Chapitre 5
J-150 – 5 novembre 2018
— Tu te fous de ma gueule ? laissa tomber Alexandre.
Jing béa, éberluée. « J'ai décidé de choisir mes amis de moi-même » : même ça ne passait pas ?
Ils s'étaient retrouvés dans un coin du campus, sous un abri de béton. Si le soleil était allé et venu il y avait une minute de cela, un lourd nuage les plongeait désormais dans une lueur au gris pesant.
Les yeux d'Alexandre manquaient de sortir de leurs orbites. Il la saisit d'un coup par les épaules, pris de panique.
— Qui t'a influencée comme ça ?! C'est pour ça que je garde un œil sur toi : regarde ce que tu finis par me sortir quand tu côtoies n'importe-qui ! Tu sais que tu fais confiance trop vite. Donc qui...
Il s'arrêta dans son monologue effréné. Ses mèches brunes retombèrent devant ses prunelles.
— ... J'avais entendu « Ping-Pong flirt avec la pédé ». Jing, t'as quand même pas parlé à Rose ? Tu me trompes... ? geignit-il.
— Non, jamais ! Mais j'ai le droit de m'occuper seule de... mon... entourage. Non... ?
Il claqua de la lange.
— Naïve, trop naïve ! Quand t'auras un caractère, oui ; avant, tu sais bien que c'est trop dangereux !
« Mais Rose est l'une des personnes les plus gentilles que j'ai rencontré. » « Rose a fait attention à moi et m'a écoutée. » Elle garda ses phrases dans sa trachée racornie. Elle déchantait, et de très haut. Rose ne lui avait-elle pas servie un discours cohérent ? Jing ne savait-elle pas identifier les dangers ? Il n'y avait jamais eu preuve du contraire.
Pourquoi une telle méfiance ?
C'est insensé. Cette pensée passa malgré elle. Oui. Oui, c'était insensé, réalisa-t-elle. Il n'était pas normal. Allait-il de nouveau mal ? Elle s'apprêta à le prendre dans ses bras pour le réconforter... mais son corps se figea de lui-même.
Il n'avait pas envie d'enlacer Alexandre.
Je n'ai pas envie d'enlacer Alexandre.
Alexandre même qui l'étudia un long moment, visiblement abasourdi. Il la connaissait. Il avait compris. Et bientôt dans ses iris bruns naquit une profonde déception. Un lourd poids tomba dans l'estomac de Jing alors qu'il essuyait ses yeux humides d'un violent revers de la manche et tournait les talons.
— D'accord, jeta-t-il. Fais ce que tu veux. Gère tes potes comme tu veux. Quand tu te retrouveras dans la merde, compte pas sur moi pour t'aider comme je l'ai fait jusque-là. Tu veux te démerder, va jusqu'au bout, je t'en prie !
Sur ce, il chopa son sac de cours les mains tremblantes et partit en furie.
Les pieds de Jing s'enracinèrent dans le béton. « Tu as raison », « c'est une bonne idée », « choisis » : elle avait espéré l'entendre, mais qu'un ton et des termes si brutaux l'accompagne dépassait toutes ses peurs. Trompé. En colère. Probablement déprimé. Elle avait encore foiré, alors ?
Elle s'affala sur un banc de bois et attrapa ses longues mèches. Un rideau ébène la coupa de l'extérieur ; et elle ne sentit plus que son ventre se nouer et se nouer avec cruauté. Elle en aurait vomi ses tripes. Elle voyait déjà flou, elle paniquait à la recherche d'air pour ne trouver que des nuages empoisonnés.
Ça n'aurait pas dû se passer comme ça ! Ses dents se serrèrent jusqu'à la lancer. J'ai fait un truc de mal, mais quoi ?!
Trop franche ? Trop abrupte ? Ou il s'inquiétait vraiment pour elle et savait des choses dont elle n'était pas au courant ? Je l'ai blessé, il a failli pleurer. Mais maintenant, je dois me débrouiller seule pour de bon... Si je lui prouve que je sais me gérer, il se calmera, non ?
Et qui avait-elle, à part Alexandre ? Aaron... Et Rose.
Elle lui avait promis de la tenir au courant : elle prit son téléphone en vitesse. Ses doigts tremblants écrasèrent à moitié son écran.
*
« Alex s'est mis en colère et je crois qu'il est parti en pleurant », débitait la voix tremblante de Jing dans son message vocal. « Il m'a dit de me débrouiller seule et de ne pas compter sur lui quand j'aurai des problèmes... Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?! »
Son timbre se hacha pour de bon sur cette dernière phrase : Rose reposa son téléphone et serra le poing, l'œil noir. Elle sentit ses ongles rentrer dans sa peau, et contractait tant les mâchoires qu'un goût de sang envahissait sa bouche.
La noyade que subissait Jing, elle la ressentait en retour. Car elle savait. Elle avait appris à ses dépends comment fonctionnaient le chantage affectif, la manipulation, et cette culpabilité irraisonnée que se prenait son amie en pleine face.
Sa dernière relation remontait à deux ans de cela – et elle avait été la pire expérience de sa vie. Expérience même qui saisissait Jing entre ses crocs puants.
Comment lui expliquer ? Par où commencer ? Rose devait-elle lui raconter sa propre histoire pour convaincre Jing de quitter ce rat, ou bien lui mettre la vérité sous le pif ?
La dernière méthode, elle restait la plus brutale. Et j'ai tenté d'y aller en douceur, en lui conseillant de parler à ce foutu « Alex » afin qu'elle voie d'elle-même, mais la situation est encore pire que je pensais. Il a toujours la main sur elle. Mais qui suis-je pour forcer une rupture ? Bon sang, comment je l'aide ?! Je ne vais pas la laisser là-dedans !
Elle s'en serait arrachée les cheveux. Elle aurait tendu la main à n'importe-quelle victime de toxicité.
Mais ses sentiments pour Jing la faisaient désormais tourner en bourrique.
Garder son calme, peser ses mots, ça ne rimait pas avec. Je suis vraiment capable de mettre de côté ce que je ressens pour la sortir de là ?!
Un second message apparut dans leur discussion.
jing_xiaotong, 12:03 : Je suis désolée de te mêler à ça.
Les muscles de Rose se raidirent. Je l'ai mise en vue, à me poser trop de questions. Quelle imbécile ! Il faut que je la rejoigne, là ! Elle lui demanda où elle se trouvait et se mit en route en deux-deux. Quelques hauts bâtiments gris plus tard, elle repéra un petit préau bétonné, puis une silhouette familière avachie sur un banc.
Jing. Un rayon de soleil troua les ramures du chêne au-dessus, et miroita sur les longs cheveux ébène de la jeune femme. Ils tremblaient. Elle tremblait. Avec ses fines mains plaquées sur sa face place, ses mâchoires crispées, ses genoux serrés, à soubresauter de la tête aux pieds. Cette scène cloua un instant Rose sur place. Elle s'attendait à une crise de panique ; mais la voir, ça cognait en plein coffre.
Son amie leva soudain le menton, posa ses yeux emplis de larmes sur elle. Ses lèvres charnues formèrent un « pardon » qui ne sortit pas. Elle avait tant pleuré qu'aucune force ne semblait lui rester...
Et pourtant, elle se leva d'un bond et se jeta sur Rose.
Si celle-ci l'étreignit par réflexe, son cerveau se givra puis surchauffa en une demi-seconde. Jing sanglotait contre elle, sa face enfouie dans sa chemise. Elle en distingua des excuses, des bouts de discussion avec Alexandre, cette classique auto-dégradation qui suivait. « J'ai mal parlé ? », « je l'ai vraiment trompé sur quelque chose ? », « je dois lui prouver quoi ?! ».
Rose, concentre-toi. Profonde inspiration, caresse le long de son dos, mille et une réponses défilant dans son cerveau. Qu'aurait-elle aimé qu'on lui dise, à l'époque ? Qu'aurait-elle eu besoin entendre pour briser ces chaînes ?
J'ai l'impression de me revoir deux ans en arrière, pensa-t-elle.
— Alexandre est toxique, souffla-t-elle à la place.
Sa propre franchise, pourtant si ancrée dans son caractère, l'écrasa sous l'embarras. Jing venait de se figer contre elle ; même sa respiration s'était coupée.
— Comment ça, « toxique » ? débita-t-elle. C'est moi qui ai foiré. Il a des soucis et je comprends qu'il veuille me protéger, j'ai juste... Je viens de le blesser et...
— Jing.
Elle crispa ses mains sur les épaules de Rose. Celle-ci ravala sa frustration, sa colère et son inquiétude, pour lui offrir une expression bien plus compatissante.
— Tu veux bien t'asseoir ? souffla-t-elle. J'aimerais te dire quelque chose.
Son amie hocha lentement la tête. Elle avait cessé de pleurer, mais du rouge embrassait toujours ses yeux bridés. Ainsi installées sur ce petit banc de bois, Rose souffla en silence et mit son bras autour des épaules de Jing.
— Factuellement, qu'as-tu dit à Alexandre ? s'enquit-elle doucement.
— Que je voulais me faire mes propres amis...
— Penses-tu que c'est une mauvaise chose ?
Elle secoua la tête, les muscles toujours raides. Rose ferma les paupières un instant.
— Si tu avais dit ça à ton ancien petit-ami, aurait-il réagi ainsi ?
— ... Non. Sauf qu'ils sont différents, donc c'est normal.
— Peu importent les problèmes d'Alexandre, répondit-elle, tu es libre. Alors, trouves-tu ses réponses lucides ?
Elle la sentit se crisper un peu plus.
— C'est exactement ce que j'ai pensé, gémit-elle. Que c'était insensé. C'est venu sur le coup – mais je ne lui ai pas dit, ne t'en fais pas... !
— Peu importe ce que tu as dit, je ne te jugerai pas. Je m'inquiète, Jing, avoua-t-elle. Car...
Sa trachée bloqua : elle la détendit sous un effort incommensurable. Sentir l'étudiante trembler et s'accrocher à elle comme si sa vie en dépendait la fendait en deux. Oh, qu'elle aurait aimé aller voir cet enfoiré et lui mettre des pains.
Seulement, il était temps de jouer la carte de la douceur.
— Je m'inquiète car je tiens à toi, compléta-t-elle, le ton bas. Et car je m'identifie à ta situation. J'ai été confrontée à des soucis il y a deux ans, tu vois ? Mon ex-petite amie me surveillait sur les réseaux. Elle regardait quand j'étais connectée, me demandait constamment à qui je parlais. Si je souriais, elle voulait savoir qui m'attendrissait ainsi par « peur de tromperie ». Elle m'avait tirée d'une situation assez... délicate, et affirmais vouloir me protéger : alors, elle triait mes proches pour moi. Ces gens avec qui j'ai posé sur les réseaux ? Elle les a enlevés de ma vie.
— C'est affreux, s'étrangla Jing. Pourquoi faire tout ça ?
Rose la serra un peu plus contre elle. Se rappeler de ses propres traumatismes remontait en elle une bien vieille anxiété, de celles qu'elle avait combattu mais n'allait jamais vraiment pouvoir oublier. Elle se concentra un instant sur les cheveux de Jing glissant sur sa joue et sa taille contre la sienne, et reprit la parole.
— Je ne sais pas, déglutit-elle. Mais je sais que ça ne pouvait pas durer. Est arrivé un stade où j'ai voulu lui partager mon malaise. Je la prenais pour une bonne personne, mais quelque chose clochait. Elle a répondu que quelqu'un avait une mauvaise influence sur moi et a cassé mon portable. Heureusement, la carte SD et SIM étaient toujours là, donc elle n'a pas détruit mes souvenirs... Mais cette relation amoureuse m'a terrifiée. J'y ai mis fin.
« Au début, j'ai regretté. J'étais vraiment désespérée. Cette fille me harcelait pour que je revienne, elle disait qu'elle allait mettre fin à ses jours, qu'elle ne pouvait pas vivre sans moi. Cependant, un ami m'a encouragée à la bloquer. Elle n'est jamais passée à l'acte.
« J'ai compris ses mécanismes plus tard. Elle surveillait mon entourage pour contrôler ma vie sociale. Elle regardait quand j'étais connectée pour contrôler mon rythme. Elle m'a tannée pour contrôler mes sentiments et me faire revenir. Elle voulait que tout colle avec ses standards à elle et ne jamais me laisser partir.
« Au final, je me suis priorisée, et je me sens maintenant bien mieux. Je n'arrivais plus à sortir : regarde où j'en suis, à ne plus rien avoir à faire des regards extérieurs, rit-elle doucement. Je me faisais toute petite devant les autres, et voici que je parviens à me défendre. Je me suis jurée de ne plus jamais me faire avoir. Et dans tout ça, j'ai aussi appris que rien n'était de ma faute, mais de la sienne. »
Elle frotta posément l'épaule de Jing.
— Que penses-tu de tout ça ?
— Cette personne est... horrible, laissa-t-elle tomber. Tu vas mieux ? Elle est partie de ta vie pour de vrai ?!
— Oui, tout est réglé – ce que je voulais dire, c'est : cette histoire, te rappelle-t-elle quelque chose ?
Silence. Les paupières de s'écarquillèrent avec lenteur. Évidemment que ça sonnait familier : elle souffrait du même cauchemar. Nul besoin de mot pour comprendre que son amie avait saisi. Un regard horrifié, désespéré, complètement perdu, suffit.
— C'est pas possible..., gémit-elle, l'œil humide. Non, non, ce ne sont pas les mêmes personnes... Rose, tu dois te tromper, hein ? Hein ?!
Elle crispa ses mains sur ses épaules, au bord des larmes : l'intéressée prit ses poignets et l'entraîna contre elle, son nez lové dans son cou. Ses paumes épousèrent sa nuque et sa taille, sa poitrine se colla à la sienne, elle calma sa propre respiration dans l'espoir que Jing suive. Car elle, elle hyperventilait.
— Je serai avec toi, affirma-t-elle. Du début à la fin, et même après. Je sais qu'on ne se connaît que depuis quelques semaines, mais je ne veux pas te voir dans ce même enfer duquel j'ai dû me tirer.
— Pourquoi tu fais tout ça pour moi... ? murmura-t-on d'une voix étouffée.
Son pouls s'accéléra : elle l'ignora avec brio. Elle avait la réponse – de là à la sortir ? Impensable. Jing avait d'autres chats à fouetter.
— Pour les mêmes raisons qui te pousseraient à le faire pour moi, esquiva-t-elle. Empathie, attachement. Tu es quelqu'un de bien, d'accord ? Je te considère comme quelqu'un de bien. Donc je te veux en sécurité, loin de tout ça. Est-ce que tu acceptes mon aide ?
Jing renifla un instant. Voici qu'elle tremblait de nouveau comme une feuille. Et après un laps de temps infernal, à attendre une réponse aléatoire, elle hocha enfin la tête. Un soulagement sans nom s'écroula sur Rose.
— Noté, chuchota-t-elle. Je t'accompagnerai.
Elle la regarda dans les yeux et essuya l'une de ses larmes. On la gratifia d'une expression à la fois stupéfaite, détruite et teintée d'un timide espoir. Rose lui répondit par un petit sourire, pour coller leurs fronts.
— Je serai là, conclut-elle tout bas.
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