Chapitre 9
« Maintenant, quoi »... ? Les yeux écarquillés de Jing fixèrent le bras lacéré d'Alexandre. Sa peau pâle brillait sous la froide lumière des escaliers. Ses muscles tressautaient, son poing de serrait tout tremblotant.
Il a foutu quoi ? Quand ? C'est frais – c'était cette nuit ?! Je ne l'ai pas recontacté depuis notre rupture, et il a cru que je ne laisserais jamais, et il déprimait déjà avant...
— J'ai déconné, gémit-il alors.
Elle braqua derechef son regard horrifié sur lui. Ses tripes se serrèrent à la seule vue de ses larmes. Cette fausse discussion entre eux tourbillonna dans son crâne, des remords si artificiels l'écrasèrent, une confusion sans nom les détruisit. Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas comment on pouvait en arriver là.
Il avait blessé et insulté ses proches.
Pourquoi revenir comme ça après des jours de silence radio ?
Pourquoi se scarifier juste à cause de son absence ?
Elle croyait avoir été claire, en ignorant ses appels et ses messages, en ne se présentant plus aux CM, en l'évitant comme la peste.
Je ne veux plus de lui. Mais dans le processus, j'ai créé ça.
— Hier soir, raconta-t-il précipitamment, j'ai repensé à nous. Cette fausse discussion envoyée à Aaron... Je suis désolé. Je voulais le tester, voir si c'était un bon ami pour toi et comment tu allais gérer la situation. J'étais trop perturbé. Et j'ai recommencé ces merdes... !
— ... Infirmerie, murmura-t-elle.
— Hein ?
Elle se dégela d'un coup, chopa son poignet et l'entraîna derrière elle. Qu'elle aurait aimé s'enterrer six pieds sous terre. Elle aurait dû redire par écrit, ou en face, que c'était fini ; elle aurait dû y aller avec plus de douceur. Et avec ses conneries, voici où il en était arrivé.
— Jing ! Pourquoi l'infirmerie ?!
— Car tu vas mal, bafouilla-t-elle.
Il freina aussitôt des quatre fers : elle manqua de tomber en avant, le souffle coupé. Une colère noire modelait les traits de son ancien partenaire.
— Donc tu vas foutre ça sur le dos d'autres personnes ? Tu prends pas responsabilité de tes actes ? T'es même pas capable d'assumer ta rupture ?! Je te dis que j'ai déconné, tu m'écoutes même pas ! trémula-t-il. T'es tombée aussi bas ?!
... Il raconte quoi ? Une silhouette familière apparut soudain en haut des marches marbrées : son sang se glaça dans ses veines en reconnaissant Inès. Mais cette fois-ci, aucun « Ping-Pong » ne franchit ses lèvres. Non, elle les observait dans une stupéfaction totale.
— Tu fous quoi là ? Attends, Alex, c'est quoi ce truc sur ton bras ?
Il rabaissa sa manche trop tard. Leur camarade de promotion descendait déjà et les étudia tour à tour, béate.
— Toi, t'as largué Alex ? balança-t-elle en la désignant.
Jing déglutit avec labeur. Question rhétorique, à laquelle elle n'aurait de toute façon jamais répondue. Car Inès, elle insultait tout autant Rose.
Inès même qui pointa le jeune homme du doigt.
— Et toi, tu t'es coupé les veines à cause de ça ? T'es où, au collège ? T'es taré ?! Ping-Pong, tu l'emmenais où ?
— Infirmerie, souffla-t-elle par automatisme.
Son timbre chétif résonna dans la cage d'escalier, l'écrasant en prime. Cette fille battit des cils, puis se pinça l'arête du nez.
— Tu révisais, nan ? jeta-t-elle. Perds pas ton temps. Et tu vas me dire que viens plus en amphi' pour l'éviter, pendant qu'on y est ? Tout le monde se demande ce que fout notre majore de promo.
Elle la toisa de pied en cap. L'irritation fleurit chez Jing, rien ne suivit.
— Bah, lâcha-t-on, pas comme si j'en avais quelque chose à foutre. Mais toi, mon gars, t'es vraiment un bâtard. Va te faire soigner, sérieux, même elle est plus saine que toi.
Sur ce, elle tourna les talons et claqua violemment la porte derrière elle. Les mâchoires de Jing et Alexandre se décrochèrent. Inès, on aurait dit qu'elle avait déversé trois tonnes de rage en sortant.
Mais elle a raison. Je... perds du temps. J'ai dit que je ne le ferai plus. Et puis, marcher jusqu'à l'infirmerie prendra cinq bonnes minutes. Rose se demandera où je suis passée. Je ne vais pas faire ça. Je n'ai pas le droit de faire ça.
Elle lâcha son ancien compagnon, sortit son téléphone de sa poche de jean et appela directement le bureau. À peine réalisait-il ce qu'elle faisait que les soignants étaient au courant de la situation. Il entama une phrase quelconque, elle lui coupa l'herbe sous le pied et le balança à l'accueil. Au diable ses tripes nouées, son coeur compressé, ces trop nombreux sentiments étrangers.
Car Inès marquait un bon point : qu'elle ne passe pas son énergie là-dedans. Que des professionnels s'en chargent. Et qu'elle coupe définitivement les ponts, aussi ; car même après une demi-heure assise dehors à fixer ses bottes, l'image de ces blessures ne la quittait pas.
*
Jing, 15:32 : Je vais boire un café
Rose lut et relut ce message en boucle. Un café, ça durait vraiment trente minutes ? Ça pouvait. Ou alors Jing était coincée aux toilettes, traînait sur son portable, appelait quelqu'un.
Mon œil.
La nervosité la rongeait depuis quinze minutes. Désormais, son pied tapotait avec frénésie sur la moquette écarlate de la bibliothèque universitaire. La lumière froide du soleil étendait l'ombre de ses stylos, de sa trousse et de son cher téléphone. Qu'attendait-elle ? Jing avait peut-être besoin d'aide. Elle avait peut-être... Recroisé Alexandre, pensa-t-elle, l'œil rond.
Une lourde marche s'éleva au même instant entre les étagères truffées de livres. Une Inès à l'air lugubre passait par là. Leur regards se croisèrent un bref instant : Rose fit la moue, sa ô chère consœur s'arrêta d'un coup.
Ça, c'était du nouveau ; elle allait lui cracher à la figure en pleine librairie ? La loi voulait qu'on chuchote !
— Ping-Pong t'attend dehors, je crois, siffla-t-elle à la place.
Le sang de Rose ne fit qu'un tour dans ses veines. Elle bondit sur ses pieds, chopa cette fille par le col et planta deux yeux lugubres dans les siens.
— Répète encore une fois ce surnom à la noix, et on va dépasser de loin le stade du « je te balance dans les escaliers ». Compris ?
Inès se contenta de la fixer, éberluée : elle raffermit sa prise sur son pull.
— Compris ? cracha-t-elle.
— Tu bluffes...
— J'ai l'air de plaisanter ?
Ton incisif : on se dégagea précipitamment et décampa tout aussi sec. Dès qu'elle disparut de sa vue, Rose attrapa son portable et fonça droit vers la sortie. Murs blancs et bureaux de bibliothécaires s'enchaînèrent autour d'elle ; enfin, une cage d'escalier froide et grise l'accueillit. Elle dévala les marches, entra dans l'accueil... et s'arrêta d'un coup, les yeux ronds.
Derrière le long comptoir de bois clair, une femme discutait au téléphone d'un air grave ; un gars de la sécurité dans la cinquantaine était penché au-dessus d'un fauteuil, rouge de colère.
— T'es fou ! répétait-il. T'as un putain de grain ! Pourquoi tu fais des trucs pareils ?!
— Je suis désolé ! gémit honteusement Alexandre.
Putain de merde. Les chaussures de Rose claquèrent avec frénésie sur le plancher. Elle débarqua devant l'ex petit-ami de Jing le coeur battant à tout rompre. L'urgente envie de le massacrer la heurta dès qu'il lui servit une expression hébétée puis horrifiée.
Un connard manipulateur, un harceleur, levait son minois de merde vers elle. Si seulement elle avait le droit de l'encastrer contre un mur. Les pleurs de Jing, sa terreur, sa fatigue, tourbillonnaient dans son crâne. Que cette sous-race paie.
Sauf que le garde du coin gardait un œil trop acéré sur elle. Elle dut ravaler sa rage et se contenter de plaquer ses mains sur ses épaules sans merci.
— T'as foutu quoi, encore ?! Tu...
Mais elle s'étrangla dès qu'elle vit son bras, pâle comme un linge. Des marques rouges le striaient.
Des marques à demi effacées sous des gouttes d'eau.
Rose en resta sans voix. Bien des scénarios la submergèrent, et un seul en ressortit : il avait prétendu auprès de Jing qu'il s'était scarifié, et l'avait blâmé pour ça. Et elle y avait cru pour sûr. Cette seule idée lui retournait déjà le coeur.
Et ce qui enfonça le clou, ce fut que ces fameuses marques avaient été soigneusement dessinées avec du maquillage.
L'enfoiré. Ses doigts se crispèrent sur ses clavicules : un craquement sourd résonna, et Alexandre glapit sur place. Son de trop. Elle dressa sa main et la précipita vers sa joue en criant.
Néanmoins, elle s'arrêta juste avant l'impact. Non. J'ai pas le temps pour ce connard. Connard même qui s'était protégé le visage en deux-deux, les yeux écarquillés. Le cinquantenaire commença une quelconque phrase ; Rose s'éloigna avant et servit un dernier regard lourd de mépris à Alexandre.
Puis elle tourna les talons et courut dehors, les poings encore tremblants. La priorité n'était pas tabasser ce type, mais retrouver Jing. Elle l'appela en deux-deux ; une sonnerie titilla ses tympans quelques secondes plus tard. Une fille aux longs cheveux ébène, habillée d'un manteau brun, se redressa plus loin sur un banc et déverrouilla son portable. Un poids tomba dans son estomac.
Jing.
Rose raccrocha aussitôt, courut vers son amie et dérapa devant elle. À peine prononçait-on son nom qu'elle s'agenouilla et la prit dans ses bras. Jing resta complètement molle, mais la romancière la serra d'autant plus fort contre elle, son nez niché dans ses longues mèches.
— C'était du maquillage, chuchota-t-elle rapidement. C'était juste du maquillage, tu peux demander à l'agent de sécurité.
L'étudiante laissa échapper un hoquet. Rose sentit son choc de là ; et son soulagement aussi lorsqu'on s'accrocha d'un coup à elle.
— Comment tu sais ? gémit-elle. Tu en es sûre ?
— Je l'ai croisé dans le hall, il se fait enguirlander par l'agent.
— Du maquillage...
Elle trembla un bref instant avant de s'immobiliser de nouveau. Cette information s'était enfin ancrée dans son cerveau. Et là où Rose craignit le pire, elle béa sur place la seconde d'après.
— ... Assez, articula-t-elle sourdement. C'est assez.
Elle se détacha doucement de sa camarade et se releva sans la lâcher. Son expression aurait pu faire fuir un ours.
— À l'accueil, c'est ça ?
— Oui, hésita Rose.
— Bien.
Elle fit volte-face : la blonde la suivit au petit trot, coincée entre l'effroi et la stupeur. Jing repéra Alexandre dès qu'elle passa le portique d'entrée. Il la repéra derechef et baissa sa manche, trop tard. Elle arrivait déjà à sa hauteur, et le força à lui montrer son bras.
— Donc tu es prêt à tomber aussi bas ? murmura-t-elle.
Oh, merde. Son ancien compagnon ouvrit et ferma la bouche, tentant d'articuler que savait-elle ; aucune excuse n'en sortit. Jing lâcha sèchement son poignet et baissa un regard furibond sur lui.
— Au cas où tu ne l'avais pas compris, je vais te le répéter en face : c'est fini. Une autre plaisanterie comme ça, et je te signale à l'administration.
— Jing...
— Tais-toi. Tu me débectes. Ne m'approche plus, ne me parle plus. À partir de maintenant, hors de ma vue ! ragea-t-elle.
Un lourd silence tomba dans le hall. Jing émettait une aura si douce ; et plus on attendrissait les autres, plus des paroles pareilles tranchaient. Alexandre même ferma enfin son clapet, et elle n'attendit pas qu'il le rouvre. Elle prit la porte en un clin d'œil.
Une chose en sortit claire comme de l'eau de roche : s'il tentait une seule fois de revenir vers elle, il allait salement en payer les conséquences.
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