Chapitre 38

C'est mon tour de préparer à manger. Julien est de la partie aussi. Avec son don d'électricité encore mal maîtrisé, si une excursion ne part pas dans les collines pour pratiquer avec les quelques autres dangers publics, il ne peut pas s'en servir. Puis il s'est déjà entraîné au corps à corps toute la matinée. Il me semble que Laurent lui a appris à désarmer.

Pour ma part, je profite de ma corvée de cuisine pour m'amuser et je fais bouillir l'eau avant même d'avoir allumé le feu au-dessous. C'est une petite satisfaction, mais elle m'arrache un sourire.

Nous avons de l'argent, des vivres et même un peu de superflus. J'ai conscience que ce point d'équilibre ne pourra pas être éternel, sauf que pour le moment je savoure.

La bâtisse est devenue un endroit douillet que je n'ai pas envie de quitter. Ma haine et mon désir de revanche s'émoussent face à se confort retrouvé. Heureusement, dans un coin de ma tête je me rappelle que certains de mes amis sont toujours parqués dans le camp et je retournerai les chercher. Avant que leurs esprits soient manipulés. Mais il faut quand même que nous attendions que leur don se soit révélé. Nous n'avons aucun moyen de les maintenir en vie en cas de poussée de fièvre. Je n'ai pas la moindre idée de quand le moment sera idéal. Car plus nous patientons, plus ils auront formé nos anciens camarades à nous combattre.

C'est inextricable.

Tu te tortures, encore et toujours avec les mêmes réflexions.

Et toi, tu es constamment dans ma tête, Cyril.

Ce n'est pas volontaire. Et Laura perçoit souvent des bribes de ce que tu penses quand nous pratiquons.

Elle est loin de ton niveau... C'est là que je mesure ce que tu as dû endurer pour en arriver où tu en es. Dis-moi que tu sais quoi faire pour la suite ?

Toujours pas. De toute façon, nous ne sommes pas prêts.

À treize, nous ne pourrons pas faire grand-chose...

Tu es toujours en train d'osciller entre ton envie de foncer là-bas et le désespoir que nous n'en serons jamais capables. Il y aura une ouverture. Il y a toujours des ouvertures.

C'est ce qui t'a aidé à tenir quand tu étais enfermé et torturé ?

Non. Ce qui m'aidait à tenir, c'est de parfois capter tes pensées. Mais ça tu le sais déjà.

Je rougis malgré moi devant ma casserole de pâtes. Évidemment que je le sais. Son don s'est déclaré pile au moment où on m'amenait dans ce maudit sous-sol. Il a perçu la fournaise de mon cauchemar et les mauvaises intentions des médecins. Il a tenu bon, parce qu'encore une fois dans l'adversité et face à l'inconnu, j'étais là. Et je le comprends enfin. C'est pour cette raison qu'à son arrivée au campement il est venu vers moi. J'ai été idiote de le repousser avec autant d'acharnement.

Je délaisse les fourneaux pour dire aux autres qu'il est temps de passer à table. Je pourrais crier pour les avertir, car je sais que personne ne nous entend de l'extérieur. Il s'avère que cette rue est pratiquement déserte. Il y a quelques patrouilles de police et des personnes bizarres de temps en temps. Mais les dernières ne nous dénonceraient jamais et quand les premiers approchent Laurent ou Cyril nous avertissent.

Le repas se déroule dans la bonne humeur, nous parlons des progrès de chacun, notamment physiques. Laurent est un excellent professeur, c'est lui qui entraîne tout le monde, je l'aide ou le remplace de temps en temps. J'ai passé nettement moins de temps que lui à pratiquer avec nos instructeurs. La patience me fait défaut pour enseigner et je n'ai pas son charisme. Ni son talent pour percevoir les émotions des autres et agir comme il faut... Évidemment. J'ai tout de même affiné mes capacités, mon don. Je suis plus endurante, bref peu importe l'extrême de température avec lequel je joue, je suis capable de beaucoup de choses. C'est le même principe qu'avec un muscle. Martin aussi est devenu très bon, il arrive à localiser son attraction. Il faut dire que les exercices qu'il s'est imaginés pour s'entraîner ne lui laissaient que peu de place à l'erreur. Entouré de couteaux, il devait n'attirer que des cuillères.

Ça l'a rendu aussi très bon pour esquiver.

— Demain matin, j'aimerais faire une sortie pour revendre encore quelques trucs au receleur, déclare Cyril.

— Tu as une idée précise en tête ? Parce qu'on a déjà du fric.

Julien a posé la question, mais je vois bien que tout le monde attend la réponse.

— Acheter des armes.

— C'est une mauvaise idée, réagit Martin, approuvé par Benoit.

— Pourquoi ? s'enquiert Laura. On n'est pas assez dangereux comme ça ?

— On a celles qu'il y avait dans le camion et des munitions. Mais nous ne sommes pas tous offensifs, il faut qu'on le devienne.

— Pour que ton idée fonctionne, il nous faut des tonnes de munitions, car il faut qu'ils apprennent avant, lui fait remarquer Laurent à juste titre.

— Ils apprendront avec des pistolets à billes.

— Il faudra qu'ils testent aussi à balle réelle. Le bruit, l'odeur, le recul de l'arme, c'est pas quelque chose d'anodin, insiste Laurent.

— Je sais, mais pour la précision, ils apprendront avec des fausses.

— C'est une bonne idée.

Laurent finit par approuver.

Naturellement, ces deux-là se sont imposés comme nos dirigeants, car notre survie nous leur devons en grande partie. Sans eux pour veiller constamment sur ce qui se trame alentour, nous ne serions faits avoir depuis longtemps. Même si Estelle et Laura pourront bientôt les suppléer, j'espère.

Je ne trouve pas l'idée de Cyril stupide, au contraire. Nous serons braqués avec des armes à feu, autant que les autres s'y habituent et en comprennent le fonctionnement. Ça ne peut pas nous faire de mal. Par contre, le moyen de s'en procurer va être dangereux et peut nous exposer. C'est ce point qui m'inquiète le plus et qui me pousserait à refuser l'idée de Cyril.

***

Cyril m'a amené avec lui pour son rendez-vous. Je le suspecte d'avoir fait exprès que je sois là lors du premier pour que je sois obligée de l'accompagner à chaque fois. Pour passer du temps avec moi.

Toi aussi tu lis dans les pensées, s'amuse-t-il.

Ta tactique a quelques années de retard, râlé-je.

Je ne suis pas rassurée face au receleur, il est toujours aussi glauque et aussi crade que lors de notre première rencontre. J'ai même l'impression que ça empire d'une fois à l'autre. Il a encore son marcel blanc, même à six heures du matin. Je n'ai pas froid grâce à mon don, mais je ne me promènerai pas aussi peu vêtu alors que nous sommes presque en hiver.

Cyril lui tend un livre à la reliure rouge. Le premier d'une collection entière que nous avons dans nos sacs qui pèsent des tonnes. Sauf que quand le type s'en empare, mon ami lui attrape la main.

Il tente de se dégager, mais Cyril ne lâche pas sa prise et le receleur devient tout mou, les yeux perdus dans le vide. Je me demande ce que trafique mon partenaire, son geste ne me rassure pas.

Un silence pesant plane, je respire à peine, ne comprenant pas ce qui se trame. Le légume finit par baver et Cyril le libère enfin.

— Vous disiez ? demande innocemment Cyril.

— Je... Heu... Les livres. Vous avez la collection c'est ça ?

— Tout à fait.

Je sors les vieux ouvrages de mon sac à dos et des deux que j'avais à la main. Il y a près de soixante-dix bouquins ou quatre-vingts, je n'ai pas compté. Ce n'est pas moi qui ai trié la bibliothèque, mais ils pèsent lourd et sont en parfait état. C'est une collection de Jules Verne avec une reliure rouge éditée par Pierre-Jules Hetzel, je n'y connais rien. Mais Estelle nous a certifié que ça avait de la valeur. En plus de ça, Cyril et moi avons une bouteille de vin chacun sur le dos, elles ont servi à caler les livres. Et valent de l'argent, deux en un, le summum de l'efficacité.

La transaction se passe très bien. Et quand nous sortons, je questionne Cyril sur ce qu'il a trafiqué.

J'arrive à pousser mon don. Je peux directement chercher dans la mémoire des gens sans qu'ils aient les choses à l'esprit. Ça les rend un peu confus. Et d'après Laura, ça donne aussi mal à la tête, mais ça nous ouvre beaucoup, beaucoup d'options. Par contre, ça me fatigue énormément et je ne capte plus rien de ce qui m'entoure pendant ce temps.

Fâcheux.

Non. Mais bref, nos sacs à dos débordent de tunes, on va aller rendre une petite visite au Parrain.

C'est un humour bizarre ?

Non, la racaille qui vend des armes se fait appeler comme ça. Un problème d'ego, sûrement.

C'est dangereux, tu devrais y aller avec Martin. Il peut neutraliser les armes, pas moi. Ou avec Laurent. Au corps-à-corps il est excellent et il peut transformer la colère en autre chose !

Tu es très bonne aussi physiquement. C'est toi qui nous as sortis de là-bas. Tu as dupé les soldats, tu as ouvert nos cellules et fait fondre un putain d'escalier !

Et j'étais hors course juste après.

Tu es épuisante. J'ai confiance en toi et j'aurais accès à leur pensée, donc je saurai les calmer. C'est avec toi que je veux y aller Dana. Personne d'autre. Je prendrai soin de toi, tout va bien se passer.

Je capitule, parce que j'adore être avec lui et que sa confiance en moi me donne des ailes. Il m'emmène au travers de rues de plus en plus étroites en plein centre de la ville. Je nous sens épiés. De fortes odeurs d'excréments, d'urines et de bières éventés saturent l'air, mais étonnamment le goudron est dégagé. Je comprends vite pourquoi quand à toute allure quatre motos passent en trombe et nous frôlent. Le vrombissement assourdissant de leur moteur résonne dans ces ruelles. Leurs pneus crissent. Je me tends instinctivement. Le danger est pressant.

Ce sont des hommes qui bossent pour le type qu'on va voir, c'est une tentative d'intimidation. Tout va bien.

Nous continuons à avancer jusque devant une immense porte de garage en bois, arrondie sur le dessus et percée d'une plus petite. La peinture verte s'écaille et laisse apercevoir d'autres couches. Elles sont innombrables.

Cyril toque, selon un code à priori. Et la petite ouverture encastrée dans la grande s'ouvre. Le gorille qui fait son apparition pointe une arme entre les deux yeux de mon ami.

— C'est Gus qui m'a dit que je pourrai trouver ce que je cherche ici. Et ce n'est pas du plomb dans la cervelle, merci de l'offre, sourit-il.

— Alors c'est dans celle de ce vieux dégarni de Gus que je devrai vider mon chargeur.

— Nous avons du cash et aucune envie d'avoir d'ennuis.

Le mec ricane, secoue la tête et nous laisse passer. Je ne peux qu'approuver son attitude, si nous ne voulions pas d'ennuis nous ne serions pas là !

C'est la réflexion qu'il s'est faite, tu vois que tu commences à lire dans les pensées, s'amuse Cyril.

C'est pas le moment ! le rabroué-je.

Un autre mec, plutôt dégingandé, les côtés du crâne rasé et une couette qui tient la longueur qui lui reste sur le dessus nous invite à le suivre.

Le garage où nous sommes sent l'humidité et l'essence, de vieux outils agricoles servent de fondation à des toiles d'araignées millénaires. Nous quittons cet endroit sinistre pour arriver dans une cour bétonnée pour seulement la traverser et entrer dans un bâtiment. Une maison aux murs pas droits qui doit avoir au moins deux siècles.

Nous sommes amenés jusqu'à un bureau qui aurait besoin de ménage comme le couloir que nous avons arpenté.

— Gus vous envoie il paraît, attaque l'homme assis derrière le meuble sans préambule.

— En effet, nous sommes des clients de confiance.

— Personne n'est jamais de confiance. Et si quelqu'un le sait, c'est ce vieux chauve de Gus.

— Nous c'est différent, il faut croire, réplique Cyril toujours avec calme.

Je cache ma peur, mais je sens trois hommes derrière nous, plus le guide et ce fameux Parrain qui sont prêts à nous faire la peau à n'importe quel moment. Le Parrain avec sa barbe mal entretenue ne fait pas très propre sur lui, mais il a quand même une carrure qui me force à me méfier.

— Ou alors, ce vieux malin a trouvé un moyen de se débarrasser de personnes gênantes.

Le Parrain fait un signe de tête et les mecs derrière nous saisissent nos sacs pour les ouvrir.

Laisse faire ! m'ordonne Cyril alors que je me préparais à casser la main du gars.

— Ta copine a lancé un regard assassin que je n'ai pas beaucoup apprécié, commente le Parrain.

— Personne n'aime être brusqué. Comment auriez-vous réagi à sa place.

— Jamais je n'aurais été assez bête pour me retrouver dans une telle situation.

— Vous devez avoir du mal à avoir des clients si vous descendez tous ceux qui se présentent.

— Il y a l'art et la manière de le faire. Mais quel joli pactole vous avez là !

Le Parrain s'est redressé alors que ses sbires lui mettent nos sacs sous le nez. Notre interlocuteur se frotte la . Il fait athlétique, je pense qu'il a la trentaine, mais il est presque aussi peu entretenu que le receleur. Aussi décrépit que le monde qui nous entoure.

— Vous avez des têtes de jeunes premiers. Je ne suis même pas certain que vous soyez majeurs. D'où vous sortez tout ce pognon ?

— Ce sont nos affaires. Sachez juste qu'une partie vient de ce que nous vendons à Gus. D'où nos rapports de confiance.

Cyril est toujours aussi détendu, alors que mes muscles sont sous tension et que j'ai l'impression qu'ils vont finir par se déchirer à rester près à l'action.

— Oh des voleurs ! De bons à priori, ou alors la chance du débutant.

— Qui sait. Bon, maintenant que vous avez vu que nous avions de quoi payer, il nous faut des armes.

— Rien que ça ? éclate de rire le Parrain.

Cyril a un petit sourire, je devine que c'est parce que le Parrain pense exactement à ce qu'il a envie d'entendre. Et ça ne loupe pas, Cyril sort un jargon qu'il ne doit pas comprendre pour passer commande.

— Je vous avais, mal jugé, vous êtes de drôles de numéros. Je peux vous fournir ce que vous voulez. Même les pistolets à bille. Vous n'êtes pas les seuls à vous entraîner avec, j'ai des répliques conformes des trois types d'outils que vous avez demandé. Mais ça va vous coûter une fortune, plus que ce que vous transportez là.

— Dites toujours.

— Cent cinquante mille. Prix d'ami.

— Non un vrai prix d'ami, ce serait cent mille. Il y a déjà quatre-vingts milles dans les sacs, vingt de plus et nous y serions.

— On parle d'une quarantaine d'armes. Intraçables et de leurs munitions. Et des répliques pour l'entraînement.

— Alors cent-vingt, mais nous n'irons pas plus haut.

— Et ta copine, elle en pense quoi ? Que je vais vous rendre ce que vous aviez déjà sur vous si nous ne trouvons pas de deal ? s'amuse le Parrain.

D'autres types arrivent derrière nous, ça sent mauvais. Ils vont nous piquer l'argent, voire nous tuer dans le pire des cas.

— Je suis sûr qu'il y a quelque chose que vous voulez que nous puissions vous avoir ou faire pour vous. Vous perdriez gros à vous en prendre à nous.

Un cliquetis et une arme entre mes omoplates me font comprendre que nous sommes dans la panade. J'espère que Cyril pourra les rendre confus le temps que nous nous dégagions. Je n'ose pas lui parler, car je suis certaine qu'il capte chaque pensée pour agir en conséquence et je ne veux pas le déranger. Mais j'ai une envie folle de lui dire que Laurent aurait été le meilleur partenaire pour cette visite. Son don est invisible, il aurait pu s'en servir sans nous créer d'ennui. Si moi je le fais, nous serions grillés.

— On ne s'amuse plus, gronde Cyril. Soit vous acceptez notre offre d'achat. Soit nous repartons avec notre argent, trouver des personnes qui savent reconnaître des acheteurs potentiels, sans chercher à les voler.

Tous les hommes dans la pièce ricanent.

— Je vais les désorienter, tu maîtrises le type derrière toi, tu t'en sers de bouclier et tu recules jusqu'au mur du fond.

Et toi ?

T'inquiète pas.

Bien sûr que je suis inquiète, mais ce n'est pas le moment de lui en mettre une pour son plan foireux.

Cyril donne le feu vert. D'un mouvement d'épaule, je me dégage, attrape le bras armé et pivote pour faire une clef à celui qui me menaçait et recule jusqu'au mur. Cyril a fait basculer son assaillant par-dessus sa tête, a récupéré son arme et le braque alors qu'il est au sol.

— Comme vous le voyez, nous ne sommes pas riches par chance. Nous sommes plutôt dégourdis. Osez ne serait-ce que vouloir nous tuer et vous y passez tous. Rendez-nous notre argent et nous nous en allons.

— Calmez-vous. Je pense que je vous ai sous-estimé en effet. Vous pouvez relâcher mes hommes.

— Non, dis-je. C'est nous qui n'avons plus confiance.

— Elle n'est pas muette. Moi qui imaginast qu'elle était seulement décorative.

— Ne la cherchez pas, sauf si vous voulez terminer la journée avec une voix de castra.

Le Parrain rigole franchement et fait sortir tous ses hommes, sauf les deux que nous gardons en otage. Il a complètement changé de ton et il finit par nous donner une partie de la commande et le reste dans une semaine quand nous lui apporterons le dernier versement.

À la porte, Cyril se retourne :

— Pas d'entourloupe, sinon nous vous retrouverons et vous n'allez pas aimer le moment que vous allez passer.

— Je ne suis pas stupide. Tu as tout demandé en treize exemplaires. Je me doute que tu dois avoir une petite clique de mauvais dans ton genre. Nous pourrions finir par travailler ensemble. Mais ce sera une discussion pour la prochaine fois.

Un frisson de peur me parcourt, je pense que nous avons fait une erreur et qu'elle peut nous coûter très cher.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top