2. Rasha

Le médaillon était une excellente boussole, tant que l'on cherchait des démons plutôt que le nord. Des esprits mauvais, au nombre de six, qui tentaient par tous les moyens de s'insinuer dans le monde des mortels.
Enfoncée au centre du pentacle runique, la pierre unie de noire symbolisait la Mort.
La lame dressée qui avait mené au monastère du Mal-Saint, à présent incrustée dans la pièce, représentait la Guerre.
Et le cabochon à chevron noir sur blanc, scintillant d'une frêle lueur bleutée pour indiquer la prochaine étape, correspondait au symbole de l'esprit de la Peur.

La jungle était touffue, et la chaleur étouffante. Agitant sa rapière comme machette pour frayer son chemin à travers la très luxuriante végétation, Taylor suivait le guide muet qu'était sa pâle lumière. Derrière un rideau de lianes sèches qui churent comme autant de serpents une fois tranchées, Taylor découvrit le temple abandonné que pointait son médaillon.
Entre les colossales briques de pierre moussue, presque aussi vertes que la jungle environnante, se frayaient des racines parasites qui écartelaient autant qu'elles consolidaient la structure. Deux statues d'hybrides crocodile-éléphant gardaient férocement l'entrée du temple, de part et d'autre de l'arche sombre aux gravures anciennes.

L'aventurier, ignorant les gardiens de roche, entra lentement dans l'édifice. Les rayons du jour qui avaient percé la canopée ne passaient pas le palier du sanctuaire, plongeant le contenu des quatre murs dans une obscurité presque totale. Presque, car au fond du lieu de culte, une épaisse racine avait ouvert une brèche d'où s'infiltrait une lumière vive.

« Qui êtes-vous ? demanda une voix sèche et affaiblie, émergeant des ténèbres. Peu importe, ajouta-t-elle avant même que Taylor ne puisse dire un mot. Partez d'ici.

— Je m'appelle Taylor. J'aimerais simplement vous parler.

— Vous mentez. Personne ne s'intéresse à moi. Et même si c'était le cas, je ne veux pas que l'on pense à moi. Partez, s'il-vous-plaît.

Le claquement d'un coup de fouet retentit de là où venait la voix. Taylor s'approcha, un pas après l'autre, en essayant de distinguer une quelconque forme dans les ombres.
— Je pense que vous n'allez pas bien, et je veux vous aider.

— Ne vous approchez pas ! hurla l'être qui se terrait dans le noir. L'Exorciste s'arrêta aussitôt.
Gardez votre aide pour ceux qui la demandent... Oubliez-moi, c'est la plus grande aide que vous puissiez m'apporter. Laissez-moi, par pitié.

— Quel est votre nom ?

— Oubliez-moi, vous dis-je ! Laissez-moi seul au fond d'un temple oublié de tous, et laissez-moi connaître le même sort ! Partez, partez loin, et donnez votre aide à ceux qui en valent la peine...
Un nouveau coup de fouet claqua, suivi de quelques sanglots.

— Chacun a droit d'être secouru, répondit l'homme en blanc en s'asseyant en tailleurs au centre du temple. En particulier ceux qui pensent le contraire. Comment puis-je vous appeler ?

La voix resta muette pendant quelques temps.
— Rasha, répondit-elle simplement. Promettez-moi de partir quand vous aurez fini, et de ne jamais revenir.

— Enchanté, Rasha. Je vous le promet. Merci.

— De quoi voulez-vous me parler ?

— De vous, principalement.

— Je ne vous connais pas. Et vous ne pouvez pas me connaître.

— C'est justement pour cela qu'il faut parler de vous; pour faire connaissance.

Rasha laissa un silence planer. L'Exorciste pouvait maintenant reconnaître quelques silhouettes, dans le noir. Son interlocuteur semblait être un humanoïde normal, recroquevillé en boule dans son coin.
— Je ne veux pas parler de moi, lâcha-t-il enfin.

— D'accord. Je comprend. Est-ce vous qui donnez des coups de fouet ?

— Oui. C'est pour oublier. Pour oublier qui je suis. Atteindre le nirvāṇa.

— Je ne m'y connaît pas énormément, mais je ne vois pas comment l'auto-flagellation peut mener au paradis...

— Je ne parle pas du paradis. Le paradis, c'est l'existence après la mort. Le nirvāṇa, c'est l'absence d'existence. Le non-être. La fin du soi.

Taylor marqua une pause. L'aide qu'il espérait apporter à Rasha allait être ardue...
— Quel rapport avec les fouets ?

— Je me punis quand je pense à moi. Le rituel du Phajaan; c'est comme ça que l'on adoucit les bêtes. On détruit leur volonté, on sépare leur âme de leur corps. Je veux la même chose: ne plus penser au misérable que je suis, oublier ma propre existence. Si je ne pense plus à rien, si plus personne ne sait qui je suis, pas même moi, alors Rasha n'existera plus. Et si Rasha n'existe pas, ses souffrances non plus. Vous ne devez donc pas vous en faire, Taylor. Oubliez-moi, et tout ira pour le mieux.

— Vous ne voulez plus exister ?

— Ce n'est pas tout a fait ça. Je veux ne plus exister. Nuance. Ce sera comme si mes douleurs et mes peines n'avaient jamais été. Un tourment n'existe que si quelqu'un en souffre. Que si quelqu'un en garde le souvenir. L'oubli efface les peines, c'est aussi simple que cela.

— Et... quels sont vos tourments ? »

Rasha ne dit rien. L'homme en blanc n'entendit pour toute réponse qu'une respiration saccadée et sanglotante gagner en intensité, accompagnée par la suite par une tempête de détonations. Les fouets frappaient le corps meurtri avec une cadence infernale, accompagnés de gémissements contenus. L'Exorciste se leva et s'approcha en urgence pour empêcher son interlocuteur de se faire du mal.

« JE NE VEUX PAS M'EN SOUVENIR !! » hurla Rasha en voyant le chevalier blanc avancer vers lui.
Sa silhouette glissa le long du mur pour fuir le retrait de ses martinets, et s'enroula sous la fissure lumineuse.
Taylor put enfin distinguer pleinement ce à quoi ressemblait Rasha. Les deux jambes de l'être étaient remplacées par deux longues queues reptiliennes qui, à l'instar de la totalité de son corps, étaient couvertes par une peau de minuscules écailles pers pâle. Cette peau était marquée de nombreuses blessures encore sanglantes et de cicatrices blanchies. Ses quatre bras tremblants arboraient des mâlâs colorés aux poignets, et serraient chacun un manche de bois d'où jaillissaient une dizaine de lanières dentelées et sanguinolentes.
Enfin, le visage creusé par trois tranchées de larmes montrait deux petits yeux dont les paupières papillonnaient sur des pupilles fendues, pour s'habituer à la soudaine lumière.
Et un gros œil, au centre de son front, observait Taylor de son iris bleu ciel que caressaient des veines apparentes.

« Oubliez-moi, répéta Rasha en s'infligeant une nouvelle flagellation, qui aspergea les roches alentours d'un sang poisseux.

Le spectacle macabre chamboula l'Exorciste, et fit fleurir bon nombre de réflexions dans son esprit. L'une d'elles sortit sans qu'il ne soit tout à fait de nouveau conscient.
— Le troisième œil n'est-il pas censé être tourné vers soi-même ?

— Je ne veux pas voir ce que je suis. Pourquoi êtes-vous encore ici ? Allez aider ceux qui en ont besoin.

— Je vois une personne meurtrie et qui se fait du mal. Qui cherche activement à se détruire, et qui pense que cela résoudra ses problèmes.

— Vous voyez juste, alors.

— Je pense que cette personne a besoin d'aide. Je ne sais pas quelles erreurs ou quelles souffrances vous rongent - et si vous voulez les oublier; faites comme bon vous semble.
Seulement, en vous forçant à ne plus y penser, vous ne faites que vous enfermer avec les souvenirs de vos tourments. Et, ironiquement, c'est en cherchant à les oublier qu'ils vous font le plus de mal.

Le serpentoïde se redressa légèrement, intrigué.
— Comment voulez-vous que les efface autrement ?

— Avec d'autres souvenirs. Seul au fin fond de ce temple, vous ne faites que ressasser, revenir sur ces peines, qui vous rongent et laissent leurs marques. Autant dans votre esprit que sur votre corps...
Vous voulez ne plus y penser ? Vous ce que je vous propose, dans la théorie ; ne voulez plus y penser. Nuance. Dans la pratique, pensez à autre chose plutôt que de ne penser à rien, car le vide appelle à être comblé. Faites-moi plaisir et faites-vous du bien, vivez autre chose que votre propre passé. Quitte à y repenser quand vous vous sentirez prêt, quitte à en parler à d'autres qui sauront vous aider.

Rasha resta renfermé quelques temps, ses bras recroquevillés caressant ses plaies du bout des doigts. Sa prise sur les fouets se relâchait doucement.
— Je... je ne parle pas aussi bien que vous, Taylor, donc je ne sais pas si... si j'arriverai à être clair...
Mes problèmes sont nuls. Ils ne sont rien comparés à ceux qui souffrent réellement... Mes larmes ont tellement peu de valeur, et ma peine est tellement illégitime face à celle des autres... Et... et je m'en veux, depuis le haut de mes privilèges, de m'apitoyer sur mon propre sort alors que certains subissent mille fois pire et n'abandonnent pas. Mes douleurs sont insignifiantes, et moi aussi, par la même occasion...

Ses quatre martinets tombèrent au sol, et tout son être se roula en boule, comme s'il voulait prendre autant de place dans le monde qu'il n'avait d'estime envers lui-même. Comme s'il souhaitait disparaître, purement et simplement, et rejoindre le nirvāṇa en se réduisant à l'état de poussière.
L'Exorciste posa sa main, gant retiré, sur une des épaules froides du torturé. Un spasme secoua Rasha, qui se laissa enlacer après un furtif regard embué de larmes.

— Votre peine n'a pas moins de valeur qu'une autre, et votre vie non plus. Si vous souffrez, il faut vous aider. Quelle que soit la nature ou l'intensité de la douleur, qui que vous soyez, quoi que vous ayez fait. C'est ainsi, et uniquement ainsi, que l'on pourra tous aller de l'avant. Il y a toujours des gens prêts à porter secours, à écouter et à aider. Et, je me répète, mais il n'y a pas de valeur ni de mérite. Chacun a droit d'être secouru. En particulier ceux qui pensent le contraire. »

Après un moment, Taylor relâcha son emprise, et repartit par là où il était entré. Il espérait que Rasha sortirait du temple, qu'il aille mieux, mais il ne pouvait pas forcer les choses. Si quelqu'un devait l'aider, il fallait que cela soit de sa propre décision.

Alors qu'il marchait à nouveau entre les deux statues gardiennes, quatre bras d'une pâleur mortuaire entourèrent sa taille, et un visage en larme se posa dans son dos.
« Merci », soupira Rasha.
Et avant que l'homme en blanc ne se soit retourné, le serpent avait disparu dans la jungle, laissant le temple abandonné avec ses deux monstres de pierre et un Taylor soulagé.

Et ce dernier s'en alla, serein.


Et vous, lecteur, quelle opinion avez-vous concernant les tourments ?
Une vie sans trouble est-elle réellement une vie sans souvenirs ?
Que répondriez-vous à Rasha (ou à Taylor) ?

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