Chapitre 20

Zelda me fait signe pour que je les rejoigne. Je n'hésite pas longtemps, après tout il y a beaucoup de place libre sur notre bout-de-table. Il n'y a pas de raison que qui que ce soit me reproche la présente d'une personne supplémentaire.

Camille s'installe et se présente.

Le regard de Laurent reflète son incompréhension. Je ne sais pas si j'ai envie d'avoir cette discussion avec lui. De toute façon, il y aura peu d'occasions. Je ne prendrais pas le risque de me faire choper dans le couloir et je pense que lui aussi. Du moins pas tous les jours.

Poliment les autres font la conversation à la nouvelle du groupe. Elle, par contre, ne se tait pas et déblatère un flot de paroles ininterrompu, c'est à se demander comment elle parvient à manger en même temps.

— Vous savez quand aura lieu votre première sortie ?

— Dans un peu moins d'un mois, réplique Théo.

Cette annonce me douche. Ils ne seront peut-être plus logés ici avec nous. Peut-être que je n'aurais plus l'occasion de revoir Laurent après ça. Je suis en train de remettre en cause mes réflexions sur le risque d'être prise durant le couvre-feu. Je ne vais pas pouvoir me résoudre à ne pas lui parler. Il va falloir que nous trouvions un moyen. Ou alors j'extrapole complètement et il s'en fiche. C'était peut-être qu'un interlude sympa pour lui. Je suis larguée. J'apprécie énormément mes moments avec lui, mais j'ai été seule très longtemps. Mon cerveau me joue peut-être des tours et mon attachement semble un peu disproportionné.

L'instant volé à deux sous la douche me paraît loin.

Si toutefois, j'étais exceptionnellement douée. Je pourrais espérer être plus rapidement envoyée sur le terrain, mais ce n'est pas le cas. Il n'y a que ma maîtrise du don qui avance vite. Le reste stagne. Mon esprit tourbillonne et mes réflexions n'ont plus ni queue ni tête.

— Tu viens avec nous ?

Je relève le visage vers Laurent qui est debout son plateau à la main. Il vient de me toucher et je suis immédiatement apaisée. Je ne sais pas comment je vais gérer mes émotions quand il ne sera plus là.

— Désolée, je rêvassais.

Il m'offre un sourire. Je le suis. Camille est toujours au milieu des autres vieux. Elle ne m'attend même pas. Son comportement me fait un pincement au cœur. Les mots de Laurent me reviennent en mémoire, mais j'ai envie de croire qu'elle s'était juste égarée et que je vais la retrouver. Pour elle aussi ça a dû être très compliqué de découvrir la vérité et elle était seule.

Tout le monde se dirige vers le sas que les militaires ont ouvert pour que nous retournions à notre étage. Je réfléchis durant tout le trajet. Il faut que je demande à Laurent ce qu'il pense de la situation. Cette nuit, je prendrais le risque de le rejoindre.

Je passe au moins deux heures à guetter le moment de partir, mais rien à faire. Il y a deux gardes, je crois, c'est la première fois, mais c'est vrai que nous sommes plus nombreux. Sûrement qu'ils souhaitent discipliner d'entrée de jeu les nouveaux. Dépitée et épuisée, je vais m'allonger. Au départ, je voulais aiguiser la maîtrise de mon don avant que mes émois sentimentaux ne bousculent mon programme. Ce sera pour une autre fois.

Il neige, c'est exceptionnel. Je contemple les flocons qui prennent leur temps pour toucher le sol. Ils fondaient au début, mais petit à petit, d'abord dans les coins, puis un peu partout le blanc tient. Je suis excitée comme une puce, impossible d'écouter le cours. Décidément, c'est une journée plutôt chanceuse, les groupes ont été mélangés et je suis en classe avec Camille. Depuis que nous n'étions plus dans le même chalet, nous avions du mal à nous voir et voilà enfin que nous nous retrouvons. Le seul bémol c'est que Cyril est là aussi. Il se rapproche énormément de moi, malgré mes tentatives pour le garder éloigné. L'avoir sous les yeux m'est trop pénible. C'est le rappel constant de tout ce qui a disparu de ma vie. Je n'avais pas d'amis au collège, mais j'aimais quand même mon existence et ma famille. Sauf que lui semble avoir besoin de ce rappel. Il n'est pas méchant, au contraire. Je suis même étonnée de voir à quel point il n'essaie pas de se mettre en avant. Il est à l'écoute et mes amis l'adorent. Ilya est admiratif, Vince aime philosopher avec lui et Camille le trouve très drôle.

Cependant, pour moi c'est impossible de m'ouvrir à lui, mais je fais des efforts pour ne pas pourrir nos tablées à la cantine. Même s'il n'y a que le soir où nous pouvons manger avec qui nous voulons.

Le professeur s'énerve et tente d'accaparer notre attention, en vain. Je frétille sur ma chaise, j'ai hâte de courir sous les flocons graciles.

— Dana! Si tu continues à ne pas regarder le tableau, tu nettoieras la classe au lieu de sortir.

Je me retourne pour ne pas subir ce châtiment injuste. Je comprends mieux pourquoi Camille me tapait le pied avec sa chaussure. Elle essayait de m'avertir. Mais c'est plus fort que moi et je jette quelques coups d'œil à l'extérieur.

— Dana! Tu l'auras voulu, tu ne pourras sortir que quand tout sera rangé et le tableau nettoyé.

Abasourdie, je fixe le professeur. Je suis en colère contre l'injustice, surtout que c'est à ce moment précis que la sonnette nous avertit de la fin de la classe.

Les autres s'en vont comme si la pièce prenait feu et il ne reste rapidement que Cyril, Camille et moi. Mon amie est à la porte, je ne sais pas trop ce qu'elle attend, quant à Cyril, il a déjà commencé à effacer le tableau.

— Qu'est-ce que tu fais?

— Si je t'aide, on mettra deux fois moins de temps et tu pourras profiter un peu plus de la neige avant que les autres aient tout saccagé, réplique-t-il avec bonne humeur.

Il a un sourire singulier, il a la lèvre supérieure légèrement de travers, mais au lieu que cette asymétrie le rende laid, je trouve qu'elle lui donne énormément de charme.

— Merci.

Camille pénètre à son tour dans la pièce et commence à retourner les chaises sur les tables.

Je suis touchée qu'elle m'aide aussi et c'est avec ardeur que nous nous lançons dans la tâche. Nous finissons rapidement et c'est en courant que nous descendons avant de nous jeter dehors.

Une bouffée de chaleur insoutenable m'assaille. Je suis perdue, je ne comprends pas. Au lieu de la neige, il y a du feu partout. La panique me saisit, je pense que je rechute.

L'odeur âcre et entêtante de la fumée m'emplit les poumons. Je suis seule, plus de Cyril ni de Camille.

J'essaie de me réveiller.

C'est dans ma tête. J'en suis certaine. Je hurle à m'en déchirer la gorge. Mais le vrombissement des flammes mange mes cris.

— Dana...

Je me redresse, alors que j'étais à genoux cerné par le brasier. J'ai l'impression que quelqu'un a murmuré mon prénom. Je crie à nouveau avec le peu de voix qu'il me reste.

— Dana! répond-il plus fermement.

— Cyril? C'est toi? Putain, que mon cerveau est cruel! ragé-je.

— Soit forte. Cache-leur tout ce que tu peux. Tout n'est pas comme tu le crois.

— Tu me répètes ça à chaque fois que je t'entends, j'ai compris.

— Désolé...

— Tu me manques. C'est moi qui suis désolée. Même si ça n'a pas de sens de dire ça à une hallucination.

Il n'y a plus que le silence.

— Cyril! CYRIL?

Pas de réponse. Je demeure seule jusqu'à ce que les flammes m'atteignent et que je me réveille d'un bon et en sueur.

Je suis fatiguée, car je n'ai pas réussi à me rendormir après cet horrible cauchemar qui avait commencé par un heureux souvenir.

Il me reste Camille, hors de question que je n'essaie pas d'être compréhensive et que je la laisse s'éloigner. Cet endroit la pervertit, mais je vais me battre pour ne pas qu'elle finisse comme les chefs ou Émilie.

Je traîne des pieds jusqu'au sanitaire le plus proche, mais il est bondé, les nouveaux se sont rabattus sur celui-là. Je remonte le couloir pour rejoindre celui au milieu des chambres non attribuées. Bien que les piaules vides entre ce point d'eau et les pleines ne soient plus légion.

Cette journée commence vraiment mal, j'ai eu la mauvaise surprise de voir mes nouveaux vêtements brodés à mon numéro. L'horreur.

— Cinquante-six ! m'interpelle une voix juste avant que je n'entre.

C'est Laurent.

— Purée, tu vas toujours de plus en plus loin ! déclare-t-il en arrivant à ma hauteur.

— Je n'aime pas la foule le matin, je ne suis pas la seule à m'isoler de temps en temps.

Laurent me suit dans la pièce et à peine la porte fermée il m'embrasse.

— J'aurais voulu te rejoindre hier soir, mais les gardes étaient deux, impossible, murmure-t-il.

— Moi aussi je voulais, j'ai guetté des plombes pour rien.

— Ne prends pas le risque ! Avec mon don, c'est beaucoup moins dangereux pour moi, le premier soir où j'ai une ouverture, je viens.

Attendrie, je plante unrapide baiser sur ses lèvres.

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