Chapitre 12

 Ça fait une dizaine de jours que je suis là et je n'ai plus été punie et j'espère que ça restera le cas.

J'active mes mollets brûlants sur le vélo en scrutant les chiffres de l'appareil. Ce n'est pas trop mal, même si je n'ai pas complètement récupéré de mon long isolement.

— Tu pourrais franchir la barre des trente !

— Oui, chef, dis-je par automatisme.

Je suis à vingt-huit kilomètres-heure de moyenne, mais évidemment ça ne leur suffit pas. Mon cœur bat de plus en plus fort. Il est affiché à plus de cent-soixante pulsations par minute, mais je m'accroche. Il me reste encore demi-heure d'exercice pour augmenter ma moyenne. Je décide de ne plus regarder les performances et de tout donner jusqu'à ce que la machine sonne.

J'ai chaud. Je sue. Je souffle comme si mes poumons allaient sortir par ma bouche, mais je ne flanche pas. Si je ne risquais rien, je me rafraîchirais avec ma capacité, mais ce serait mal perçu. Et hors de question de finir dans leurs alvéoles de torture.

Le bip de la machine annonce la fin, je ralentis et regarde l'écran, vingt-neuf virgule neuf... Je cache ma déception.

— Si tu avais tout donné dès le début, tu y serais parvenue. J'espère que tu feras mieux la prochaine fois. Tu mets un peu trop de temps à récupérer ton niveau d'avant.

— Je ferais de mon mieux, chef.

D'autres machines sonnent partout dans la pièce. Le militaire félicite certains élèves, dont Camille. Cette dernière rayonne. J'ai une envie folle de prendre part à son bonheur de retrouver ma place à ses côtés et c'est un automatisme quand ses yeux se posent sur moi je lui souris. Mais c'est comme si elle ne me voyait pas. Je cache du mieux que je peux ma peine et suis le mouvement jusqu'au réfectoire.

Je suis épuisée et mon moral flanche de plus en plus souvent. Il y a des moments comme celui-là où je me demande si ça vaut le coup de luter. Je n'ai plus aucune vie à retrouver, presque plus un seul ami. Et ceux qu'il me reste sont peut-être morts.

Je souffle. Hors de question de me perdre dans le découragement. Je me suis promis d'un jour prendre mon avenir en main, je tiendrais jusqu'à ce que l'occasion se présente.

Ça va finir par aller mieux.

J'entre dans la cantine. Les luminaires sont toujours aussi violents et ils éclairent de façon crue mon univers, peu importe la salle où je me trouve. Tout est si sombre.

Je m'apprête à faire comme d'habitude, jusqu'à ce que je réalise que du rouge attire mon attention. C'est du sang. Il coule du nez de Laurent.

Il faut dire que malgré sa carrure athlétique, il fait particulièrement pitié aujourd'hui. Hier, il a eu un match amical avec Émilie, elle l'a mis minable.

Laurent éponge son visage avec sa serviette et continue de manger comme si de rien n'était. Je suis hypnotisée par cette hémoglobine qui tranche avec le froid des autres couleurs. Laurent finit par remarquer que je le fixe. Je lui renvoie un pauvre sourire d'excuse et prends mon plateau pour me mettre à ma table. Seule.

Je passe près de la place d'Émilie, elle n'est plus à la même table que les autres. Les plus anciens se sont séparés en deux groupes. Il n'y a que Théo qui change parfois de clique. Mais je ne sais pas comment il supporte Émilie, elle est en train de se moquer de Laurent. Alors qu'il s'est bien battu. C'est elle qui a agi comme une sadique. Elle a frappé fort inutilement, mais le chef a apprécié. Il a loué sa détermination.

Ces gens sont fous. Et j'ai peur de finir comme eux. D'oublier que blesser les autres par plaisir ou pour atteindre mon but, c'est le mauvais chemin... Ou alors, j'ai toujours eu un avis biaisé par les lectures dans lesquelles je me réfugiais et qui parlaient souvent d'honneur et de loyauté.

Je me sens terriblement en décalée avec ce monde.

Je m'installe et m'applique à ingérer ma bouillie sans saveur en buvant beaucoup d'eau pour contrecarrer la douleur de mes muscles.

C'est toujours pareil. Tous les jours. J'essaie de ne pas à nouveau me perdre vers ses réflexions sinon mon moral sera en berne tout le reste de la journée.

J'avale sans réelle motivation, alors que certains quittent déjà la pièce, beaucoup vont profiter du temps mort pour se doucher. Je le faisais aussi au tout début, mais entendre Camille glousser avec ses nouveaux amis me bouffent. C'est comme des lacérations sanglantes qui me déchirent l'âme et je n'ai pas la force de les supporter.

À cet étage, ce n'est pas comme à celui des dortoirs où il y a six sanitaires, il n'y en a qu'un, malheureusement. J'ai envie de me débarrasser de l'odeur de transpiration, mais je suis trop lâche...

— Tu veux ma pomme ?

Je tourne la tête vers Laurent qui s'est installé à côté de moi avec son plateau où il ne reste que son fruit.

— C'est le seul truc qui peut avoir du goût, si tu as de la chance, dis-je.

— Je n'en ai pas envie aujourd'hui et si jamais elle a une quelconque saveur, je ne saurais pas le percevoir, déclare-t-il en montrant son nez et son mouchoir.

— Au moins pour cette fois, ça t'a changé le menu et ça l'a coloré.

Il répond à mon ébauche de sourire avec un ricanement et sans un mot de plus dépose le fruit vert sur mon plateau avant de partir.

Je ne sais pas s'il ressent ma gratitude, mais j'imagine que oui. Il a su me sortir de la spirale qui était en train de me bouffer et ça n'a pas de prix.

Le reste se passe comme toujours, même si les exercices varient, le fond est identique. Je ne suis pas à la hauteur de ce qu'ils attendent et je sue.

Le soir nous avons la surprise de voir deux nouveaux nous rejoindre. Depuis que je suis là, ça monte notre nombre à cinquante-neuf. Il ne se passe pas une semaine sans arrivée. Je prie silencieusement pour que mes amis fassent bientôt partie de ces nouvelles têtes. J'en ai besoin, tant pis si c'est égoïste, sinon je vais finir folle.

Je ne reste pas avec le monde durant le moment de relâche, je vais m'allonger.

Il pleut. Le son des gouttes qui martèlent le bâtiment est berçant, il étouffe les autres. Je n'ai pas quitté ma veste, car dans cette salle de classe, il gèle. Même si je suis contre le gros radiateur en fonte. Personne ne s'y met, parce qu'il ne faut pas avoir peur de se coller aux vieux chewing-gums qui le maculent.

Le professeur de mathématiques passe dans les rangs en nous rendant les copies, de la meilleure note à la moins bonne.

Je vais avoir treize plus ou moins un point. J'aurais pu avoir dix-huit, mais j'aurais pris le risque d'être appelé au tableau pour l'exercice que je ne maîtrise pas, car ce professeur est fourbe. Il retient qui rate quoi, et il nous envoie faire les corrections. J'ai une angoisse folle de passer devant tout le monde. J'ai compris dès le début d'année qu'avec lui ce serait impossible d'y couper, alors j'essaie de prendre le dessus de la situation en ciblant les problèmes pour lesquels il va me solliciter.

Il dépose enfin la note sous mes yeux. Treize. Pas de surprise.

À côté d'un exercice, il s'étonne de voir que j'ai échoué avec des cercles rouges et des points d'interrogation. Je me retiens de sourire, c'est sur celui-là que j'espère être appelée. À cause de mes notes moyennes, je suis en cours de soutien et il m'a vu réussir ce type de problèmes. C'est ceux que je préfère, rien à expliquer, juste à développer. En trois lignes ce sera réglé.

Les élèves se succèdent au tableau et je suis appelée. Même si mon cœur s'est un peu affolé, je suis rassurée que tout se passe comme prévu, ça me rassérène et m'évite de tomber dans les pommes.

— Cyril, tu fais le second, déclare monsieur Pons.

Ça, ce n'était pas prévu !

Je pensais plutôt qu'il enverrait Magalie. J'en lâche la craie avant de me reprendre et de tourner le dos à la classe. Mes joues chauffent, je suis ridicule. Mais pourquoi ce con de prof a désigné un mec en même temps que moi et surtout lui...

Cyril, nonchalant, vient sur l'autre moitié du tableau tracer de son écriture appliquée le problème. Les manches de son sweat bordeaux sont remontées avec les coutures à l'intérieur. La montre noire à son poignet gauche est parfaitement centrée. La gourmette qui pend à sa droite ne touche jamais l'ardoise et pas une poussière de craie ne vient tacher son jean foncé.

Je rêverais d'être aussi soigneuse et renvoyer une image aussi propre. Sauf que j'ai déjà trouvé le moyen de marquer chacune de mes fringues et la bague à mon pouce a déjà cogné mon support deux fois.

J'ai la bouche sèche et envie de faire pipi. Et surtout de retourner dans mon coin de la salle. J'ai écrit le début de l'équation, mais je suis incapable de la résoudre, je n'arrive plus à réfléchir. Je regarde ma feuille, puis je me souviens que c'est justement parce que j'ai eu faux que je suis là.

Cyril termine la sienne sans se tromper.

— Tu peux retourner t'asseoir, déclare le professeur.

Cyril vient d'abord vers moi poser sa craie sur le bureau. Je deviens encore plus rouge. Il murmure quelque chose et ce n'est que quand monsieur Pons me demande d'expliquer ce que je dois faire que je comprends que Cyril m'a soufflé le début de la réponse. C'est pire que s'il n'avait rien dit. Je bégaye, ma timidité me submerge.

— Alors ? Dana ?

— Oh ! Dana ?

Je me réveille en sursaut.

Et cherche dans la pièce d'où vient l'appel qui m'a extirpé de mon songe, mais rien. Pourtant je suis persuadée que la seconde voix n'était pas dans mon souvenir.

Je deviens folle, il n'y a que ça. J'ai le cœur qui bat toujours un peu fort, les lumières ne sont pas encore éteintes, alors j'en profite pour aller aux toilettes et espère me calmer.

Je suis ridicule de rêver de ce passé qui me semble à des années-lumière de ma vie et qui n'existera plus jamais. C'était dur le collège, j'étais seule, mais je serais capable d'endurer à nouveau tout ça, si je pouvais partir de ce camp de malheur.

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