Chapitre 21

— Cinq-cinq tu ne progresses pas ! s'énerve le chef.

Ce professeur utilise de pseudo surnoms pour nos numéros. Donc Thomas-triste-mine est Cinq-cinq et je suis Cinq-six. Je me demande comment il appellera ceux dont les chiffres dépasseront la centaine, et plus tard, le millier, si les trois-mille finissent ici. Mais j'espère que je ne serais plus là pour le voir.

Le seul avantage, c'est qu'il nous autorise aussi à utiliser les diminutifs de notre choix, tant que c'est en rapport avec notre matricule et non avec notre prénom. Alors, durant nos temps morts, nous cherchons. Au final, plus personne ne se reconnait quand un autre l'appelle. Ça nous a occasionné deux ou trois fou-rire ces derniers jours. Au moins nous relâchons la pression. Les cours de tir sont horribles, je n'en avais eu que deux jusqu'à maintenant. Sauf que là, c'est le quatrième jour consécutif où nous passons une demi-journée à pratiquer. Les entraînements des dons s'intensifient aussi. Je me demande si à l'extérieur la guerre ne s'accroît pas, ce serait une chance de sortir plus vite.

Alors je m'applique encore plus. J'ai atteint la limite de ma puissance au niveau du froid, je ne dépasse pas les moins cinquante. J'ai décidé de leur montrer que j'arrivais enfin à geler seulement avec une localité de mon corps, mais de façon grossière, pour me permettre de progresser, car tout le reste, je le garde pour moi.

Physiquement, je me rétablis de la raclée que j'ai prise et le chef ne laisse plus personne finir aussi minable. De toute façon, il n'y avait qu'Émilie qui mettait ses adversaires dans cet état. Je ne sais pas si c'est réellement parce qu'elle est la meilleure, ou si, au fond de nous, nous ne sommes pas capables de faire mal à quelqu'un que nous connaissons. Je pourrais peut-être trancher un jour sur le terrain.

C'est à mon tour de passer. J'ai six balles, je dois toucher au moins quatre fois un point vital.

Malgré mon casque je trouve le bruit assourdissant et l'odeur de la poudre me pique le nez. Je fais mouche cinq fois sur six. Je suis fière de moi, même si je reste impassible.

— Qui aurait cru que tu t'illustrerais dans quelque chose ! s'exclame le chef.

— Pas moi, chef, dis-je par automatisme.

Les nouveaux sont complètement largués, leurs corps sont, pour certains, un peu faibles, c'est normal, mais ils ne sont pas ménagés. Je suis contente de ne plus être à leur place et que les chefs aient d'autres cibles. Tant pis si c'est moche de penser de la sorte, c'est chacun pour soi et même si j'ai de la peine, j'étais à bout. Je ne pouvais pas endurer plus. Et de toute façon, j'ai l'impression que les arrivées vont s'enchaîner, ils souffriront peut-être moins longtemps que moi. Et ce n'est pas comme si je pouvais y faire quelque chose. Je subis la situation comme tout le monde.

Camille me félicite. Ces derniers jours, sa présence a été totale, à chaque temps libre, même à la douche. Je retrouve un peu de ce que nous avions et ça me motive d'autant plus. La seule ombre au tableau, c'est que je n'ai pas eu un seul moment seul à seule avec Laurent. La nuit, je l'ai guetté, mais il n'y a eu que les patrouilleurs. J'espère qu'ils vont arrêter d'intensifier leurs rondes. J'ai besoin de discuter avec mon « copain ».

Mais ça arrivera, j'ai confiance.

J'ai les oreilles qui bourdonnent à la fin de la séance. Tout le monde traîne des pieds. Heureusement, demain c'est relâche. Tous les dix jours — si j'ai bien compté — ils nous laissent une journée de libre. Il faut quand même se lever avec le son strident et la lumière, mais après nous sommes déchargés d'emploi du temps à l'étage des entraînements. Certains, dont moi, font du sport à chaque fois. Mais les autres c'est parce qu'ils sont accros, moi c'est parce que je veux arrêter d'être humiliée et progresser vite, pour partir vite !

Malgré ma lassitude, je vais attendre que les sanitaires soient libres pour aller m'entraîner avec la partie de mon don que j'ai gardé secrète. Je suis à deux doigts de me servir de mes deux capacités en même temps. Je sais que c'est possible sinon je gèlerais instantanément quand je fais chuter la température et je me brûlerais dans le cas contraire. Depuis que j'ai débloqué la seconde face de mes capacités, tout est beaucoup plus facile. Il m'aura fallu des semaines pour seulement réussir à localiser son expression, mais depuis, c'est comme si j'avais pris l'autoroute. Et tant mieux, j'ai un mauvais pressentiment. Il faut que je sois apte à me défendre.

Je finis par céder ma place au baby-foot et part pour m'entraîner. Laurent ne vient plus dans ces cas-là, pour éviter que nos moments passés ensemble deviennent trop louches. C'est terriblement frustrant. Mais qui sait ce que ces tarés nous feraient s'ils apprenaient que nous sommes en couple. Surtout que tous les deux nous cachons une partie de nos pouvoirs. J'imagine que ça s'apparenterait à de la traitrise... Je ne veux pas savoir, car je pense qu'ils seraient capables de nous buter.

Je remplis deux vasques et plonge mes mains à l'intérieur. Je ne suis plus aussi timide qu'au début, je n'ai plus peur d'être coincée. La quantité d'eau est conséquente, j'ai bon espoir de la voir bouillir.

Je n'ai plus besoin de visualiser mon don et de m'imaginer entrechoquer les molécules dans tous les sens, penser à la chaleur où au froid suffit, mon corps a compris les mécanismes.

Polaire à droite. Enfer à gauche.

L'eau se solidifie rapidement, j'ai l'impression que je gagne en rapidité d'exécution. Pour la chaleur, c'est moins flagrant. Mais je sais que ça va fonctionner. Hier, j'y étais presque, si on n'était pas venu me déranger, j'aurais réussi.

L'eau à gauche se met à frémir puis à bouillonner. Je manque de vitesse pour monter en température, mais je savais que j'avais compris le truc. J'exulte.

Je pars sous la douche après avoir vidé les deux lavabos.

Je suis toujours seule, je vais pouvoir m'entraîner a quelque chose de plus pointu. Car je maîtrise l'apparition de mon don sur la plus petite partie de mes mains, voire même de mes avant-bras ou mes pieds. Mais pour le reste c'est plus compliqué. Quand j'essaie de givrer un endroit précis dans mon dos, la zone est toujours cinq fois trop grosse, par exemple.

Alors je m'y attèle, variant les localités et le don utilisé. C'est épuisant, si l'eau ne me recouvrait pas en continu, je serais en nage. Malgré tout, c'est avec un sourire aux lèvres que je quitte la pièce.

Une fois tous installés à la cantine, nous voyons les chefs arriver. Ce n'est jamais bon signe. Mais Camille est tout excitée. Elle est assise à la place de Théo qui mange à la table d'Émilie pour une fois. Mon amie est en totale admiration de nos sadiques geôliers, elle a les yeux qui brillent, ça me fait presque peur.

— Votre attention ! À l'extérieur les choses se précisent. Nous allons devoir avancer le grand saut pour certains d'entrevous. Ça ne nous met par particulièrement en joie, car comme certains le savent, nous avions prévu de faire des quinze meilleurs des chefs de groupes et de vous diviser en unité de cinq. Pour ça, les quinze devaient partir dans quelques jours pour être formés en attendant que leurs futurs membres soient prêts.

Étant la cinquante-sixième, je suis un peu horrifiée à l'idée qu'il aurait fallu sûrement que je patiente que de nouveaux chefs de groupes soient formés pour sortir d'ici. Donc je croise les doigts pour qu'ils nous annoncent des changements qui me propulseront dehors.

— Nous n'avons plus le temps de faire les choses par étape. Ces derniers jours vous avez été notés sur votre aptitude avec les armes, au combat, avec votre don et aussi votre discipline qui est un point non négligeable. Les trente meilleurs seront envoyés sur le terrain. Alors, ne paniquez pas, nous prévoyons de vous donner des missions les moins dangereuses possible au départ, pour que vous puissiez vous familiariser avec votre équipe, l'équipement et ce qu'on attend de vous. Nous ne communiquerons pas vos notes, ce n'est pas la peine de nous les demander pour ceux qui seront déçus de ne pas être sélectionnés. Il n'y a pas de secret, il vous faudra bosser plus dur si vous voulez avoir l'honneur de défendre votre pays qui a si bien pris soin de vous. Je sais que vous allez y arriver.

Le chef continue à déblatérer son discours sur les personnes exceptionnelles que nous sommes et sur notre devoir. Il n'y a pas un mot sur la possibilité de ne pas s'engager, mais ça n'a rien d'étonnant. Je ne sais pas si je suis la seule qui aurait aimé partir, ou si comme moi, beaucoup n'ose pas s'exprimer.

Quoi qu'il en soit, les chiffres sont donnés. Les vingt premiers sont sélectionnés, mais après ça, quelques numéros sautent. Camille fait partie des dix qui nous quittent. Elle jubile et moi je suis dépitée, car je resterais ici, sans Laurent et mon amie. Seule.

Il faut que je voie Laurent ce soir, c'est notre dernière chance.

Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Impossible de sortir. J'ai pensé avoir une ouverture, mais un des gardes a hurlé, il a interpellé quelqu'un. J'ai cru que c'était Laurent, mais il crié « le nouveau ». Ce qui m'a rassuré. Ils ne sont plus si nouveaux que ça, mais j'imagine qu'ils ont du mal à se souvenir des numéros et dans le noir, même si l'apprenti portait son tee-shirt brodé, impossible de lire. C'est mon seul réconfort que Laurent ne se soit pas fait gauler.

Je suis toujours debout devant près de l'entrée quand les lumières s'allument et que l'alarme résonne. Je franchis ma porte par automatisme et me rend à la douche.

Là non plus, je ne le vois pas.

J'ai la gorge de plus en plus nouée, j'espère qu'ils resteront dans notre dortoir, mais je n'y crois pas vraiment.

Et durant notre passage à la cantine, mes craintes s'avèrent exactes. Camille n'a même pas mangé avec nous, j'imagine qu'elle a voulu dire au revoir à ses autres amis, mais j'aurais aimé avoir le temps de le lui parler aussi. Le chef a fait un discours concis, mais les trente vont devoir le suivre à la fin du self.

C'est l'horreur. Un cauchemar. Je vais me retrouver à nouveau seule.

Laurent pose sa pomme sur mon plateau, sa main frôle la mienne et pour un temps mes angoisses s'apaisent. Je lève mon regard dans le sien tout en articulant un « merci » éteint. Il est triste, je le perçois. C'est un peu réconfortant, mais ça ne comblera pas le trou qui vient de s'ouvrir dans ma poitrine.

Il part à la guerre ! Il va peut-être mourir et je ne le reverrais jamais. Comme si survivre à cette maudite maladie n'avait pas déjà été un combat de tous les instants. Comme si récupérer l'usage de nos corps bouffés par la fièvre et le coma n'avait pas été assez éprouvant.

À quel moment aurons-nous enfin le droit de souffler ?

Le chef demande aux trente de le suivre. Je ne les lâche pas des yeux quand ils quittent la pièce. J'ai cette foutue pomme dans la main, elle finit en bouillie sans même que je m'en aperçoive. La colère monte en moi. Je vais m'y accrocher comme jamais auparavant. Je vais sortir de ce cercueil de béton enterré je ne sais où.

Je fais la promesse muette à Laurent de faire partie des prochains à quitter ce lieu.

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