Chapitre 5
Camille défile devant moi. Elle a retroussé certaines parties de ses habits, en a déchiré d'autres et la tenue de sport, au départ tout à fait banale, dévoile désormais beaucoup de chair. Sa peau est laiteuse sans défaut. Parfaite. Je l'envie un peu. Mon acné me complexe, depuis qu'un médecin m'a dit qu'il fallait y faire quelque chose.
Étrangement, ici, personne ne m'avait jamais rien dit à ce sujet. Nous sommes tous tellement paumés qu'il n'y a presque pas de moqueries. Il n'y a pas de gros ni d'infirmes, ce qui limite les cibles. Les premiers ont sûrement fondu avec les semaines dans le coma, puis l'alimentation hospitalière. Et pour les seconds, ils doivent avoir un centre particulier. Celui-ci n'est clairement pas adapté : il y a des escaliers partout.
Même les roux ne se prennent aucune pique. Conclusion, une épidémie mortelle est la meilleure chose pour calmer le harcèlement entre adolescents... C'est un peu cher payé, j'imagine.
— Véro, va péter un câble quand elle va me voir ! s'amuse Camille.
— C'est clair.
— La dernière fois, elle m'a fait nettoyer la cuisine. J'ai pu piquer un peu de rabs. J'espère qu'elle me fera la même.
— Tu me donnerais presque envie d'être punie, dis-je sans grande conviction.
— Pourquoi tu es si triste ? demande mon ami en arquant un sourcil.
Je m'affale complètement sur mon lit et rive mon regard vers le plafond.
— Ça fait trois mois qu'on est là. Ils font que rajouter des bâtiments. Ça pue tout le temps la peinture neuve et j'ai vraiment l'impression qu'on partira jamais d'ici.
— Les nouveaux chalets, ça veut dire plus d'amis ou petits amis potentiels, réplique Camille avec un air canaille. Tu ne vois jamais les choses sous le bon angle.
— Et toi, tu prends toujours tout trop bien.
— Non, c'est faux ! Tu te rappelles de ma tronche quand ils ont annoncé qu'on allait reprendre les cours ici ?
J'acquiesce.
— Bah ça tu vois, c'était une nouvelle pourrie. J'ai toujours été tellement nulle en classe, j'en suis mortifiée d'avance ! s'indigne-t-elle théâtralement.
Je soupire.
— Allez, Dana, ça va aller. On est en vie, ça finira par s'arranger. Il faut voir ça comme une parenthèse instructive. Ils se donnent du mal pour nous remettre en forme, c'est bien. Regarde comme on faisait pitié au début ! On faisait dix pas et on devait se reposer. Avec la kiné, on se dépasse et c'est chouette.
— Tu aimais le sport avant d'arriver là ! J'ai toujours eu horreur de ça. Me dépasser, c'est réussir à bouffer deux tablettes de chocolat sans finir par avoir mal au bide.
— T'abuses, déclare-t-elle en ricanant.
Je soupire à nouveau. Je meurs derrière ces foutues grilles, je n'ai même pas pu voir mes parents, c'est à peine si je les ai eus au téléphone cinq minutes. Parce qu'évidemment, nous n'avons pas le droit à nos téléphones portables. Aucun objet personnel, même pas une foutue culotte ! Je ne parle même pas de leurs brassières hideuses. Comme si ce n'était pas assez galère de commencer à avoir des seins.
Le sas se referme avec force, me sortant de la léthargie de ce souvenir et affolant mon cœur qui fait une petite embardée. Camille me manque. Sa bonne humeur, sa manie de toujours trouver sa place dans le chaos de cette vie pourrie.
J'espère qu'elle est vivante et, qu'après mon isolement forcé, je la retrouverai. Ce serait bien un point positif à toute cette galère. Elle saura quoi me dire pour que je sorte la tête du seau et que j'arrive à supporter cet enfer. Elle y est bien parvenue la première fois.
Je touche à peine à mon plateau-repas et m'étire. J'ai les muscles endoloris et me demande combien de temps ils m'ont gardée inconsciente. Par automatisme, j'attrape la longueur de mes cheveux et l'examine, ils m'arrivent toujours au même endroit. C'est un soulagement. Je me rappelle encore de la terrible confusion en me réveillant du coma à cause de la maladie. J'étais blanche comme la mort, mes cheveux avaient pris au moins trois centimètres de longueur. La fille dans le miroir avec sa tignasse toute grasse, ses valises sous les yeux, ce n'était pas moi. Je ne m'étais presque pas reconnue. Mon corps était devenu osseux, j'avais eu le sentiment de me voir morte et en avais fait des cauchemars pendant des jours.
Camille avait été capable de bien prendre tout ce changement. Moi pas. Qu'est-ce que je serais devenue sans elle dans cette nouvelle vie ?
Je suis nostalgique et, l'espoir de revoir mon amie me donne envie de chialer, alors que ça n'a pas de sens. Je pars d'hypothèse et de bribes entendues çà et là... Je veux simplement croire qu'ils m'ont menti depuis le début et que je ne suis pas seule.
Je suis peut-être en pleine hallucination. Comment savoir ?
Où est passée cette voix dans ma tête ?
Est-ce que la fièvre me fait délirer ?
Je me mets à douter de toute la réalité. Et passer mon temps à alterner entre phases d'éveil et celles de sommeil ne m'aide pas.
Je vais peut-être crever, car ma vie et mes souvenirs défilent durant mes rêves. Ils sont tous presque tangibles, tellement réels, alors que cette pièce immaculée me paraît onirique. Elle est trop parfaite, trop blanche, trop vide, trop propre.
Je deviens folle. Je le sens.
Comme tous les jours, le docteur Elias passe me voir. Il prend mes constantes et me pose ses questions habituelles.
— Comment tu te sens ?
— Je... Il y a...
— Oui ? m'encourage-t-il avec bienveillance.
— Je ne sais plus vraiment ce qui est réel...
— Tu entends des voix ? Tu vois des choses ? Explique-moi, demande-t-il avec une légère touche d'empressement.
Ma paranoïa prend le dessus, j'ai l'impression que malgré son ton posé, il est avide de savoir quelque chose, alors je renonce et je mens :
— Non, c'est quand je rêve. Ça me paraît vrai.
— C'est-à-dire ? Tu as le sentiment de déjà-vu au fil de la journée ?
— C'est juste des souvenirs, dis-je d'une petite voix en fuyant son regard.
— Ah, je vois, c'est normal. Tu n'as rien pour t'occuper ici. Je vais te faire apporter des livres si ça peut t'aider.
En détaillant son visage, j'ai eu la sensation qu'il dissimulait de la déception, mais est-ce que c'est un effet de ma santé mentale qui semble s'être fait la malle ? Je n'en sais rien, mon cerveau est tout embrouillé.
— La dernière fois, vous aviez refusé, finis-je par répondre, méfiante.
— Il te fallait du repos. Maintenant, on va même mettre en place un petit programme sportif pour retrouver ce que tu as un peu perdu.
— Ça fait combien de temps que je suis là ?
— Ne pense pas à ce genre de choses. Tu te tortures pour rien.
La colère me monte. J'en ai marre d'être traitée comme une gosse. J'ai seize ans, presque dix-sept et j'ai bien l'intention de le lui faire comprendre. Sauf que je n'en ai pas le temps, ma boucle d'oreille se met à chauffer et au même moment, une alarme sonne à la ceinture du médecin. Le visage déformé par la peur, il recule prestement.
C'est de moi qu'il effraie, ses yeux exorbités sont braqués dans ma direction. La brise fraîche qui a commencé à m'envelopper chatouille ma peau. Gelée, mordante... Et elle m'obéit, il me suffit de penser où je veux que le froid s'accentue pour que je le sente piquer mon derme. Je pourrais la pousser en avant, vers lui, mais je m'abstiens et me calme. Hors de question de finir encore allongée et endormie à leur bon vouloir.
— Qu'est-ce qui m'arrive ? osé-je enfin demandé.
Elias jette un regard furtif à la porte, mais capitule et reste dans la pièce quand le son strident cesse. Une seconde, j'ai la peur de voir arriver une foule de personnes en blouse pour m'assujettir, mais il ne se passe rien.
— La maladie a eu quelques effets... insoupçonnables, m'explique le docteur Elias.
— Comment ça ? C'est quoi ce sentiment de froid qui arrive à certains moments ?
— Il semblerait que chez les survivants, le virus ait entraîné des mutations. Et chez toi, la capacité de générer du froid.
Je ris bêtement. Cette discussion est absurde. Le docteur semble parti dans les mêmes délires que moi. C'était une chose de m'en être persuadée dans le secret de mon cerveau tourmenté. Là... Là, ça devient trop concret. Il me faut du temps pour digérer.
— Je sais que c'est dur à encaisser, reprend-il. Mais tu es sur la bonne voie. Quand tout sera un peu plus sous contrôle, les choses iront mieux. Tu verras.
Il m'offre un sourire contrit et quitte la pièce.
Une furieuse envie de fuite me saisit à ce moment-là. Fuir cette vie, cette réalité qui me convient de moins en moins. Je n'arrive plus à savoir si je délire, si tout le monde perd la tête, si c'est vraiment la réalité ou pire, si je suis inconsciente quelque part et que mon cerveau a créé ce monde de toute pièce. Tout paraîtrait plus plausible que le fait que je me retrouve avec un pouvoir... Assommée et nerveusement lasse, je prends du repos.
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