Chapitre 24

Martin a repris ses esprits. Nous avançons, un peu hagard jusqu'à entendre le bruit de l'eau.

— On va faire une pause, décrète Cyril quand nous sommes proches de la rive.

De toute façon nous ne voyons pas à trois mètres, le ciel est voilé et la bruine ne s'est pas arrêtée.

Quatorze adolescents en fuite.

Quatorze personnes paumées.

Quatorze monstres de foire avec des dons.

Nous ne connaissons rien au monde. La vie a continué sans nous et nous avons sûrement été bercés de mensonges. J'essaie de fixer les autres pour définir comment ils se sentent et surtout, pour ne pas penser à l'élancement dans mon bras. À mes doigts poisseux et collants que j'ai appliqués sur la blessure et que je n'ai pas retirés depuis. Cette plaie me terrifie. Pourtant, j'ai conscience qu'elle n'est sûrement pas très grave. Mais c'est une arme à feu qui la causée. Ce fait suffit à m'horrifier.

— Dana, laisse-nous voir, déclare Cyril avec calme.

Laurent m'envoie un vague de réconfort. Impossible de luter contre ces deux-là et je n'en ai pas l'énergie.

— Tu bouges tes doigts ? demande Laurent.

Je ne réponds pas et lui montre. Il tient ma main dans la sienne, il est aux premières loges.

— J'y connais pas grand-chose, mais vu la plaie, la balle est ressortie.

— Ils n'avaient pas de balles à fragmentations, on a eu de la chance, commente Laurent.

Tout le monde est agglutiné pour se rassurer ou avoir chaud. Mes deux amis essaient tant bien que mal de savoir quoi faire de mon bras et en discutent. Je n'arrive pas à m'intégrer. Je me sens détachée de tout.

Je passe d'un visage à l'autre. Je suis comme étrangère à la situation. Lily, Martin, Jennifer, Benjamin, Laura, Charlotte, Thomas, Boris, Julien, Estelle et Benoit sont mutiques. Eux aussi semblent vidés.

— Je crois que je peux aider, finit par déclarer Lily.

Cyril secoue la tête avec approbation.

— Tu nous expliques ! s'impatiente Laurent.

— Elle pense avoir un don de soin, mais elle ne l'a expérimenté qu'une seule fois, sur elle.

Lily approche et pose ses mains gelées sur la plaie qui suinte toujours. Avant que je ne ressente quoi que ce soit, Cyril et Laurent m'empoignent. Je n'ai pas le temps de leur demander pourquoi qu'une douleur insupportable me saisit.

Laurent me bâillonne pour m'empêcher de crier. Je me débats, je sue à grosses gouttes et je pleure. J'ai le sentiment que ça dure une éternité.

Le supplice reflux. J'ai toujours la blessure, mais elle ne saigne plus. Une énorme croûte la recouvre et je suis vidée de mes forces, encore. Je vais finir par mourir. Cette soirée m'aura drainée de beaucoup de choses. Mon corps va vraiment me lâcher. Pourtant, je commençais à me sentir mieux et je comptais me réchauffer et en faire profiter mes camarades. C'est raté.

— Ceux qui s'en sentent capables, aidez-nous à trouver un endroit pour traverser. Ceux qui ne le peuvent pas, reposez-vous.

Martin, Lily, Jennifer et moi restons sur place. Même si nous nous connaissons à peine nous nous serrons les uns aux autres.

— C'est quand même fou que Cyril puisse nous parler dans nos têtes ! Rassurez-moi, je ne suis pas la seule avec qui il fait ça ! déclare Jennifer.

— Non. Mais moi, je... J'arrive pas à réaliser que tout ça est vrai ! C'est pire que quand je me suis réveillée du coma. Je n'y croyais pas que j'avais été malade autant de temps, mais c'était plausible. Sauf que là... Merde ! Vous paniquez pas vous ? demande Lily que je sens au bord de la crise de larmes.

— On finit par s'y faire. En tout cas, merci.

— C'est toi qui nous remercies ? La blague, intervint Martin. Tu nous as sorti de ces putains de cellules et de ce camp de merde !

— J'ai juste voulu éviter de me retrouver à nouveau enfermé, la situation m'a un peu échappée...

Et peut-être que tout aura été en vain. Ils sont armés, équipés, motorisés, entraînés et nous nous sommes simplement des adolescents à pied, épuisés et pour certains — dont moi — sans chaussure.

C'est la catastrophe.

Ce n'est pas en ruminant que tu vas prendre du repos, me houspille Cyril.

T'en as de bonnes ! Je n'arrive même pas à réaliser ce qui se passe et encore moins le fait que tu sois en vie après tout ce temps !

Ils se doutaient que je pouvais lire dans les pensées. Ils trouvaient la situation trop risquée pour m'envoyer avec les autres, mais ils voulaient comprendre. Ils ont essayé de m'amadouer, de me formater, mais dès que j'avais une brèche, je te cherchais. Tu es le premier cerveau que j'ai vraiment reconnu quand mon don c'est manifesté et qu'il a rencontré la multitude de consciences qui se trouvaient à quelques mètres de moi. Nos cellules étaient presque voisines, mais les murs trop épais et ils me droguaient pour que je ne parvienne pas à dialoguer avec toi. Savoir que toi aussi tu ne capitulais pas, ça m'aidait à tenir. Je me disais que si on avait survécu pour en arriver là, il ne fallait pas qu'on lâche prise. J'ai beaucoup entraîné mon don pour dépasser les carcans chimiques et physiques, sur la fin je commençais à t'entendre, mais surtout la nuit, ça ressemblait à un écho que je ne comprenais pas.

Les cauchemars, c'était toi, pour de vrai ? m'étonné-je.

Oui, désolé, ce n'était pas volontaire. Maintenant, repose-toi, on en discutera plus tard.

Je me blottis sans la moindre gêne contre Martin. Il porte un pantalon, donc je dépose mes jambes nues sur les siennes pour leur épargner l'herbe humide. Nous nous retrouvons tous les quatre enchevêtrés et je ne sais pas par quel miracle, je finis par sombrer.

Je suis réveillée parce qu'on me soulève. Le « on » désignant Laurent.

— Je peux marcher, dis-je.

— Tu en as assez fait pour le moment. Il faut que tu reprennes du poil de la bête.

— Ça va là.

— Cyril l'a fait remarquer, c'est ton don qu'ils craignent le plus. Quand ils reviendront, c'est toi qu'ils viseront. Il faudra que tu sois capable de te défendre. Je ne te fais pas une faveur en te portant. Notre survie dépend de toi.

— Tu exagères.

— Beaucoup sont frigorifiés, je doute que nous ayons trouvé des fringues ou des couvertures d'ici le moment où nous serons obligés de prendre du repos. L'hiver approche, nous sommes en montagne, avoir chaud quand nous serons à l'abri sera important.

Je suis dubitative, mais je ne débats pas plus. Moi aussi j'ai hâte d'être assez en forme pour aider tout le monde. Pour ma part, j'ai moins froid. Je pense que mes capacités se réveillent gentiment. Quand je dors, j'ai remarqué que je n'avais ni chaud ni froid ces derniers mois. Si ce qu'ont dit les types qui voulaient m'enfermer est vrai, quand je suis inconsciente mon corps réagit. Peut-être que durant le sommeil il en est de même, mais dans de moindres mesures.

Je m'abandonne contre le torse de Laurent. Je ne sais pas où il puise l'énergie de continuer tout en me portant. Mais j'espère qu'il ressent ma gratitude.

Je somnole plus que je ne dors, mais je retrouve des forces. Quand je m'aperçois que le ciel s'éclaircit, je décide que j'ai assez abusé de la générosité de mon porteur.

— C'est bon, pose-moi.

— Sûre ?

J'acquiesce. J'ai les membres fatigués, mais je sens que j'ai récupéré de l'énergie et je n'ai plus du tout froid. Ce qui n'est pas le cas des autres. Les cheveux et les habits collés au corps, beaucoup ont les bras croisés contre la poitrine et tremblent.

Même si accélérer l'allure met mes pieds au supplice, je me place au milieu du groupe et laisse la chaleur me quitter. C'est un exercice de concentration compliqué. Pour le froid, les militaires m'ont entraîné à gérer l'intensité et le rayon sur lequel je l'exsudais. Mais pour l'autre, seule, je n'en ai pas eu vraiment l'occasion. Donc j'espère ne blesser personne.

— Merci, murmurent mes camarades.

Ne t'épuise pas.

Ça ne me demande pas beaucoup d'efforts, seulement de la concentration.

À quel point tu maîtrises la température quand tu te sers de ta capacité à geler ?

Je n'en suis pas à tout gérer au degré près, mais je me suis exercée à modérer mon intensité, pour éviter de congeler mes partenaires en mission.

Je ne sais pas ce qu'ils vont envoyer à nos trousses. Des chiens, des drones, des hélicoptères... Pour les chiens, si nous passons un moment dans la rivière nous pourrons le semer, pour les hélicoptères tant que nous restons planqués il y a peu de risques qu'ils nous trouvent, sauf s'ils ont des caméras thermiques. Je pense qu'ils voleront assez bas pour que je sache avec quoi ils nous cherchent. Mais est-ce que tu serais capable de créer un écran froid pour qu'ils ne nous localisent pas ? Parce qu'il ne faudra pas que la température dénote trop avec notre environnement. Ils connaissent tes capacités et ils ne te sous-estimeront plus.

Tu m'en demandes trop.

Le brouillard qui a cloué les hélicos cette nuit se lève, nous serons bientôt fixés. Dans le pire des cas, nous agirons pour nous défendre au lieu de nous cacher. Martin et Jennifer peuvent nous débarrasser des drones.

Je ne réponds pas, je ne veux pas lui montrer que j'ai peur, même si j'imagine qu'il le sait. Tout comme Laurent. Ils n'y sont pour rien, mais c'est assez gênant de savoir que deux personnes ont accès à mes sentiments ou mes pensées.

Si nous sommes hostiles aux militaires, ils le deviendront aussi. Pas qu'ils ne l'étaient pas, mais j'imagine qu'ils cherchent quand même un moyen d'en ramener certains vivants. Mais si nous les attaquons, si nous tuons, il n'y aura plus aucun retour en arrière.

Nous sommes inexpérimentés, nous n'avons que les munitions présentes dans les armes et peu savent se servir de leur don. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils nous choppent où nous abattent. À partir du moment où Cyril et Laurent seront hors course, ce sera fini.

Je suis démoralisée. Mais ce sentiment ne dure pas, il est chassé, sauf que Laurent ne me touche pas. Je me retourne vivement vers lui pour comprendre et c'est avec un sourire amusé qu'il accueille mon inspection.

— C'est toi ? Comment ?

— J'ai découvert que je pouvais influer sans contact, ce n'est pas grand-chose, mais ça rend mon don un peu plus offensif.

— Dans le couloir, c'est ce que tu as fait ?

— Oui, mais ça me demande de mobiliser énormément ma capacité. Je me doutais depuis un moment que je pouvais le faire, mais j'avais peur de mal diriger mon don et que les soldats s'en aperçoivent.

— Avec de l'entraînement, tu auras un peu plus d'endurance, dis-je pour le rasséréner. Et maintenant tu vas pouvoir pratiquer.

Je suis soulagée qu'il soit capable de se défendre sans entrer en contactavec un éventuel ennemi. Peut-être que ça suffira...

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