Chapitre 8

J-146 – 9 novembre 2018, le lendemain

— Donc, mon nom est Aaron.

— Rose, enchantée.

De bon matin, assis face-à-face à la table sobre de la cuisine moderne de Jing, ils s'étudièrent un instant, puis burent une petite gorgée de thé en silence.

Leur hôtesse dormait toujours. Peu étonnant, après la soirée qu'elle avait subi – et surtout, le savon qu'elle avait passé à Alexandre. Ça fait des années qu'on se connaît, pensa le jeune homme, le coeur serré. Même dans mes rêves les plus fous, je ne l'aurais jamais imaginée crier ainsi sur quelqu'un. Elle ne l'a pas insulté, elle l'a charcuté.

Quel idiot de ne pas avoir repéré tous ces problèmes avant. Il ne s'était penché que sur son propre monde, à craindre que ses parents n'apprennent à son insu qu'il était transgenre ou que son entourage le rejette. La safe-place qu'il avait trouvé, il y mettait tout juste les pieds ; et aussi chaudement l'y avait-on accueilli, il fallait encore qu'il y prenne ses marques.

Mais rien n'excusait son absence dans la vie de Jing. Ça fait trop de temps qu'on ne s'était pas vus seul-à-seul. Et je n'ai même pas noté qu'elle tombait amoureuse de quelqu'un d'autre ! Il a fallu que je vois ces deux-là ensemble pour me décrasser les yeux !

— Depuis quand tu sais que Jing est bi' ? tâtonna-t-il auprès de Rose.

Celle-ci recracha aussitôt son thé, les yeux ronds comme des billes. Quoi ? Quoi, j'ai dit quoi ?! Il courut lui chercher un verre d'eau alors qu'elle toussait à s'en déchirer la trachée. Elle l'accepta l'œil larmoyant et un sourire crispé sur son visage pincé.

Au bout d'une bonne minute, elle lui répondit d'une voix désormais rauque.

— Elle ne m'a jamais dit un truc pareil. Elle est donc bisexuelle ?

— Je n'en sais rien ?

— Pourquoi cette question, alors ? s'enquit-elle, sourcils froncés.

Il braqua son regard sur sa boisson, muet comme une tombe. J'ai foiré, paniqua-t-il. Oh, j'ai bien merdé. Ça se voit à trois kilomètres qu'elles se tournent autour, donc j'ai cru que Jing avait fait un quelconque coming-out ! Mais je suis au courant de rien, moi – je me sors comment de cette situation ?!

Une discrète oeillade vers Rose suffit pour lui montrer l'ampleur de ses conneries : sa face pâle avait tourné au rouge tomate, et elle tentait pauvrement de la cacher derrière sa longue mèche platine. Ah, merveilleux... ! Elle a deviné ce que j'ai deviné !

— Donc..., toussota-t-il. Il fait soleil dehors.

— En effet.

Ils étudièrent l'extérieur en chœur. Le soleil brillait haut dans le ciel dégagé du quartier : cette vision l'apaisa d'un poil.

— Navré de m'être avancé, déglutit enfin Aaron. J'ai cru que vous aimiez toutes les deux les femmes...

— Je suis lesbienne. Mais Jing ne m'a jamais parlée de son orientation sexuelle.

— Eh bien, la façon dont elle agit autour de toi m'a fait croire qu'elle t'appréciait... euh... beaucoup ?

— Vraiment... ? murmura-t-elle.

— Oui.

Il l'entendit prendre une gorgée de thé – suivit un lourd « boum ». Il sursauta vers elle, pour voir qu'elle venait de plaquer son front sur la table.

— Pitié, débita-t-elle, ne lui dis pas que j'ai des sentiments pour elle ! Elle a d'autres chats à fouetter et je ne suis pas du genre à foncer dans le tas, et ça serait prématuré, et elle n'a pas même l'air de réaliser quoi que ce soit sur elle-même, donc ça serait le bordel !

— Bonjour, soupira une voix dans le corridor.

Rose tomba de sa chaise, Aaron bondit sur ses pieds, Jing entra et les étudia sans comprendre. Ses yeux cernés brillèrent d'un mélange de surprise et d'inquiétude.

— Que... Oh mon Dieu, Rose, qu'est-ce que tu fais par terre ? Ça va ?!

— Nickel, s'étrangla l'intéressée. J'ai trébuché, heureusement que je n'ai pas renversé ma tasse, haha !

Son amie s'avança en deux-deux et s'agenouilla face à elle. Sa figure plate refléta tout de son souci. Elle posa ses mains sur les épaules d'une Rose complètement paniquée et l'examina de plus près.

— Tu t'es blessée ? J'ai du gel et des pansements ! À moins que tu aies la tête qui tourne ? Tu veux un sucre ?! J'espère que ce n'est pas par manque de sommeil... !

Plus elle parlait, plus les joues de sa pauvre camarade s'empourpraient. Elle finit par se taire sans comprendre, et elles se fixèrent dans le blanc des yeux, l'une les sourcils haussés, l'autre les lèvres pincées au possible.

Puis l'expression de Jing commença à se fermer : elle détourna la tête d'un coup.

— Pardon, murmura-t-elle, coupable. Je me suis précipitée. Je vais aller te chercher quelque chose...

Elle se détacha de Rose, celle-ci attrapa son poignet dans la seconde. On lui servit un air abasourdi qu'elle ignora avec brio : elle prit appui sur son amie, se leva et s'épousseta les genoux. Et un sourire doux plus tard, elle lui ébouriffa les cheveux.

— Ta-da, je vais bien ! Je suis juste tombée de ma chaise. Et également...

Brève inspiration. Puis elle prit Jing dans ses bras et la serra fort contre elle.

— Vraiment, bravo pour hier soir, chuchota-t-elle. Merci de nous avoir défendus. Je suis impressionnée par ce que tu as fait, pour être honnête. Ce matin, comment tu te sens ?

L'intéressée se transforma en statue de glace. Comment l'en blâmer ? Alexandre aurait pour sûr enchaîné les reproches ; voici qu'ici, on la rassurait, la complimentait, l'encourageait, veillait sur elle. Et aussi fort Aaron tenterait-il, jamais il n'arriverait à la cheville de Rose en terme de douceur.

Car elle avait vécu ce que Jing vivait.

Elle comprenait ce qu'elle ressentait.

Elle savait quand se taire et quand agir.

Et les sentiments qu'elle lui portait étaient la cerise sur le gâteau.

— ... Bien, hésita enfin Jing. Je vais bien. J'espère que vous allez bien aussi.

Elle se détacha avec lenteur de Rose et étudia la pièce.

— Vous auriez vu mon téléphone ?

Oh, c'est moi qui l'ai gardé, se souvint Aaron. Il tâta les poches de son jean délavé et trouva enfin le portable de son amie. Dès qu'elle le reprit, ses mains se crispèrent sur sa coque sobre. Son simple appui sur le bouton « allumer » parut lui brûler l'index. Elle transpirait la peur : qu'avait envoyé Alexandre ? Avait-il contacté d'autres personnes ?

Aurait-il été jusqu'à mentir à sa famille ?

Rose ne bougea pas d'un millimètre quand l'écran brilla enfin. Ses mirettes ne quittaient pas sa camarade de classe, ses poings se serraient convulsivement derrière son dos. Mais ne rien en montrer, il ne fallait rien en montrer.

— Oh, souffla alors Jing.

Aaron s'approcha malgré lui alors qu'elle déroulait ses notifications. Vingt-six appels manqués de son ex petit-ami, et une trentaine de messages SMS, Instagram, Snapchat, WhatsApp, Messenger, ils en passaient : il avait tenté toutes les applications possibles.

Le teint de Jing pâlit à vue d'œil. Rose l'encouragea à l'ignorer et le bloquer – en vain. Elle en avait déjà survolé la moitié, et ils lui avaient fermée le clapet avec brio. À la seconde où le duo se pencha sur elle, elle tituba jusqu'à son canapé en secouant la tête.

— Rien, débita-t-elle. Ce n'est rien. Je vais aller les lire, je reviens.

— Jing, supprime ces convo', insista Rose. Tu as dit le fond de ta pensée, et je t'assure que ses réponses n'en valent pas la...

— Mais j'ai mis fin à une relation de deux ans !

Son cri terrifié la stupéfia pour de bon. Elle fila en deux-deux vers sa salle de bain : Aaron la coursa aussitôt et la retint par le poignet. Elle n'osa pas se débattre le moins du monde, et braqua pourtant deux yeux acérés et horrifiés sur lui. Elle le pria de la lâcher, de la laisser faire. Elle jura ne rien pardonner, juste souhaiter voir tout ce qu'il avait répondu. « Je ne me remets pas avec lui. » « Je supprime dès que j'ai regardé. » « Faites-moi confiance. »

Pires idées du siècle : si elle se replongeait dans le monde d'Alexandre, elle allait de nouveau mordre à l'hameçon. Qui savait ce qu'il avait sorti : des insultes, des justifications tirées par les cheveux, des excuses, des déclarations minables ?

C'était trop frais. Trop tôt.

— S'il-te-plaît, s'obstina soudain Rose.

Sa voix nasarde éclata ce discours décousu. Elle s'avança à son tour et posa doucement une paume sur l'autre avant-bras de Jing. Regard ferme, mais pas moins compatissant ; celui de l'intéressée flancha enfin.

— Les choses vont s'empirer si je ne lis pas, siffla-t-elle entre ses incisives. Je dois savoir ce qu'il pense avant de couper les ponts.

— Ce qu'il t'a écrit là ne reflète pas le moins du monde son avis.

Nouvelle bombe, mais sa prise sur Jing se raffermit encore, et celle-ci bloqua enfin. Un léger soupir s'échappa des fines lèvres de Rose.

— Ce ne sera qu'une perte de temps et d'énergie, je te l'assure. Je comprends que rester dans le flou peut être effrayant. Sauf que tu ne liras que des paroles fausses, des mensonges en boucle.

— Et s'il m'a menacée sur quoi que ce soit... ? trémula l'autre. J'ai été impolie. Tranchante. Ça n'est jamais arrivé avant. S'il a pu fausser une discussion entre moi et Aaron... Je dois stopper une autre catastrophe !

— Je te jure qu'ouvrir tout ça, c'est foncer dans le mur.

L'intéressée hésita de nouveau ; le jeune homme posa donc sa seconde paume sur son épaule.

— Je suis d'accord avec elle, soutint-il. Fais-nous confiance, hein ? On est là et on ne te laissera pas, on t'épaulera s'il y a un autre problème. Avec nous, tu n'as rien à craindre.

Ses paroles à lui flottèrent dans l'air asphyxiant de l'entrée un bon moment. Les yeux bleus de Rose se baissèrent un court instant sur ses doigts entourant le bras de Jing. Et ceux de cette dernière, eux, alternèrent rapidement entre ses deux compères.

Ce ne fut qu'en se posant sur les mains la soutenant qu'ils s'humidifièrent. Elle détourna le regard en reniflant, les mâchoires serrées.

— Soit, tremblota-t-elle. Je ne les lirai pas.

L'angoisse hacha néanmoins ses gestes. Lorsqu'elle remit son téléphone à sa hauteur, Aaron crut voir son amie se transformer en automate tant elle bougeait par à-coups.

Et ainsi entourée d'eux deux, elle effaça les messages d'Alexandre un par un. Son pouce tapota sur son clavier : le restreindre par ici, le mettre en sourdine par là, l'empêcher de la voir connectée sur telle autre application, désactiver sa localisation sur Snapchat.

Cette épreuve s'éternisa et s'éternisa jusqu'à rouiller Jing jusqu'à l'os. Et une fois ces corvées achevées, son cellulaire la lâcha pour de bon, et ses genoux suivirent peu à peu. Éreintée, encore. Elle ravalait ses larmes avec tant de violence que ses joues tournaient au rouge tomate. Couleur qu'Aaron aurait préféré voir suite à un câlin de Rose qu'à une fuite de son ex.

... Oh.

— On va te changer les idées ! s'exclama-t-il. Tu te souviens de la safe-place dont j'ai parlé ? L'association tient un rassemblement dans une semaine.

Elle battit des cils sans comprendre.

— Mais je ne fais pas partie de la communauté.

— Tu peux venir en tant qu'alliée. Et toi, Rose, ça te branche ?

Rose même qui le dévisagea plus confuse que jamais. Il lui fit un rapide clin d'œil, elle l'ignora et reprit la parole.

Quelle association ?

— « Mille arc-en-ciels » – tu la connais ?

— Bien sûr que oui ! laissa-t-elle tomber, ébahie. Je suis la chargée de communication. Attends, attends, qu'il n'y ait pas de malentendu, qui est la personne qui gère l'asso' ?

— Ah...

Il se frotta la nuque, embarrassé.

— En réalité, je n'ai rejoint qu'un groupe de discussion, rit-il nerveusement. Donc je ne connais pas les noms. Mais c'est au bar l'Ange Perdu à dix-huit heures.

— Vous êtes sûrs que je suis la bienvenue ?

Cette question de Jing les extirpa de leur stupeur. Rose afficha un sourire lumineux.

— Plus que bienvenue ! Je serais contente de t'y voir. On peut y aller ensemble avec Aaron...

— J'y rejoins un ami, toussota-t-il, je vous y verrai après les prises de parole.

Rose comprit sans mal la supercherie, mais comment la pointer du doigt sans se cramer ? Elle dut jouer le jeu, et ainsi vit-il, tout fier, un petit rendez-vous pas piqué des hannetons s'organiser entre ces deux-là. Il en était convaincu : il leur fallait bien quelques premiers pas, même dans ces temps durs.

*

On a maths à quatorze heures, pensa Jing, recourbée sur son sofa. À l'université. En amphithéâtre. Où il y aura Alexandre.

Aurait-ce été un cours de travaux dirigés que sa peur aurait diminué de moitié. Ils n'étaient pas dans le même groupe, elle se serait accordée un peu de répit. Mais non : ce jour-ci, le lendemain de leur rupture catastrophique, elle allait devoir le croiser et subir les quelconques paroles qu'il allait lui balancer.

Rose et Aaron lui avaient bien conseillée de le bloquer – à quoi bon ? À défaut de l'atteindre sur les réseaux, il avait le pouvoir de lui causer face-à-face, autant qu'il le souhaitait, jusqu'à la diminuer encore plus.

Ce qu'elle avait fait hier n'avait été poussé que par l'amour qu'elle ressentait pour Aaron et Rose. Et pas pour moi-même.

Lâche. Elle n'était qu'une lâche.

Qu'on touche aux autres, et elle sortait les griffes et les crocs ; qu'on l'atteigne elle, elle se transformait en enfant.

Je n'ai toujours pas de caractère.

Elle regarda du coin de l'œil son ami traîner sur son téléphone ; sa camarade de promotion, elle, s'était éclipsée prendre une douche. Le silence de son appartement la recourbait sur elle-même. Les murs s'étendaient, le soleil sur le plancher tournait au gris, son plafond s'abaissait jusqu'à frôler son crâne, ses plantes s'effaçaient peu à peu.

Son monde ne se résumait plus qu'à cette peur qui la prenait aux tripes. Je ne veux pas y aller. Je ne veux vraiment pas y aller. Je vais croiser Inès. Alexandre va me harceler. Ça ne mènera à rien...

Et sa bouche de s'entrouvrir. Et si j'étudiais les CM à distance ? Je ne me rends qu'aux TD, et c'est bon ! Une pointe d'espoir germa dans son estomac rabougri. Elle fit part de son idée à Aaron : il l'approuva dans la seconde, « le temps que les choses se tassent ». Phrase qui la noya de nouveau. Et elles se tasseront quand, exactement... ?

— Me revoici, s'éleva une voix nasillarde.

Jing releva derechef la tête vers Rose. Son logis reprit brutalement son apparence, des vertiges la prirent d'assaut, un étrange soulagement les chassa sur-le-champ. Elle se leva et s'approcha de sa camarade, les mains légèrement tremblantes.

— J'ai une idée, développa-t-elle rapidement. Je n'irai pas aux cours magistraux, j'étudierai à distance. De cette façon, je n'aurai pas à croiser Alexandre ! Tu penses pouvoir m'envoyer des photos de tes notes ?

Une hésitation singulière peignit les traits de son amie.

— Mes notes sont hasardeuses... Peut-être que tu peux te tourner vers les cours en ligne ? Non, mieux – on peut les suivre toutes les deux !

— Mais tes examens... ?

— Ah, ça.

Rose afficha un léger sourire.

— Je n'en ai pas : je viens en auditeur libre.

— En auditeur libre ? répéta Jing, stupéfaite. C'est pour ça que je ne t'ai jamais vue avant dans la promotion ?

— Exact. Ça fait longtemps que je voulais faire de la physique, mais j'ai été freinée par deux-trois soucis. Donc j'observe à défaut de suivre des études.

— ... Mais tu ne travailles pas ?

— Je suis autrice.

— Autrice ?! s'étouffèrent Jing et Aaron.

Rose acquiesça avec enthousiasme.

— J'ai un nom de plume, cela dit ! rigola-t-elle. Mais je travaille « quand je veux ». J'ai beaucoup de chance... et je m'éloigne du sujet.

Elle se tourna vers sa camarade et leva le pouce.

— Je t'accompagne dans cette aventure ! s'enjoua-t-elle.

Cette « aventure », néanmoins, s'avéra bien moins allégée qu'espérée ; car peu après avoir remis les pieds sur le campus, un réel déluge lui tomba dessus.

À quoi s'était-elle attendue ? La liberté, ça ne se gagnait pas avec une dispute. Il fallait se battre pour l'avoir. Les minables paroles qu'elle avait balancé à Alexandre n'avaient dressé qu'un mur de brindilles qu'il explosa en mille morceaux.

Loin d'une Rose partie boire un café, elle se retrouva nez-à-nez avec lui le surlendemain. Tous ses espoirs pourrirent jusqu'à la moelle lorsqu'il releva sa manche.

— Regarde ce que tu as fait, murmura-t-il. Jing, regarde.

Elle recula l'œil rond et le souffle saccadé. Elle secoua la tête, déballa des excuses, le pria de ne rien faire. Sa panique grandissante l'acheva dès qu'il reprit la parole.

— Maintenant, quoi ?


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