Chapitre 1

J-168 – 18 octobre 2018

« Vous avez trente-deux nouveaux messages », « vous avez trente-six nouveaux messages », « vous avez quarante nouveaux messages »...

Jing s'extirpa de sa douche étroite en tremblotant. Une méchante chair de poule dressa ses poils quand elle épousa l'air de sa salle de bain. Elle éteignit la douche avec précipitation, se saisit d'une serviette sans oser se croiser dans le miroir et bondit de la pièce, pieds et longs cheveux encore trempés.

Le corridor rabougri au blanc terne de son appartement la compressa aussitôt. Portes bleues défilèrent à droite et à gauche, plongées dans la pénombre. Rythmée par ses pas humides sur le carrelage, l'étudiante fonça poussée par l'inquiétude dans sa chambre tout aussi timide.

Son téléphone vibrait en continu depuis dix bonnes minutes, et l'intelligence artificielle de son enceinte Bluetooth l'avait harcelée en retard. Quarante messages non-lus de son amie Lou : un long soupir s'échappa des lèvres de Jing. Elle s'essuya convenablement et s'habilla avant de s'asseoir sur ses draps.

Des vocaux, remarqua-t-elle sur leur discussion WhatsApp, mi-figue mi-raisin. Rassemblant sa patience, elle les laissa défiler en s'étalant sur sa couverture moelleuse. Fausse panique ? Visiblement, car la voix rouillée de Lou ne débitait que des ragots, détaillait son déjeuner et parlait de coming-out imminent. Elle seule brisait le silence de l'appartement vide de Jing.

Au rythme de ces paroles, elle laissa ses yeux dériver sur la pièce habitée par ces mots chaleureux. Un petit bureau avec un PC portable, sa penderie claire et bancale, une fenêtre filtrant les lueurs de la nuit. Rien n'ornait ses cloisons grises – à quoi bon ? Décorer coûtait cher. Jing était toujours chanceuse d'avoir pu trouver un sommier pour son matelas, et son mobilier rudimentaire lui suffisait amplement.

Mais pour une raison obscure, sa chambre l'avait toujours hypnotisée. À cause de sa petitesse, de sa simplicité extrême, des quelques tâches humides au plafond ?

« Et je crois aussi que je suis... je veux dire, c'est bizarre », débita soudain le timbre de son amie.

L'anxiété compressa Jing. Elle se redressa d'un coup et agrippa son portable. « Bizarre » ? Les messages vocaux de Lou cessaient là-dessus, remarqua-t-elle. La frustration et le souci l'urgèrent à l'appeler.

Une sonnerie, Jing balança des pieds. Deux sonneries, sa main se crispa sur son drap. Trois sonneries, elle serra les dents. Puis on décrocha enfin : sa respiration se coupa aussitôt.

C'est moi, ronchonna Lou à l'autre bout du fil. J'enregistrais l'autre vocal.

— Il y a quoi ? se précipita Jing.

Doucement ! C'est embarrassant de dire ça à l'oral – je retourne à notre convo', moi !

Elle raccrocha là-dessus, non sans laisser Jing pantoise. Cette fois-ci, son amie ne lui envoya pas de « vocal ». Un simple message, et pourtant si poignant.

Lou, 21:32 : Je crois que je suis un gars, je me sens pas bien. Désolé...

Elle resta sans voix. Comment agir, que répondre ? Devait-elle rappeler Lou, ne pas se mêler de ses oignons, ou se diriger directement vers son appartement ? Laisser en « vu » est très malpoli, se souvint-elle. Elle commença à écrire, aucune phrase convenable ne lui vint.

Je ne sais pas quoi faire, réalisa-t-elle, mortifiée. Ce « coming-out » la touchait trop. Avait-elle un problème avec les transgenres ? Je suis transphobe ? De longues et silencieuses secondes malmenèrent ses tympans. Au final, tout ça démunit Jing au plus haut point.

Et quand elle s'apprêta à tomber dans des ruminations ridicules, une seule chose l'en sortit.

Elle tapa rapidement sur son clavier et se leva avec vigueur. Après chaussures, veste, sac à main et autre petit tour vers ses placards, elle claqua vivement la porte de son appartement derrière elle. Sur son palier jaunâtre à l'odeur sèche, son vieux voisin la dévisagea avec surprise ; l'étudiante se contenta d'un poli « bonsoir ».

Puis elle affronta le vent violent de l'extérieur, sa pluie aride et son air tiède. La nuit était tombée, les lampadaires peinaient à percer le torrent se déferlant sur les trottoirs gris et le goudron fissuré. Elle courut sous les gouttes comme si sa vie en dépendait. D'innombrables virages et immeubles s'enchaînèrent avant qu'elle n'atteigne un dernier passage piéton. Un scooter passa soudain à côté de Jing : de l'eau boueuse éclaboussa son pantalon.

— Pardon ! s'écria-t-elle ridiculement avant de traverser.

Si lui klaxonna, elle avala la dernière centaine de mètres la séparant de l'appartement de Lou. « Comment agir, que répondre ? » : elle n'en avait pas la moindre idée – et n'en avait plus rien à faire. C'était trop tard, elle dérapait déjà sous le perron de son building gris et triste. Elle sonna plusieurs fois chez Lou avant qu'on ne lui réponde.

Quoi... ?

— Ouvre-moi, haleta-t-elle.

Jing ?!

— Pas le temps !

La porte cliqueta ; elle pénétra le hall telle une tornade. Elle monta les escaliers quatre à quatre, à lutter contre ses courbatures et sa respiration sifflante. Sa transpiration, sa tête tournante et son tumulte légendaire de confusion n'importaient pas à côté du « je ne me sens pas bien » de Lou.

Elle entra dans son appartement sans attendre qu'on lui ouvre. Elle retrouva un corridor tordu et gris, une fragrance de pâtes aux œufs émanant de la cuisine, et son grand blondinet de colocataire la dévisageant d'un air perdu.

— Oh, Jing, salut. Tu cherches Louane ? Elle est retournée dans sa chambre...

Ni une ni deux, elle s'y faufila sans plus d'informations. Et dès que le visage pâlot, maigrelet et criblé de taches de rousseur de Lou se leva vers elle, à la seconde où elle nota ses yeux bouffis, elle referma le battant derrière elle et déballa son sac.

— Chocolat, énuméra-t-elle en ahanant. Petits Lu, tisane. Princes et chips à la moutarde, caramels, Coca...

Ainsi Lou croula-t-elle sous les friandises et les boissons. Elle – non, il lui servit son regard le plus désemparé et perdu. Recourbé, faiblard, tremblant. Le cœur de la jeune femme se fendit peu à peu – hors de question de le montrer.

— Je ne comprends pas..., gémit-il.

— Mange et bois, tu as dit que tu ne te sentais pas bien. Tu as dîné ? Je peux te faire des coquillettes à la carbonara. Tu en veux ? Oui, tu en veux. Ne bouge pas...

— Attends ! l'arrêta-t-il aussitôt d'un timbre fluet. C'est ta seule réaction ?

Jing ouvrit la bouche, rien n'en sortit. Alors, Lou passa une main dans ses courts cheveux roux. Un sourire faiblard étendit ses lèvres gercées.

— Ce n'est pas censé se passer comme ça..., soupira-t-il tout bas. Tu n'es pas étonnée ou je ne sais quoi ?

Si. Si, un sentiment acide la rongeait, comme si quelque chose d'injuste se déroulait sous ses yeux. Pourtant, l'étudiante se fichait du genre de son ami. Elle aurait largement préféré comprendre d'où venait ce ressentiment qu'elle ne braquait que contre elle-même. Si elle acceptait sans mal aucun que Lou était un garçon, aucune négativité n'aurait dû l'empoisonner.

Et ce non-sens la bousculait trop vicieusement. Un malaise en sous-texte, un ressenti qu'elle souhaitait fuir ou jeter à la poubelle. Mais si elle sortait une telle chose, Lou allait le prendre pour lui-même, car il se retrouvait dans une situation trop délicate. À l'aube d'un coming-out, déballer des « je ne comprends pas », « je suis perdue », « ce n'est pas contre toi », même les plus sincères et purs, ça relevait de la cruauté.

Et puis, concernant Lou, seules l'angoisse et la compassion dévoraient Jing. Le reste ne regardait qu'elle, elle n'avait qu'à le cacher sous le tapis. Il n'avait pas besoin de ces soucis sans queue ni tête, elle n'importait pas.

— Je m'inquiète pour toi, répondit-elle donc doucement, car tu as dit que tu ne te sentais pas bien. Désormais, qu'est-ce que tu attends de moi ?

Court silence. Lou pinça la bouche un instant, et crispa ses mains sur la couverture rêche de son lit étroit.

— Je n'attendais rien. Mais je suis... Enfin, te voir apporte du positif.

Tu ne veux pas te genrer ? Jing s'accroupit en face de lui et planta ses yeux dans le marron de ceux de son ami.

— Alors reste tranquille. Comment tu veux que je t'appelle ? Est-ce que je garde ton genre pour moi ?

Regard surpris, puis fuyant.

— Jing, déglutit-il, tu es un phénomène. Quand j'ai fait ce coming-out à Léo, il m'a posé des tas de questions et n'a pas réussi à m'attribuer le bon genre. Je n'ai pas pu lui donner mon prénom. Je pensais que ça mettrait du temps aussi pour toi. Mais j'ai dû oublier que tu étais une crème. Désolé, sourit-il.

Il ploya les épaules, cette fois-ci par soulagement. Là où le coffre de la jeune femme s'allégea, un poids tomba dans son estomac. Ne rien montrer, car ça ne le concernait pas, car Jing n'avait pas sa place dans cet échange.

— Du coup, je veux bien que tu m'appelles Aaron, et que tu ne dises rien autour de toi.

Elle hocha la tête et sortit son téléphone. Elle le renomma correctement dans ses contacts ; puisque presque personne ne fouillait son téléphone, cela ne représentait aucun risque. Du reste, elle allait lier sa langue comme elle le faisait si bien.

— C'est noté, Aaron. Alors, pâtes carbo ?

Il laissa échapper un bref rire, puis lui tapota la tête.

— Pâtes carbo, confirma-t-il.

Elle s'y attela donc. Mais même après des heures, jusqu'à son retour chez elle, jamais ne parvint-elle à chasser ce « sentiment d'injustice » qu'elle haïssait désormais tant.

Si seulement elle s'y était penchée, si seulement elle en avait parlé ; car son ignorance et son refus de s'y confronter, ils sonnèrent une descente vers un enfer qu'elle n'aurait jamais subi même dans ses cauchemars les plus fous.

*

J-167 – 19 octobre 2018

Jing pénétra l'amphithéâtre de son cours magistral matinal, la tête basse. Des bancs de vieux bois le remontaient tels des escaliers escarpés, et d'âcres odeurs de craie et de poussière la prirent au nez. Seuls les claquements de ses courts talons sur le sol réveillèrent la vaste salle, à rebondir contre les hauts murs de briques cuivre.

Malgré son estomac noué, elle balaya l'endroit du regard une fois à mi-chemin. Quelques étudiants s'éparpillaient par-ci par-là, plongés dans leur téléphone ou leurs feuilles de notes. Un petit brun se mit enfin à pianoter sur son PC portable : ce bruit léger rassura aussitôt Jing.

Elle haïssait le silence et le vide ; désormais, elle remerciait ce jeune homme du fond du cœur.

— Yo, Jing, l'appela alors une voix familière.

Elle se retourna vers Alexandre et lui offrit un timide sourire. Ses mèches noisette reflétaient l'aube rosée filtrant au travers des hautes vitres. Comme tous les matins, les mirettes rondes de son compagnon pétillèrent.

Elle lui adressa un bref signe de la main. Lui soupira avant de descendre à sa hauteur. Pas de bisou ni de caresse ; il la prit juste par la main pour l'entraîner vers deux sièges raides et inconfortables, et prit de nouveau la parole.

— Tu as mal dormi ?

Ça se voit même sous mon maquillage... ? Elle avait passé la nuit à ressasser le simpliste « je crois que je suis un homme » d'Aaron. À maudire son incapacité, son malaise infondé et singulier, et s'en vouloir jusqu'à la moelle.

Après des recherches Google jusqu'à quatre heures du matin, elle avait appris qu'il était normal qu'écouter un ami faire son coming-out installe le sentiment de ne pas se sentir à sa place. Il semblait que les cisgenres ne comprenaient pas ce qu'était être transgenre.

Ça coulait de source, et pourtant, ces réponses n'avaient pas satisfait Jing. Quelque chose manquait, ces informations ne collaient pas avec sa culpabilité et son aigreur sous-jacentes. Elle s'était donc penchée sur « qu'est-ce qu'être transphobe », et là encore...

Rien.

Alors s'étaient empilées frustration et incompréhension – son enquête les avait exacerbées. « Je me fiche que mon ami soit un garçon mais je ne suis pas bien » : ça la dépassait. Qui la dérangeait, alors, si ce n'était pas Aaron ?

Je n'y comprends rien, pensa-t-elle encore, prise en étau entre ses nombreux maux. Elle s'attela néanmoins à garder une face aimable et exemptée de tout souci.

— Les voisins fêtaient leur jeudi soir, mentit-elle finalement.

— Mmh. Tu aurais dû frapper chez eux, il est temps que tu gagnes un peu de caractère.

— Ils ont le droit...

Alexandre haussa les épaules, puis tourna vers elle sa face à la mâchoire forte. Une légère panique enserra Jing quand il se pencha en avant pour l'embrasser. Elle décala légèrement sa trousse, qui s'étala avec fracas par terre.

L'élan de son petit ami se coupa aussitôt ; elle ramassait déjà ses crayons. Certains avaient dévalé les marches, d'autres roulaient toujours sous les sièges. Toujours mieux que de recevoir un bisou en public, se rabâcha-t-elle.

— Ping-Pong ! s'enthousiasma-t-on soudain.

Les muscles de Jing se raidirent sèchement. Une camarade de promotion dont elle avait oublié le nom se penchait sur elle.

— Tu as tout fait tomber. De l'aide ?

— Bonjour, murmura-t-elle. Merci, c'est très gentil, mais ne t'embête pas.

— Ah bon... Trop polis, les asiat', exhala-t-elle, visiblement déçue.

Dans l'incapacité de répondre, Jing ne laissa échapper qu'un petit rire malaisé ; mais une exclamation stupéfaite la coupa bien vite. Elle leva aussitôt la tête, pour rencontrer la face pâle et creuse de cette inconnue. Elle tombait tête la première dans les escaliers : Jing l'attrapa de justesse par la taille.

— Inès ! se précipita un timbre grave.

— Coucou, la babtou, posa une voix nasillarde.

La Inès en question se remit sur ses pieds en s'époussetant les genoux. Ses yeux plissés crachaient toute son irritation ; ils se plantèrent dans ceux bleu ciel d'une autre fille.

Courts cheveux platine, visage pointu, nez retroussé. Cette femme croisait les bras avec assurance contre sa petite poitrine. Tout de son expression, de sa posture, transpiraient l'assurance et l'exaspération, et ne basculaient pourtant pas dans le vulgaire. Et son ton exempté d'arrogance, il résonnait encore à ses tympans.

Le coeur de Jing rata un battement, puis deux, puis trois. Cette fille ne la regardait toujours pas. Elle se retrouva coupée du monde, enveloppée dans une bulle loin de tous et tout ; sa vision, elle ne se résumait plus qu'à cette blondinette.

Quatrième, cinquième, sixième pulsion ratées. Elle ouvrit la bouche, mais que dire ? « Merci » : merci de quoi, avoir poussé une fille dans les marches ? Malgré ça, ce geste ne la choquait pas.

Il l'aspirait même.

Il l'avait allégée d'un coup.

Qui est cette fille... ?

Puis un grognement la ramena à la réalité. Et Jing ne nota qu'à cet instant les traits décomposés de deux autres camarades.

Trop d'informations envahirent soudain son crâne. Inès serrait les poings avec rage, comme si se tenait devant elle une vieille ennemie ; deux jeunes hommes plus haut clignaient des paupières dans un mélange de confusion et d'horreur ; et face à cette scène, un rictus incisif s'étalait sur les lèvres fines de la nouvelle venue.

— D'où tu m'appelles « babtou », toi ?!

— Tu n'aimes pas ce surnom ? s'étonna l'inconnue.

— C'est raci...

Inès laissa ses mots en suspens. Son interlocutrice haussa ses sourcils blonds ; à son visage raffiné de briller d'un scepticisme faussé. Et puisque l'autre ne finissait pas sa phrase, elle se tourna vers Jing même, désignant au passage Inès d'un doigt fin.

— C'est comme ça que tu devrais réagir. Elle a été plutôt malpolie envers moi, mais crier « plaît-il ! » ou je ne sais quoi est très approprié quand on t'insulte. Tu veux tester ? Dis, Inès, tu peux répéter « Ping-Pong » pour avoir une démo ? railla-t-elle.

Silence radio : elle poussa un soupir déçu, avant de reporter ses prunelles turquoise sur Jing. Cette dernière déglutit avec malaise. Je ne la comprends pas, réfléchit-elle à pleine vitesse. Elle vient de pousser « Inès », l'a insultée de « babtou » et veut maintenant que je dise « plaît-il » ? Ça n'a aucun sens !

Elle esquissa un mouvement de recul lorsqu'elle descendit les marches et s'accroupit à ses côtés. Une mèche plus longue, la seule descendant jusqu'à sa mâchoire, glissa sur ses lèvres fines. Elle la remit parmi ses cheveux courts en grognant.

— Tu as fait tomber beaucoup de crayons, laisse-moi t'aider. Ah, et je m'appelle Rose. Oh, mais y en a un tout en bas ! Tu penses que je peux aller le chercher en sautillant ?

Ces mots s'enchaînèrent dans un naturel si affolant qu'ils en désemparèrent complètement Jing. Elle se contenta d'étudier Rose dans un mélange embué de stupeur, de confusion, de timidité et d'admiration. Le tout l'inconforta tant qu'elle ramassa une gomme à la va-vite, la fourra dans sa trousse... et renversa celle-ci une seconde fois. Mortifiée, elle regarda ses affaires rouler de nouveau dans tous les sens.

Enterrez-moi six pieds sous terre..., pria-t-elle.

Mais au lieu de râler, Rose releva la manche noire de sa chemise, pour révéler une montre toute carnée au cadran décoré d'un petit chat.

— Le cours commence dans dix minutes. Facile, sourit-elle.

Là-dessus, elle posa avec délicatesse deux crayons entre les mains de Jing et passa de stylo à souris. Sa cravate bordeaux dansa au rythme de ses pas. Un jeu. Pour cette fille, ramasser des affaires n'était qu'un jeu. À quel énergumène se confrontait-elle ?

— Vous regardez quoi, vous ? jeta alors Alexandre. Cassez-vous de là.

Il prit ensuite la trousse de Jing et compléta son travail à sa place. Pas une seule fois son regard ne quitta-t-il Rose.

— Un peu étrange, celle-ci, commenta-t-il. Mais elle t'a aidée. Il faut vraiment que tu gagnes du caractère, arrête de te laisser marcher sur les pieds.

Reproche sourd – et bien que dénué de toute mauvaise intention, il rongea tout de même Jing. Ils s'étaient retrouvés depuis à peine dix minutes, et elle s'était montrée assez bêtasse pour qu'il pointe deux fois qu'elle se débrouillait comme une enfant.

— Désolée, souffla-t-elle.

— Arrête de t'excuser, tu n'as rien fait.

Elle retint de justesse un « pardon ». Elle ne se mura que dans un silence gêné ; Rose l'en sauva en arrivant jusqu'à elle. Elle lui présenta en souriant ce qu'elle avait ramassé. Alexandre les mit dans la trousse à la place de Jing.

« Merci », « tu peux y aller » : à défaut de les prononcer à voix haute, son regard débitait ces paroles sans appel. Celui de Rose se fit d'abord inquisiteur, finalement sceptique. Elle le posa plus calmement sur Jing à défaut de fixer le jeune homme.

— Quel est ton prénom ?

L'intéressée déglutit avec labeur. Sa gorge se serrait, elle se sentait aussi sondée qu'un énoncé incompréhensible de mathématiques. Toutefois – et sa mère l'avait tant répété –, rester muette offensait les autres.

— Jing Xiaotong, murmura-t-elle donc.

— Enchantée ! s'enjoua Rose.

Elle lui prit les mains dans un sourire radieux, pour se lever sans prévenir et décamper. Un toucher si chaud qu'il laissa un froid glacial derrière lui : son coeur tomba dans son estomac. Son départ prit Jing de court. Qu'avait-elle fait de mal ? Ton inadapté, silence grossier ? Il ne lui restait plus qu'à s'excuser – mais comment, alors que Rose s'asseyait déjà seule en balançant des pieds ?

— Elle est vraiment bizarre, se méfia Alexandre. On dirait qu'elle est sous... drogue, un peu. On devrait s'occuper de nos affaires.

Ça fait ça, la drogue ? Pourtant, Rose semblait contrôler le moindre de ses mouvements. Je n'ai jamais pris de substances illicites, je n'y connais rien... Peut-être qu'Alexandre a raison ? Et puis, je ne l'ai jamais vue dans notre promotion avant.

Elle retrouva son siège d'amphithéâtre avant de s'en rendre compte. Le cours passa sans accrocs, si elle ne comptait pas d'habituelles et insignifiantes œillades de la part de certains camarades. Mais ses yeux, à elle, ne remontaient que sur Rose.

Elle notait le cours avec soin. Son nez se fronçait et ses fins yeux glace se plissaient sous la concentration. Sans un seul sursaut ni écart, elle arborait désormais l'allure d'une élève studieuse. Jing ne remarqua pas une once d'étrangeté – du moins, en ignorant sa précédente extravagance frôlant l'enfantin.

Rose, elle semblait simplement s'amuser. Pourtant, et à l'image de la situation d'Aaron, une nouvelle chose perturbait Jing. Cette fois-ci, pas de tort ni de doutes, mais un sentiment si étranger qu'elle ne parvenait plus à mettre de mot dessus. De la fascination à la stupeur en passant par la curiosité, rien ne collait.

Alors le problème, c'est moi, conclut-elle la tête basse. Ce nouvel écart la désespéra. Elle devenait bizarre et incompréhensible, elle allait mal tourner. Or, ça, elle devait l'éviter à tout prix.

« Dévier mène à l'échec » ; « sans politesse ni respect des codes, personne n'ira nulle-part » ; « reste gentille comme tu l'as toujours été » ; « on a confiance en toi ». Elle se rabâcha les paroles de ses parents et grand-parents sans relâche.

Qu'elle trouve l'origine de sa gêne insolite, et tout allait revenir dans l'ordre. Alors Jing chercha. Elle se retourna les méninges et analysa ses propres faits et gestes jusqu'à se refiler un beau mal de crâne.

Et elle trouva enfin, tristement bien après ses cours : elle n'avait pas remercié Rose. Celle-ci l'avait vécu comme un affront, donc elle était repartie. Jing devait la retrouver et s'excuser pour tout ça. Et enfin, son malaise n'allait plus la prendre en étau et sa routine allait l'épouser de nouveau.

Après tout, là-dedans, je ne compte pas non plus.

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