5. La Miséricordieuse
C'était avec le cœur miné que Taylor O'Ennie, Exorciste au costume blanc, suivit l'étincelle blanche de la pierre à créneaux, qui menait vers la sixième et dernière victime des Démons, la cible de l'esprit de la Souffrance, le réceptacle à travers lequel l'incarnation de la Souffrance, de la Douleur et des Blessures comptait s'insérer dans le monde des vivants.
Il était encore perdu dans ses pensées, corrigeant sa marche en jetant un œil sur le médaillon qu'il faisait danser entre ses doigts. Il traversait un champ de blé, sous de lourds nuages blancs qu'un soleil effleurant l'horizon teintait d'or et de rosé. Au loin, devant, montaient les paisibles fumées d'un charmant village de fermiers.
Le chevalier blanc avait presque fini sa tâche, mais il savait bien qu'il n'y avait pas en ce monde que six personnes à sauver.
Il faillit trébucher sur quelque chose, sur le chemin, et pesta contre l'obstacle en prenant le temps de l'examiner. C'était une jambe, qui dépassait d'un cadavre encore frais à moitié caché par les épis d'or, que l'inattention de Taylor avait fini de rendre indétectable à ses yeux.
Une blessure, profonde coupure nette au flanc droit, imbibait la tunique de toile et le sol d'un sang chaud. Sur le visage du malheureux, une sorte de sensation paisible semblait déformer un visage creusé par les larmes.
L'Exorciste tendit son médaillon: le mort n'était pas le réceptacle de Souffrance, mais la trace de ce dernier menait droit vers le village aux toits de chaume. Taylor s'empressa de s'y rendre, une main à la poignée de sa rapière et se préparant au pire.
Sur la route, il croisa le corps sans vie d'une fillette, gorge tranchée, qui tenait encore un panier de baies. Puis un père, mort en tenant son bébé dans ses bras, dont le sort avait été tout aussi funeste.
Passé le quatrième cadavre, le chevalier blanc n'osa plus les dévisager, et détournait le regard à chaque nouveau corps. Quel qu'il soit, le responsable de ce massacre devait être un monstre... rongé par l'esprit de Souffrance.
La place du hameau était une boucherie méticuleuse; l'expérience du chevalier détermina que chaque coup avait dû être porté avec précision et justesse. Des scènes de vie quotidiennes semblaient pouvoir se jouer entre plusieurs groupes, comme si la lame les avait tous frappé d'un même coup et que personne ne s'était rendu compte de l'horreur. Combien d'anonymes allaient être oublié en ces lieux ? Combien de vies écourtées par un monstre qui, de toute évidence, savait ce qu'il faisait, et savait comment le faire ?
Elle se tenait, simplement, droite au milieu du carnage, les yeux rivés vers le couchant qui irisait le ciel de ses couleurs de flammes. Sur le fil de sa lame perlait encore le sang de ceux qui étaient passés sous son sinistre andain.
« C'est vous ? interpela Taylor, depuis la place, la forçant à détourner le regard du ciel pour se poser sur sa source. Elle dévisagea lascivement cet homme, tout de blanc vêtu, de la plume du chapeau jusqu'aux semelles des bottes. Enfin, les bottes étaient souillées de boue et de sang. Rapière au poing, il s'avançait prudemment avec une haine profonde dans le regard. Une haine et un soupçon de pitié, ce qu'elle n'apprécia qu'encore moins.
— C'est vous qui avez fait ça ? redemanda-t-il, vociférant.
La femme releva son heaume à trois visières en forme de larmes, dévoilant un visage fatigué et sale, aux traits solides. Elle tira sa lame de Faulx du sol où elle l'avait planté. Et, lentement, fit pleinement face à Taylor.
— Qu'entendez-vous par "ça" ? osa-t-elle demander. Quel nom poseriez-vous sur mon œuvre ?
— Cela vous fait rire ? Moi pas.
— Moi non plus. Je suis extrêmement sérieuse ; comment nommeriez-vous mon travail, Exorciste ?
Il sembla décontenancé un court instant, puis réaffirma sa garde en cessant sa marche à une vingtaine de pas de distance.
— Comment me connaissez-vous ?
— J'ai jadis porté le même blanc uniforme. Mais vous ne répondez pas à ma question.
Il fronça sévèrement les sourcils.
— Ce que vous avez fait est une horreur. Vous fallait-il réellement me l'entendre dire ?
— Je dois avouer que je ne sais pas ce que j'espérais... j'appellerais cela une "délivrance". Une horreur nécessaire. Un mal pour un bien. Vous devez connaître, ça, un mal pour un bien ?
— Je dois vous avouer avoir du mal à voir le bien que vous avez fait...
Il avança de deux pas, fulminant.
Elle respira profondément, ralentissant l'Exorciste d'une main tendue. Elle ne semblait pas vouloir se battre, et chercha les mots justes pour s'expliquer :
— Chaque vie est le plus pur et le plus inestimable des trésors. Il est de mon, de notre devoir à tous de devoir les préserver, et de les empêcher de se détruire. J'imagine que nous sommes au moins d'accord sur ces points ?
Il acquiesça, méfiant, laissant l'étrange femme poursuivre.
— Chacune des vies de ce qui fut autrefois ce paisible hameau avait une histoire. Des rencontres, des bonheurs, d'agréables souvenirs. Mais qu'aurait-il coûté au destin de déclencher une guerre dans les environs, qu'une troupe saccage l'endroit, tue, pille, viole, torture pour le plaisir tous ces pauvres gens ?
Qui donc aurait empêché l'hiver de durer, et les récoltes de se faner, et les habitants de mourir à petit feu, allant jusqu'à gratter la terre à la recherche de la moindre pitance, puis mâchant cette même terre pour combler leur faim ?
Est-ce vous, Exorciste, qui aurait bloqué les germes d'une pandémie ? Auriez-vous guéri tous ces malheureux des milles pestes qui dévorent les chairs et l'esprit, et auriez-vous réussi à protéger ce paisible hameau ?
— Parce qu'il existait un risque pour que leur bonheur dégénère, vous les avez tous exécutés ?
— Exactement. La vie est une trop belle chose pour la laisser se corrompre. Tous ces paysans sont partis heureux, et n'auront plus à redouter, n'auront pas à vivre les pires choses qui puissent être. Ne pensez pas que j'en éprouve la moindre satisfaction, cependant. Je fais ce qui est juste. Je suis le bras de la Miséricorde.
— N'avez-vous pas pensé à aider ceux qui en ont besoin plutôt qu'à les détruire ?
Elle s'assombrit lourdement en jetant un regard noir au chevalier blanc.
— J'ai vu et vécu les horreurs que je vous raconte, Exorciste. Les victimes, les affamés et les pestiférés ne m'ont jamais rien demandé d'autre que le repos éternel. Et je refuse d'attendre qu'ils souffrent pour le leur offrir.
— Ça n'a aucun sens. Écoutez, je...
Elle ne lui laissa pas finir sa phrase.
— Non, vous, écoutez ! J'ai vu des corps changés en créatures amorphes uniquement mues par la faim, j'ai combattu les porteurs des six Maux, j'ai assisté à des sorts bien pire que la mort, et malgré tout cela, j'ai été incapable de sauver ceux qui méritaient d'avoir une vie heureuse. C'est au nom de ceux qui sont tombés avec les pires des souffrances que je combats la Douleur. Personne ; m'entendez-vous, personne ne devrait avoir à subir les mêmes peines. Et s'il me faut m'en assurer ainsi, alors ma décision est prise.
Elle rajouta, sans laisser le temps à Taylor de répliquer:
— J'ai jadis porté votre uniforme, vous l'ai-je dit ?
Il acquiesça en s'avançant encore.
Elle soupira, resserrant à contre-cœur ses doigts autour du manche de son arme.
— J'imagine que vous avez dû rencontrer bien des esprits torturés, sur votre route. Et malgré cela, vous ne comprenez pas la nécessité d'annihiler toute douleur ?
— Je les ai aidé à vaincre leurs Démons. Il n'y avait nul besoin de les tuer...
— Il y a tellement de gens qui auraient besoin de votre "aide"... d'ailleurs, j'imagine que vous avez dû rencontrer l'Alchimiste...
Il baissa le regard, sinistre.
— Comment l'avez-vous aidé, hein, chevalier blanc ? Un homme ayant tellement peur de la mort qu'il en vient à percer le secret de l'immortalité... pour être touché par une malédiction d'éternelle souffrance ? Comment vos mots ont-ils pu aider un tel être ?
— J'ai... essayé.
— Eh bien nous sommes deux. Et j'empêcherais quiconque de connaître le même sort que l'Alchimiste, dussè-je offrir à chacun la grâce du trépas.
— De chaque douleur, l'on se relève grandi. Je ne dis pas que cela est simple, bien au contraire ! Mais les peines et les douleurs font partie de la vie, et c'est le contraste qui...
La Miséricordieuse s'emporta, le coupant une fois de plus.
— Je ne parle pas des blessures ordinaires ! Je parle du point de rupture. Je parle de cet instant où, la souffrance étant si grande, l'âme ne peut plus qu'espérer la libération par la Mort.
— De cette souffrance aussi, l'on peut se relever...
— Pas toujours. Pas tout le monde. Et si cette douleur est inhérente à la vie... Je vous assure, Exorciste, que rien, jamais, ne saurait justifier que quiconque ait à vivre pareils supplices. »
C'en fut trop pour Taylor, qui chargea le monstre sanguinaire, avec rage et précision.
Elle tira, d'un trait agile, sa lame de Faulx, prête à recevoir et à offrir les coups.
Et vous, lecteur, quelle opinion avez-vous concernant la souffrance ?
Une vie sans trouble est-elle impossible ?
Que répondriez-vous au bras de la Miséricorde (ou à Taylor) ?
Ce chapitre n'a pas pu lancer beaucoup de discussions sur le sujet, peut-être avez-vous un point de vue tout à fait différent de l'angle abordé ?
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