où elle veut en venir.
Son débit de parole est trop rapide et mon discernement est dilué dans le rhum.
Spontanément nait en moi le doute que ça n'était qu'un test pour me mettre à l'épreuve. Une des fameuses vérifications auxquelles César nous soumet régulièrement pour s'assurer de notre fidélité.
Dans mon esprit je suis déjà foutu et je me demande bien ce que je vais inventer comme mensonge pour me justifier. L'angoisse serrait ma gorge et une sueur froide perla sur mon front, c'est à peine si j'ose déglutir.
- Bref ! Je t'ai dit que tu dormiras peut-être mieux ce soir.
Une légère hésitation dans sa voix la fit marquer une pause tandis qu'elle replace quelques mèches rebelles.
Le cœur cognant, je me décolle du bar pour me rapprocher d'elle tandis qu'elle lève ses yeux vers moi.
- Il n'est pas mort, tu l'as juste blessé à l'épaule, me confie-t-elle la voix tellement basse qu'on aurait dit un chuchotement.
Mon cœur s'emballe encore plus.
J'ai bien entendu ce qu'elle vient de dire mais c'est comme si ma conscience refusait d'enregistrer l'information. Bloqué sur la possibilité d'avoir été piégé, mon cerveau n'arrive pas à assimiler ses mots.
Complètement abasourdi et dans l'incapacité de répondre quoi que ce soit, je ne trouve rien d'autre à faire qu'allumer une cigarette comme pour rallumer mes pensées.
C'était donc ça les minutes supplémentaires.
Le "répit dans mon chaos" n'avait rien à voir avec l'ivresse ou la musique.
Elle achetait du temps pendant que je pensais que tout ça lui était complètement égal.
- Tu ne dis pas merci ? demande-t-elle avec l'irrésistible franchise qui la caractérise en volant la cigarette que je viens d'allumer.
- Si, si bien sûr, merci beaucoup, je...
- Je rigole Cardini, tu peux te le garder ton merci, coupe-t-elle en balayant l'air du revers de la main.
Ses yeux riaient, et maintenant je respirais mieux.
Tel un naufragé en pleine mer qui voit enfin la terre, j'avais presque du mal à me retenir de sourire. Moi qui me croyais fini, je me sentais renaître. La seule chose qui m'ennuyait c'était de l'avoir mal jugée et qu'elle l'ait sentie.
Il faut dire que je suis mitigé à son propos. J'ai beau l'observer pour essayer de la cerner, je ne sais pas quoi penser. Ou plutôt si, parmi tout ce qu'elle m'a donné de voir, je ne doute pas d'une chose : sa perspicacité.
Soudain elle fait volte-face en voyant Flavia revenir avec Fabio sur ses pas. Je l'entends marmonner quelque chose à son amie tout en faisant comme si lui n'existe pas. Naturellement le Corsico rate l'opportunité de se taire.
- Ah mais c'est la poupée russe ! s'étonne-t-il en esquissant un sourire taquin au coin des lèvres.
Il cherche à se rendre intéressant et au regard qu'elle lui balance je grimace intérieurement de ce qu'il va recevoir.
Sans aucune surprise, la grenade vient d'être dégoupillée.
- Je ne suis pas une poupée et je ne suis pas Russe, tocard ! Grince-t-elle les yeux perçants braqués sur lui.
Fier de sa bêtise, il ignore son insulte et sourie prêt à rétorquer mais, Flavia dont les yeux faisaient des aller-retours de lui à elle, coupe tout de suite l'affrontement.
- Fab', j'ai oublié mon téléphone dans la réserve, dit-elle en lui indiquant du doigt le fond de la pièce avec la ferme intention de mettre rapidement fin à cette rencontre.
- J'adore quand tu m'appelles comme ça, on dirait que tu vas dire "fabuleux", sourie-t-il charmeur en s'éloignant à reculons.
- Fabrique à problèmes plutôt, grommelle Kristina en se saisissant de son sac.
Il n'est pas très grand mais il déborde et, de ce que j'ai pu apercevoir, il ne manque que des cailloux dans son fatras. Essayer de retrouver la puce reviendrait à chercher un grain de sable dans la neige.
Je ne suis pas fier de ce que j'ai fait, mais la situation l'imposait.
- Je vais rentrer, je suis fatiguée, lâche-t-elle en
enlaçant affectueusement son amie,
- Je te rac...
- On s'est suffisamment vu pour aujourd'hui Cardini, coupe-t-elle le plus froidement possible pour m'ôter toute envie d'insister.
Flavia hausse les épaules l'air désolée et sifflote innocemment me faisant tacitement comprendre qu'insister ne serait pas dans mon intérêt.
En suivant des yeux le sillage de Kristina, je réalise qu'elle m'a offert un sentiment d'apaisement inespéré au creux de cette nuit vide. C'est la première fois que je ressens autre chose que de la souffrance depuis des mois.
Pourtant je l'ai utilisée à son insu. Je regrette sans regretter tout à fait, parce qu'après tout ce n'est pas contre elle. Elle n'est qu'un dommage collatéral d'une situation qui la dépasse.
Inutile de s'éterniser. Il est largement temps pour moi de mettre un terme à cette journée épuisante et rejoindre Istok avant le couvre-feu qui verrouillera Paris à double-tour.
Au moment de régler l'addition, Flavia m'informe qu'il n'y a rien à réglé. « On ne fait pas payer les amis », ajoute-t-elle suivit d'un clin d'œil de complicité pour me rappeler notre conversation.
L'esprit plus léger qu'à mon arrivée, je me surprends à voir la lumière au fond du tunnel et, dans ce souffle d'optimisme qui me traverse, j'ai une furieuse envie de changer d'air, de partir à la campagne. Je ressens le besoin irrésistible de m'éloigner de cette ville dévorante.
En quittant les lieux j'ai la certitude que bientôt je quitterai cette jungle urbaine. Ce ne sera pas difficile de convaincre ma mère, quant à mon frère j'en fais mon affaire.
Mais, je n'ai pas fait cinq pas hors du café, que je sens un objet se plaquer dans mon dos coupant net ma respiration et ma rêverie.
- Bouge pas Cardini. Avance sans te retourner. Si tu fais un geste je te descends.
La voix de l'inconnu se veut autoritaire, pourtant je n'avance pas. Je reste immobile le temps de réfréner mes réflexes d'auto-défense et garder autant que possible mon calme.
Mon cœur lance des grands coups et le sang bat fort dans mes tempes, ce n'est pas de la peur, c'est autre chose. Une colère mêlée à l'exaspération.
Je pourrais rejeter sur lui toute la frustration accumulée des heures durant. Le punir d'être venu briser cette trêve qu'elle m'a offert. Lui mettre un coup sec de la main dans le cou, que son arme tombe à terre, que je m'en saisisse et que je lui tire en pleine tête pour commettre le meurtre que je n'ai pas fait plus tôt.
Je peux faire tout ça sans la moindre difficulté, mais je ne me sens ni l'envie ni la force d'aller contre ce karma qui vient plus vite que prévu me faire payer l'addition.
Quand on travaille pour César on sait que ce moment peut arriver, n'importe où, n'importe quand. On y est préparé. C'est les règles du jeu.
- Si tu avais voulu me descendre tu l'aurais fait, articulais-je avec calme. J'en déduis que tu as quelque chose à me dire. Alors regarde bien, je vais mettre ma main droite dans ma poche et prendre un paquet de cigarette pour en allumer une. Ça te laisse le temps de me dire ce que tu as à me dire et de te tirer avant que la colère ne me gagne.
Tandis que je prononce tranquillement ces paroles de mise en garde, je sens mon cœur battre un peu plus vite. Pour contenir l'agacement qui monte en moi, je sors de ma poche le paquet. Le Zippo claque, la flamme embrase la cigarette. Après une bouffée, je recrache la fumée par les narines et bascule ma tête vers le ciel.
C'est une nuit noire sans lune et sans étoiles. Trop exténué, je suis incapable de penser à mes derniers instants. Comme si mon âme avait quitté depuis bien longtemps mon enveloppe corporelle, je réalise qu'intérieurement je suis déjà mort depuis longtemps.
Je me suis éteint en même temps que ma sœur, il y a vingt-ans. Lui ou un autre ne changera rien à ce triste constat, je ne suis qu'un vivant en sursis et au pire je mourrais ce soir la conscience un peu plus tranquille, grâce à elle.
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