Chapitre 33

Je sors de la cuisine, par la porte que je n'avais pas encore empruntée. Je fais un détour aux toilettes qui se trouvent directement à droite, puis je remonte au premier sans visiter les trois autres pièces. Il y a trop d'agitation, mes camarades ne chôment pas, ils rangent et jettent pour que l'endroit deviennent agréable — et aussi en espérant trouver de l'argent pour nous permettre d'acheter de la nourriture.

J'arrive enfin dans la chambre que nous avons utilisée cette nuit. Elle contient une moquette rose délavé, mais qui nous aura au moins évité de dormir à même les tomettes rouges du sol.

Il n'y a personne dans la pièce, j'en profite pour investir le lit deux places et me reposer un peu plus confortablement.

— Debout, me murmure Laurent en me caressant le visage.

Je n'ai même pas senti que je m'étais assoupie et je dois avoir la tête d'une ahurie.

— Hein ?

— On va pas tarder à manger. Ce sera encore de la purée à l'eau, mais ce sera déjà ça. Et avant de pouvoir te remplir le bide, Lily va regarder ton bras.

En effet, notre amie est là et me fait un pauvre sourire d'excuse. Laurent me serre la main de mon côté intact, alors que Lily ne perd pas de temps et pose les siennes sur la plaie.

Je suis déchirée par la lutte entre la douleur et Laurent qui essaie de m'en distraire en m'envoyant des vagues de bien-être. Même Lily semble souffrir, elle n'a vraiment pas un don facile. Elle, Cyril et Laurent ont un don à chier, efficace et utile, mais vraiment à chier. Ils sont durs à maîtriser et coûtent beaucoup physiquement et mentalement.

— C'est bon, finit-elle par déclarer, alors que nous sommes tous les trois en sueurs.

— Merci.

Ce message est pour les deux, car ils se sont donné du mal et je dois reconnaître que ça va déjà mieux.

La lumière a fortement décliné, nous n'y voyons plus rien, heureusement arrivés à hauteur des escaliers nous apercevront de la luminosité au rez-de-chaussée. Nos amis ont allumé des bougies dans l'immense hall. Tant que nous n'avons pas calfeutré les fenêtres, nous devrons nous contenter de cette pièce aveugle. En nous levant tard, nous avons considérablement diminué nos capacités d'actions pour la journée. Mais nous en avions besoin. Demain les choses sérieuses commenceront.

Cette matinée démarre sur les chapeaux de roues. Nous avons terminé le stock de purée et de boîtes de conserve au petit-déjeuner. Il va falloir que dans la journée certains sortent nous réapprovisionner. Donc une partie des nôtres continue à fouiller les tiroirs à la recherche d'argent, pour les ajouter au peu que nous avions trouvé dans le chalet quelques jours plus tôt. Moi je m'affaire à trier le linge et à lancer des lessives, aidé de Benjamin et Estelle. Il faut dire que maintenant que j'ai enfin terminé le tour de la baraque avec ses sept chambres dont quatre avec dressing, son grenier aménagé en salle de jeu, le salon, la bibliothèque et ses milliers de livres, j'ai aussi noté qu'il y avait une quantité phénoménale de lingue. Et à part la suite parentale qui avait l'air d'être utilisée il y a peu, dans les autres tout sentait le renfermé.

Estelle m'aide à repasser, mais elle semble avoir l'esprit ailleurs :

— Y'a un truc qui va pas ? Tu veux en parler ?

— Je me sens inutile, soupire-t-elle. Je ne sais pas ce qu'est mon don encore. Et j'ai peur de la suite. On n'est pas dupes, c'est comme au camp, on évitait le sujet, mais on savait que ça tournait pas rond. On le voit que le monde est parti en couille, du moins, moi je le vois et ça me tue que par peur de ce qu'on va apprendre, on ne cherche pas à comprendre.

— Ça viendra, on digère les évènements un par un. Ton pouvoir viendra aussi et c'est une chance que toi, Boris, Benoit, Laura et Julien, vous ayez mis du temps à les développer, car c'est un avantage que les militaires ne sachent pas de quoi vous êtes capables.

— Peut-être que je n'en aurais pas.

— Bien sûr que si, lui souris-je.

Estelle n'est pas convaincue, mais je comprends que la discussion est close. C'est une taiseuse, j'ai souvenir d'avoir été en classe avec elle, mais elle ne se faisait pas remarquer. Je ne lui avais jamais parlé.

Estelle et Benjamin finissent par partir aider ailleurs, quant à moi je suis plus ou moins obligée de rester dans cette pièce, car sans mon don il fait une chaleur insupportable entre les deux sèche-linges et le fer à repasser.

Ma mère n'en croirait pas ses yeux si elle me voyait, je n'ai jamais repassé une seule fringue de ma vie et plus s'était froissé, plus j'avais de chance de porter un habit.

Mon travail n'est pas parfait, mais ça fera l'affaire, c'est simplement pour pouvoir plier les choses et les ranger.

Je me demande ce que sont devenus les gens qui vivaient dans cette maison, la déco est un peu datée et elle s'assort mal au style de base de l'habitation. Ce genre de maison de maître avec leurs espaces immenses, leurs hauts plafonds, le vieux papier peint et les moulures ne vont pas bien de pair avec des lits en aggloméré et des armoires en plastique. Toutes les pièces, même la bibliothèque, ont du mobilier en partie récent et un peu chip, alors qu'il y en a d'autres faits en bois massif et qui me paraissent plus nobles. Je ne saurais jamais. Il y avait quelques photos dans un carton, peut-être que si j'ai le temps, je fouinerais. Ne serait-ce que pour me remémorer des moments où je le faisais avec ma grand-mère et qu'elle me détaillait le passé, elle avait toujours de longues anecdotes pour chaque cliché.

Elle me manque. Ainsi que tout le reste de ma famille. J'imagine que s'ils sont en vie, ils ont fait leur deuil de moi.

C'est peut-être mieux de toute façon, nous n'avons plus vraiment d'avenir. Nous sommes devenus des monstres, des êtres qui dépassent l'entendement. Nous avons de foutus pouvoirs ! Même moi, il y a encore des moments où j'ai du mal à le croire. J'ai parfois encore des doutes sur ma santé mentale, c'est fugace, mais la question revient inévitablement.

— Tu veux parler de ce qui te tracasse ? me surprend Laurent, dont le tee-shirt gris est taché de peinture rouge.

— Je rumine. Les gestes répétitifs ça laisse un peu trop l'esprit libre.

— Quel sujet te tracasse ?

— Rien, je pensais à ma famille, à ma possible folie aussi... J'ai cru devenir folle les six mois que j'ai passé seule, entre mon tout nouveau don, le médecin qui ne voulait pas m'en parler et Cyril qui m'avait contacté par télépathie, j'ai cru que la fièvre m'avait grillé le cerveau... C'est idiot, conclus-je.

— Non. Même sans un télépathe pour venir me perturber, je me suis posé la question aussi.

— Si on est tous en plein délire, c'est vraiment un très mauvais trip.

Pour toute réponse, il me serre dans ses bras et un sentiment de culpabilité m'assaille. J'ai pensé à Cyril, pas longtemps, mais assez pour m'en vouloir.

— Tu veux qu'on arrête ce qu'il y a entre nous ? finit-il par demander.

— Je... Je sais pas. Je tiens à toi... Et à Cyril aussi. On s'est parlés et il se trouve que t'avais raison. Je ne le laisse pas indifférent. Je suis peut-être pas folle, mais il faut avouer que je suis tordue. Et injuste avec vous deux.

J'enviais les amourettes de mes amies, avant. Maintenant, je souhaiterais ne pas être dans cette situation qui va faire souffrir des gens. Des gens importants. Les deux personnes en qui j'ai une confiance aveugle.

— Arrête de te torturer, la situation n'est pas facile. Toi et moi on s'est trouvés, et Cyril et toi c'est pareil. Aucun de tes attachements n'est plus légitime que l'autre, mais ils sont tous les deux compréhensibles.

— Et du coup, qu'est-ce que je suis supposée faire ? Qu'est-ce qui serait juste ?

J'ai les larmes aux yeux. Et Laurent me serre fort contre lui.

— On va attendre quelques jours, le temps que chacun de nous trois y voit plus clair. Pas de quoi te rendre malade. Je ne t'en veux ni à toi ni à lui. C'est la vie.

Et il me laisse plantée dans la buanderie. La situation a un petit goût de déjà vu fort désagréable.

Mais je ne peux pas lui en vouloir.


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