Chapitre 3

Je regarde avec suspicion la bouillie que l'on m'a servie. Qui sait ce qu'il peut y avoir à l'intérieur... Le fait que je me pose ce genre de questions n'est pas bon signe. Je deviens complètement paranoïaque. Il faudrait que j'avertisse les médecins avant d'être réellement bonne à enfermer. Mais une part de moi, sûrement celle qui est déjà foutue, me retient avec des « et si ? ». Car, si jamais les mises en garde dans ma tête sont réelles, c'est que tout mon monde ne tourne pas rond. Si je n'avais pas vu le militaire et l'énorme blindage de ma chambre, je n'aurais peut-être pas autant de doutes. Pourquoi est-ce que je suis gardée par un homme armé d'une espèce de grosse mitraillette ? Pourquoi la voix s'arrête-t-elle quand la porte se ferme ?

Un terrible pressentiment m'oppresse, car j'ai l'impression que tout va changer et je ne suis pas prête. Mes questions sont légitimes, mais je n'ai pas le courage de les poser, peut-être par peur qu'ils le prennent mal ou pire que les réponses ne me conviennent pas.

Pour me reprendre, je décide de faire un premier pas et de me laver pour accomplir quelque chose de normal. Je perds pied, je le sens et rien de tel qu'une bonne douche pour me délasser, puis si possible, remettre mes idées en ordre. Me dévêtir me demande un effort mental incommensurable. Qui sait combien de personnes me regardent ?

Une mauvaise surprise de plus me tombe dessus, lorsque je me rends compte qu'il est impossible de régler la température de l'eau.

Énervée et complètement à bout, je commence à m'acharner sur les boutons. Cet accès de colère ne me donne pas plus chaud pour autant, puisque je grelotte.

Je craque, je me mets à taper du poing sur cette foutue machine. Pourquoi même le truc le plus simple ne va pas ? Je ne peux pas manger, sortir ou m'habiller, comme je veux et maintenant même l'eau de cette maudite douche ne peut pas me satisfaire !

Je ne demande pas la lune ! Je souhaiterais simplement me détendre, est-ce vraiment trop ?

J'ai froid, bordel !

Je m'emballe, sûrement un peu trop, mais je ne m'attendais pas à la suite.

La buse arrête soudainement de couler. La première idée qui me vient à l'esprit, c'est que les gens qui m'observent ont coupé l'arrivée à cause de mon comportement. Puis, la réalité me frappe avec l'équivalence d'un bus qui me percute à pleine vitesse.

La bouche ouverte tout aussi grande que mes yeux, je regarde mes mains, le pommeau de la douche, puis le sol où mes pieds sont prisonniers de glace. Glace qui recouvre tout ce qui a été mouillé et qui forme des stalactites au-dessus de ma tête. Je tente de bouger, mais je suis impuissante, statufiée par cette gangue glacée.

Paniquée, je m'ébroue et finis par briser la fine pellicule qui me recouvrait. Je ne suis pas coincée. Même si mon cœur ne s'est pas calmé, me voilà un peu soulagée. Immobile, je peine à comprendre les choses, car je suis toujours à un stade proche de la panique. Puis, merde ! Pourquoi tout a gelé ?! Est-ce que j'ai tapé trop fort et endommagé les canalisations derrières ? Mais qui aurait un circuit réfrigérant dans les murs ? Rien n'a de sens !

La porte s'ouvre, mais j'y suis indifférente, je ne remarque pas les médecins non plus et encore moins d'autres gens dont l'utilité reste à déterminer. Je suis comme déconnectée du monde extérieur. Je ne comprends pas ce qu'il s'est passé. Je deviens folle, c'est la seule explication. Je dois avoir des hallucinations. Je n'avais pas tort, je perds la boule. C'est forcément ça ! Quoi d'autres sinon ?

Pourtant, le froid me semble si réel. Les personnes brisent bel et bien la gangue de glace. Leurs regards sont indéchiffrables, mais ils ne paniquent pas, c'est que tout est normal. Je ne comprends pas comment un circuit de refroidissement – ou peu importe ce que c'est – a pu geler même ce qui se trouve dans la pièce. Peut-être que ce n'est même pas ma colère qui a engendré tout ceci. C'est peut-être pour cette raison que je ne pouvais pas monter la température, le problème était là avant. Je m'accroche à cette explication, balayant d'un geste toutes les autres, avant même de les esquisser, même si j'ai conscience que mon raisonnement a des lacunes.

Le personnel médical me guide sur ma couchette. Le corps frissonnant, je suis épongée et une perfusion trouve le dessus de ma main. Je déteste quand ils la mettent là. Ce n'est pourtant pas le moment pour ce genre de considérations. Je suis confuse, mes idées fusent tellement vite qu'elles créent un embouteillage dans ma tête et rien de cohérent ne fait surface.

Mais petit à petit, une drôle de sensation me gagne, une torpeur presque bienveillante dans le chaos. Je la saisis et la laisse m'emporter loin de ce monde qui m'est étranger.

Un sifflement m'extirpe de l'oubli contre mon gré. Mes paupières sont trop lourdes, impossible de les ouvrir. Des bruits ténus me parviennent comme s'ils avaient traversé des kilomètres avant de m'atteindre. Je ne pourrais même pas en identifier la provenance, mais ils me rassurent. Ils veulent dire que je ne suis pas seule.

Je replonge dans l'inconscience.

Je ne sais pas combien de fois j'ai émergé du noir sans jamais parvenir à saisir ce qui m'entourait. J'ai perdu la notion du temps. Cette fois, j'arrive à ouvrir un œil. Au travers du flou de ma vision fatiguée, je distingue beaucoup d'appareillages médicaux et des espèces de panneaux en fer sur roues. Ils sont percés de petits rectangles avec une vitre. C'est curieux. J'ai déjà vu des choses semblables tenues par des CRS lors de manifestations.

De ce que je vois, je suis seule dans la pièce. Les amplitudes du cardiographe relié à ma poitrine ne me disent rien qui vaillent. Les écarts sont énormes ! Je ne suis qu'à vingt-neuf battements par minute. Malgré le fait que je ne sois pas trop rassurée, le chiffre ne bouge pas. Je me demande si je ne suis pas en train de mourir. Mais si c'est le cas, où sont les médecins ? Ils devraient tourbillonner autour de moi, non ? A moins que je sois déjà foutue et qu'il n'y ait plus rien à faire.

A l'idée d'être peut-être mourante, mon coeur s'emballe un peu, mais les mesures de la machine ne bougent presque pas. Je ne veux pas mourir. J'ai peur ! Une boule énorme m'oppresse, je me sens écrasée, nauséeuse. Toutes les choses que j'aurais aimé dire ou faire et qui ne se réaliseront jamais... Des larmes perlent au bord de mes cils et finissent par déborder sur mes joues. Je n'ai même pas la force de les essuyer, mon cerveau est opérationnel, mais mon corps est gourd. Je ne souffre pas, je devrais peut-être en être reconnaissante, je ressens simplement une profonde amertume.

Le brassard automatique pour prendre ma tension se serre dans un bruit qui me paraît assourdissant et me sort de mes tourments intérieurs.

J'ai froid et aucune couverture chauffante ne se trouve à proximité. C'est à peine si je suis recouverte d'un drap et je suis nue en dessous, si on omet la multitude de fils qui partent vers les machines.

J'essaie d'organiser mes pensées en fermant les paupières, toujours un peu lourdes. J'imagine que c'est à cause de l'une des deux poches accrochées à la potence.

— Elle va encore dormir un moment, me parvient la voix posée d'un homme qui doit être en train de rentrer dans la pièce.

Ma respiration se bloque sous le coup de la surprise et par réflexe je ne bouge pas d'un cil. Un couinement que j'associe à la porte qui doit se refermer, en plus du claquement de leurs pas sur le béton, m'indiquent qu'ils sont dans la chambre

— Certains infirmiers ont failli perdre des doigts en s'occupant d'elle, râle une seconde personne. Plus ça va, plus vos enfants sont incontrôlables, docteur Baillard.

— Ne généralisez pas les cas. Il n'y a rien eu d'anormal pour celle-ci. Vous êtes tendus à cause de celui de la semaine dernière qui se montre particulièrement récalcitrant.

— Vous jouez sur les mots, répond lassement le médecin dont la voix ne me dit rien.

Le déplacement d'air que je sens me fait comprendre qu'ils tournent autour de moi en commentant mes constantes. Je n'ose pas dévoiler que je suis éveillée, certaine que ça pourrait me porter préjudice.

Dans quelle merde je suis embarquée ?

Si – comme je le crois – le terme « enfant » nous désigne et donc, m'englobe, il signifie des choses impossibles. D'où sortait ce foutu givre ? Pas de moi. Si ? Pourtant, leurs paroles pourraient être comprises dans ce sens, mais ce serait complètement aberrant. Rien que le fait que j'envisage cette possibilité prouve que je perds les pédales. Mais à priori, je ne suis pas mourante comme je le craignais. Et j'en suis soulagée. Une pointe d'angoisse persiste, parce que je n'ai pas envie de devenir folle, sauf qu'entre deux maux, je choisis le moindre.

— Tout est en ordre ? demande le docteur Baillard.

— Oui, répond toujours aussi laconique l'interlocuteur du médecin.

— Alors, sortons d'ici. Il fait un froid polaire dans cette pièce.

Le temps s'écoule et je retrouve petit à petit mes esprits et de l'énergie. Les battements de mon cœur reprennent un rythme plus « normal » et affiche quarante-cinq.

Une infirmière arrive au moment où je tente de me redresser.

— Mais... que ? Comment pouvez-vous être réveillée, bégaye-t-elle en appuyant sur un bouton près de l'entrée.

— Je me sens mieux. J'aimerais regagner ma chambre, dis-je la bouche pâteuse.

Ma demande passe complètement à l'as et la salle se remplit vite de personnes pressées qui m'ignorent. J'ai le sentiment d'être transparente. Quand ils discutent, un nuage de buée se forme devant leur bouche. Le docteur Elias déboule à son tour, avec empressement il enfile des gants avant de venir m'inspecter.

— Le produit a gelé dans la tubulure, s'énerve-t-il contre une infirmière.

S'ensuit un ballet de blouses. Le personnel a des gestes hachés, pressés, ils paniquent, mais pas moi, je reste sidérée. Comment la perfusion a-t-elle pu geler alors que mon sang continue à couler dans mes veines et que je n'ai pas froid à ce point-là ? Je ne claque pas des dents, je n'ai même pas la chair de poule.

Je tente d'interpeller tout ce beau monde, sans succès. Les regards que me coulent certains me figent. Ma voix n'est qu'un filet qui se tarit, étouffée par ma peur et mon impuissance. Qu'est-ce que je suis supposée faire ? Hurler ? Essayer de me barrer ?

Indécise, je continue à être spectatrice de la scène. Je suis larguée et terrifiée. Mon estomac est comme compressé par mes émotions qui se sont transformées en poing invisible qui serrent. Serrent toujours plus. La bile me monte, mes yeux me brûlent, mais je n'ose même pas les frotter au risque que le moindre de mes mouvements n'aggrave la situation.

Sans qu'on ne me prenne en considération, le matériel est changé, couplé à une sorte de résistance dont le rouge des filaments tranche avec les autres couleurs de la pièce. La torpeur médicamenteuse ne tarde pas à me gagner. J'ai peur. Peur de comprendre que je ne suis qu'un cobaye. J'ai une dernière pensée pour mes amis, ceux que j'imaginais perdus et qui ne le sont peut-être pas. Qui sont peut-être enfermés comme moi à subir – je ne sais quoi des médecins – sans en comprendre les raisons... J'extrapole sûrement. Le type de tout à l'heure a utilisé le pluriel, peut-être que je ne suis pas si seule que je l'imaginais à avoir survécu. Égoïstement, j'espère que ce soit le cas.

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