Chapitre 7

Deux ans plus tôt

— Il vaut mieux qu'on rompe.

Les mots d'Adrien percèrent Jing en plein coeur. Cependant, aussi fort aurait-elle aimé contester, elle voyait bien leur couple s'effritait peu à peu. En six mois, ils étaient passés de papillons dans le ventre à fatigue et lassitude ; il n'existait aucune formule magique pour réparer ça.

Leur amour s'était étiolé. Ainsi allait la vie.

Alors Jing acquiesça. Ils se quittèrent en portant un sourire désolé ou attristé. Ce cocon qu'ils s'étaient formés, elle l'abandonna au profit d'une route bien plus froide et biscornue. Seule. Perdue. Sans personne pour lui tendre la main...

Jusqu'à ce qu'une silhouette se dessine en son bout. Un sourire chaleureux, une voix cristalline, un rire clair. Cette silhouette s'appelait Alexandre.

Au milieu de ses blagues, ses mots rassurants, ses conseils avisés et sa camaraderie naquit une chaleur bien plus subtile. Jing se retrouva acculée dans un coin ; car son coeur pensait toujours à Adrien, mais son cerveau n'enregistrait qu'Alexandre.

Il devint d'abord son ami. Elle l'invita chez ses parents, dont la déception ayant suivi sa rupture s'envola dès qu'ils rencontrèrent ce jeune homme. « Tu ferais un parfait beau-fils », avait malicieusement glissé sa mère ; « Votre beau-fils, j'aimerais l'être », avait-il répondu, mi-blagueur.

Ces dires seraient-ils sortis de la bouche d'Adrien il y avait près d'un an de cela que Jing se serait cachée sous la table, rouge comme une tomate. Cependant, ceux d'Alexandre emballèrent et pincèrent son coeur au même instant.

Deux semaines plus tard, à une soirée, il lui demanda de sortir avec elle encouragé par son groupe d'amis.

Face à tant d'yeux perçants, comment refuser ?

Là découvrit-elle l'autre facette d'Alexandre. Doué, malin, certes ; mais tout aussi triste, incertain, seul. « Promets-moi que tu ne me jetteras pas comme les autres » : elle l'avait promis. Sans réfléchir. Sans penser. Sans savoir ce qui allait arriver.

Jing refusa les comparaisons entre Alexandre et Adrien que forçait son esprit. Elle continua dans cette étrange relation où elle zigzaguait, se rapetissait, encaissait parfois. Ce surnom, « Ping-Pong », apparut peu de temps après : à elle de tenter de s'en occuper, lui conseilla fortement son compagnon.

Elle n'y arriva jamais. Car comme il l'avait expliqué tant de fois, du caractère, elle n'en avait pas. Ses jours tournèrent au gris, son attachement devint mécanique. Il fallait soutenir Alexandre dans ses moments les plus bas. Il fallait l'écouter, car il en savait plus qu'elle. Il ne fallait jamais le quitter, car elle l'avait promis.

Elle, ressentir de l'angoisse ? Elle s'inquiétait juste. Le fuir ? Elle n'aimait pas les baisers en public !

« Coucou, la babtou ! » la réveilla-t-on brutalement un beau jour d'automne.

Elle avait esquivé un bisou, si prude qu'elle était. Elle avait fait tomber sa trousse tel un bébé, elle s'était tue face à ce beau « Ping-Pong » d'Inès. Cette valse morne éclata en mille morceaux, et face à elle se dressa un autre monde. Il ressemblait un peu à celui d'Adrien ; il brillait bien plus que le marais d'Alexandre.

Il happa Jing avec brio.

Deux ans après ce « Il vaut mieux qu'on rompe », une rose lui tendit sa main exemptée de toute épine.

Rose rentra dans sa vie, et jamais Jing ne voulut-elle la voir en sortir.

Avait-elle été aveugle ?

« Il faut que tu rompes. »

Oui. Oui, il fallait qu'elle le quitte. Rompre, elle aurait dû le faire depuis des mois et des mois déjà ; quelle drogue l'avait retenue et aveuglée, enchaînée et bâillonnée ?

Le huit novembre 2018, lorsque Rose prononça ces mots, Jing se retrouva écrasée par une cascade de souvenirs soudain si clairs. Tous ceux ayant dû la faire fuir, mais que ni son corps, ni son esprit n'avait écouté.

*

J-147 – 8 novembre 2018

Jing sentit ces chaînes glacées lui brûler les poignets et les chevilles. Elle tenta de s'en défaire seule, en vain. Elle n'osa pas même les bouger d'un millimètre. Alors elle se recourba sur elle-même, les épaules tremblotantes. Elle agrippa faiblement sa seule bouée, qui l'enlaça en retour.

— Aide-moi.

Sa prière brisée résonna dans son appartement ; Rose se tendit un bref instant avant de triturer les longues mèches de son amie.

— Oui, souffla-t-elle. Jusqu'au bout et même après, d'accord ?

Jusqu'au bout et même après... Jing inspira longuement, puis hocha la tête. Ce seul geste scella une promesse implicite : elle allait se sortir de là.

— Du coup..., reprit Aaron, derrière Rose. Tu lui dis comment ? En face, par appel ?

Ses tripes se tordirent. Elle secoua la tête ; Rose planta ses yeux dans les siens et reprit la parole.

— J'avais mis un moment à le faire. Elle l'avait vu venir, mais...

Un « ding » la coupa net. Le téléphone de Jing. Celle-ci demanda à ce qu'on lui tende : le message qu'elle lut la glaça jusqu'à l'os.

Alexandre, 22:42 : Tu veux rompre, en fait

Non – enfin, si ! Mais pas maintenant ! paniqua-t-elle. Elle sentit tout juste ses amis s'asseoir à sa droite et sa gauche. Là où le regard d'Aaron tournait au lugubre, Rose ne grimaça qu'une fraction de seconde avant de passer son bras sur les épaules de sa camarade.

— Précisément ! cracha le premier.

— Ignore ce message, conseilla la seconde.

Ils échangèrent une oeillade : ils n'étaient définitivement pas de la même école. Lui semblait prêt à foncer tête baisser, alors qu'elle reculait pour mieux sauter. Jing tenta de se raccrocher à cette guéguerre, d'oublier le torrent de terreur prêt à la dévorer. Calme, rester calme. Malgré son pouls fou, sa tête qui tournait, la cascade de frissons remontant son échine.

Non, le calme était hors de sa portée. Pas comme ça. Elle se focalisa sur le bras fin de Rose, sur les tapotements de pied d'Aaron. Elle se baigna dans la lumière chaude de sa cuisine et la tendresse des coussins de son canapé. Elle remit peu à peu les pieds à terre ; ses yeux, cependant, s'engluaient toujours sur son écran.

Car devant elle s'était creusé un gouffre. Un gouffre dont l'autre côté brillait tant, un gouffre au-dessus duquel il fallait bondir. Mais un gouffre si profond et obscur qu'il pouvait l'engloutir au moindre faux pas. Ce seul SMS d'Alexandre l'avait écartelé d'un coup. S'en aller, elle devait le faire. Entamer ce saut...

J'ai peur.

Qu'allait-il se passer, si elle reculait et restait dans les terres d'Alexandre ? Étaient-elles encore labourables, pouvait-on toujours y faire pousser de la verdure ? Quand elle se retournait, elle ne voyait plus que des plaines calcinées. L'illusion s'était brisée.

Mais j'ai peur.

Paupières closes, elle balaya cette notification. Et comme pour la poignarder un peu plus, son portable vibra de nouveau.

Alexandre, 22:47 : Ok. Bye.

— Non ! s'écria-t-elle aussitôt.

Elle déverrouilla avec frénésie son écran, une paume se posa sur le dos de sa main. Rose l'invita à la regarder en face. Expression sensible, prunelles placides.

— Je..., bredouilla Jing, honteuse. C'est que je voulais le faire de moi-même, tu vois ?! Et il m'a devancée, donc... ! Je jure que je veux le quitter, j'ai dit ça par réflexe !

On prit une brève inspiration, en face : puis la blonde l'enlaça de nouveau.

— Je sais. Et je sais aussi que là, il tente de mener la danse pour mieux t'attraper. Fais ça quand tu es prête, d'accord ? Que veux-tu faire, là ?

— Qu'est-ce que je devrais faire... ? Non, attends, se souvint-elle soudain.

Elle baissa ses mains au niveau de la taille de Rose, et se tourna vers le rouquin de la pièce. Elle avait oublié un élément de taille. Cette fausse conversation.

— Aaron. Tu as ressenti quoi, en recevant ces captures d'écran ?

Il lui servit un air surpris ; et au bout d'un moment, ébouriffa encore ses cheveux en bazar.

— Je dois être honnête à quel point ? grogna-t-il.

— De A à Z, s'il-te-plaît.

— Si tu y tiens. Franchement, j'ai cru que tu te fichais de moi, puis j'ai senti qu'un truc clochait. J'ai agi sur un coup de tête, je suis désolé. Ce qu'il se passe n'est pas de ta faute, et j'ai failli passer mes nerfs sur toi... Ces conneries m'avaient vraiment blessé.

« Blessé ». De tout son discours, seul ce mot résonna dans le crâne de Jing. Ça ne regarde pas que moi : Alexandre a heurté Aaron. Et plus elle y pensait, plus son sang bouillonnait dans ses veines.

— Je vais l'appeler, jeta-t-elle.

— Jing ?!

Elle se détacha de Rose et fila vers sa chambre. Ses mains tremblaient, son cerveau allait imploser, mais peu lui importait. Elle claqua la porte derrière elle et ouvrit la conversation avec son petit-ami. Qu'on la touche elle, tant pis.

Qu'il se serve des autres, hors de question.

— Jing ! la héla son ami à l'extérieur. Tu fais quoi ?!

Elle l'ignora et appuya sur « appeler » : une sonnerie plus tard, son partenaire décrocha et commença que savait-elle.

— Pourquoi ces screens ? le coupa-t-elle.

— ... Hein ?

Son timbre complètement déboussolé l'irrita d'autant plus.

Jing, de quoi tu parles ?

— Cette fausse discussion que tu as envoyé à Aaron !

Non, attends, je te suis pas, là.

Elle béa à s'en décrocher la mâchoire. Un mensonge pareil la fit tant halluciner qu'elle resta coite.

Il t'a montré ça... ? souffla alors Alexandre. Chérie, vraiment, je ferais jamais un truc pareil ! Tu me connais ! La discussion disait quoi ?

— Tu n'es pas sérieux... ? chuchota-t-elle.

— Toi, t'es sérieuse ? Tu le crois vraiment ? Ça fait deux ans qu'on est ensemble, et tu doutes de moi suite à une ruse pareille ? C'est pour ça que tu ne parles plus ?! Je t'ai dit que t'avais besoin d'aide pour tes amis, c'était pas pour rien ! Putain de merde...

Douche froide. C'était encore pire que ce qu'elle pensait. Oh, on lui avait appris à respecter les autres, être gentille et aimable, ne pas dépasser les limites, rester sur le droit chemin, laisser couler les conflits inutiles. Cela dit, sa mère n'avait pas manqué l'autre facette.

« Si eux se fichent de toi, montre-leur ce que tu as dans le ventre. » L'une de la centaine de phrases qu'elle avait dû écrire en boucle dans son cahier d'éducation, sous les yeux de ses parents – et à force de les recopier, elle les connaissait sur le bout des doigts.

— Ne lui adresse plus jamais la parole, énonça-t-elle lentement.

Lourd silence, puis marche rapide.

Je viens chez toi, ne bouge pas. Je vais te montrer la convo' entre lui et moi, et tu verras qu'il se fout de toi !

— Va donc au diable ! Montre-toi sur le pied de ma porte, et tu comprendras la définition de vilenie !

— Jing ? s'étouffa Aaron derrière la porte.

Tu as perdu l'esprit, laissa tomber un Alexandre ahuri. C'est Rose, alors... ?

Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. « Une bonne femme sait défendre et se défendre. »

— N'ose pas même prononcer son nom, cracha-t-elle. Comment l'as-tu appelée, déjà, lorsqu'on s'est vus et que je t'ai dit que je voulais construire mon propre entourage ? « La pédé », c'est ça ? Et tu craches sur Inès avec ses « Ping-Pong », ha ?!

Elle frappa du poing sur sa table, les yeux écarquillés. « Face à ces rats, montre qui est le lion. »

— Homophobe, hypocrite, menteur ! Tu veux me quitter ? Quitte-moi. Tu veux jouer avec ceux que j'aime ? Ose.

T'es devenue folle ! Jing, il te prend quoi ?!

« Reste ferme dans tes décisions. »

— C'est fini, alors tiens-t'en à tes deux derniers SMS.

Un sanglot s'éleva derechef de l'autre côté de la ligne. Ses propres larmes, elle les sentit tout juste rouler sur ses joues brûlantes.

T'avais promis que tu partirais pas... ! Tu m'as menti comme les autres ?

« Ne gâche pas ton temps avec des personnes fausses. » Jing inspira longuement, puis prit une dernière fois la parole.

— Je ne gâcherai pas mon temps avec toi, récita-t-elle sourdement.

Sur ce, elle raccrocha, jeta rageusement son portable sur son lit et s'effondra en pleurant. On parvint enfin à ouvrir la porte de sa chambre : Rose et Aaron s'y tenaient côte-à-côte, les yeux ronds comme des billes.

— Jing, what the fuck... ? murmura le second.

La première, elle, serra les poings avant de s'agenouiller devant elle. Pour la première fois depuis leur rencontre, elle ne semblait plus savoir quoi dire. Donc elle se contenta de poser une main hésitante sur son épaule, comme si ce seul toucher aurait pu la déchirer en deux. Mais elle m'approche quand même.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? déglutit-elle, incertaine.

— Il vous a blessés, se contenta de chevroter l'intéressée.

Elle désigna son téléphone d'un doigt tremblant. Cette discussion seule l'avait épuisée ; sa gorge la brûlait à chaque mot.

— Toutefois, là... il ne le fera plus.

*

Ouah, pensa lentement Rose. Juste... Ouah.

Jing s'était effondrée de fatigue après cette rupture sans appel. De penser qu'elle l'avait prise pour une fille bien plus réservée ; mais il s'était avéré qu'elle cachait bien des choses. Elle possédait une confiance en elle si maigre, mais une loyauté si forte.

Elle s'était calmée au bout d'une bonne demi-heure, et semblait désormais épuisée. Tous les trois s'étaient donc installés sur le canapé, tisane en main, devant un documentaire animalier aléatoire. Rose aurait aimé passer la nuit ici – néanmoins, elle craignait bien que Jing n'avait plus aucune énergie sociale. Et pour autant, je ne veux pas la laisser seule. Ce sont les premiers jours qui piquent – Aaron a beau avoir toutes les bonnes intentions du monde... Je voudrais rester aussi. Elle soupira en silence alors qu'un félin quelconque coursait une antilope.

Enfin, à Jing de décider... Pensée qui se coupa net. À son appareil de vibrer. Elle l'ouvrit un sourcil arqué.

Jing, 01:02 : Je sais qu'Aaron ne voudra pas me laisser seule. Mais j'ai peur de la suite de la nuit. Tu avais quelque chose de prévu ce soir ? Tu penses pouvoir dormir ici ? Je suis vraiment navrée de demander une telle chose.

Son coeur rata un sale battement. Elle ne l'avait pas même vue sortir son portable. Et désormais, elle apercevait Jing lui jeter une oeillade hésitante.

Un petit sourire se dessina finalement sur la face de Rose.

Moi, 01:03 : Je voulais revenir depuis un moment, donc je serais contente de rester !!

— Le lion dans son environnement naturel..., songea Aaron.

Le reste fondit au loin. Rose approcha légèrement sa main vers Jing, Jing l'effleura sous leur plaid, elles sursautèrent en chœur. Mais il leur suffit de quelques secondes pour se dégivrer.

Loin du regard d'Aaron, Rose posa sa tête sur l'épaule généreuse de son amie et ferma les yeux ; leurs doigts se nouèrent peu à peu. Je l'ai promis. Je serai là jusqu'au bout, quelle que soit la direction qu'on prendra.

Mais face à la vitesse de cette rupture, ses craintes n'en démordirent pas.

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