1. Le Mal-Saint
Un rapide éclat métallique scintilla, tournoyant dans les airs, puis fut happé par une main élégamment gantée.
Son propriétaire renvoya la médaille en l'air d'un claquement de pouce, laissa ses faces tourner l'une après l'autre, bien trop vite pour que l'on puisse distinguer ses symboles, puis la rattrapa encore.
Tout de blanc vêtu, l'Exorciste -bien qu'il haïssait cette appellation- se dirigeait, d'apparence le cœur léger, sur un sentier envahi par toutes sortes d'herbes mauvaises. Il cessa ses jongleries pour jeter un œil à son médaillon. Une étoile à six branches y était gravée, en plus des runes cabalistiques qui entouraient la figure. À chacune des pointes, une petite pierre était incrustée, chacune arborant un symbole différent. Une pierre totalement noire était enfoncée dans le minutieux mécanisme, tandis que d'une autre, montrant une sorte de lame dressée, émanait une pâle lueur rougeâtre.
C'était le signe montrant que le porteur avançait dans la bonne direction. Direction dans laquelle un ancien monastère, en ruines voracement dévorées par mousses et lichens, se dressait de toute les faibles forces qui lui restaient.
S'avançant dans l'enceinte que formaient les colonnes de pierres effondrées, l'Exorciste put entendre, d'une oreille inquiétée, le lointain écho d'un chant liturgique, envoûtant l'endroit d'un calme religieux. Il touchait au but.
Il se mit à errer, au son des psaumes harmonieux résonnant dans les couloirs délabrés, jusqu'à trouver la source de telles saintes paroles. Agenouillée à l'autel d'une chapelle en partie épargnée par les affres des siècles, celle que les superstitieux des environs appelaient le Mal-Saint récitait ses prières. Les lumières de la fin de ce jour perçaient encore les vitraux colorées et déversaient sur la nonne un arc-en-ciel finement morcelé.
Dans l'une de ses mains, ses doigts caressaient et tournaient les perles de bois d'un chapelet, au fur et à mesure de ses chants. Le large collier était égrainé méthodiquement, machinalement, pour marquer chaque temps. De l'autre côté, elle tenait un encensoir rouillé qui oscillait lentement, rythmant la messe solitaire comme un silencieux métronome fumant. Deux autres bras levaient les mains, paumes vers les cieux, et une dernière paire se joignait, phalange contre phalange, à la hauteur de sa tête penchée vers l'avant. Au dessus de ses cornes de jais lévitait une mince auréole de couleur similaire, mue d'une paresseuse rotation.
Pour parachever ce tableau surréel, deux grandes ailes de chauve-souris étaient repliées dans son dos. Aucune membrane ne les liait; à leur place étaient hérissées des pointes de harpon, d'un noir aussi profond que le disque tournoyant.
L'Exorciste attendit patiemment la fin de la messe avant de paraître face au Mal-Saint, retourné. Le pauvre homme était bien petit, en comparaison; il n'avait que son blanc costume, son fidèle chapeau à plume, sa fine rapière à sa ceinture, et seulement deux bras. Mais il n'avait besoin de rien d'autre que de son esprit pour faire face à la nonne.
« Bonsoir, salua-t-il en ôtant son couvre-chef dans une cérémonieuse révérence. Taylor O'Ennie, que les rumeurs se plaisent à appeler Exorciste.
Elle le toisa de ses grands yeux noirs sans pupille, comme deux billes d'obsidienne, en réprimandant le sourire amusé qui tenta de déformer ses lèvres.
— L'on vous nomme ainsi, mais quels mots poseriez-vous sur vous-même ?
— Quitte à choisir, le terme de médiateur me plairait davantage. Puis-je m'entretenir avec vous, que l'on nomme Mal-Saint, et à qui je renvoie sa question ?
Après une grande inspiration saccadée soulevant bien haut son buste, elle répondit en affichant un visage d'une fausse sérénité.
— Si c'est ainsi que l'on me connaît, je ne ferai pas mentir les rumeurs. Mal-Saint me conviendra parfaitement. J'ai comme une vague idée du motif de votre venue, ajouta-t-elle en examinant la rapière précieusement rangée dans le fourreau de l'Exorciste, mais dites toujours...
Il essaya, avec honte et maladresse, de cacher sa lame derrière sa jambe. Cela arracha presque l'ombre d'un sourire sur les minces lèvres pincées de la nonne.
— Je tente d'aider les gens dans le besoin, répondit Taylor d'un regard un peu honteux. C'est la seule raison de ma présence ici.
Une rapide grimace déforma la face de l'étrange religieuse, l'espace d'un instant, comme un frisson de dégoût. Mais elle reprit aussitôt un visage de marbre et détourna son regard d'onyx.
— Et qui vous a dit que j'avais besoin d'aide ? Les rumeurs, encore ?
Si l'un d'entre nous devait à l'autre son aide apporter, croyez-moi sur parole, vous seriez le second et "Mal-Saint" le premier.
Elle s'éloigna visiblement courroucée, d'un pas lent sous les arches épuisées par les âges. L'Exorciste lui répondit sur un air de défi, un brin moqueur mais pas moins sincère.
— Vous auriez donc des choses à m'apprendre ?
Elle se figea, telle une de ces statues de saintes habitant les alcôves des églises. Son pouce fit tourner son chapelet d'un cran. Sa voix fut déformée par l'écho du couloir.
— Nous avons tous des choses à apprendre. Le Mal-Saint autant qu'un autre. Mais que voulez-vous que je vous apprenne ? N'étiez-vous pas ici pour "m'aider"? demanda-t-elle avec un dédain qui l'insupporta elle-même.
— Si m'enseigner le résultat d'une mûre vie de réflexions intérieures, de pieuses introspections et de solitaires années en ermite peut vous aider à expliciter vos pensées, alors nous y gagnerions tous les deux, n'est-ce pas ?
Elle resta de dos.
— Pour peu que vous soyez prêt à changer votre opinion en faveur d'arguments fondés et réfléchis, je n'y vois ma Foi aucun inconvénient...
— N'est-ce pas là le principe même d'un échange ? » railla innocemment l'homme en blanc.
Le Mal-Saint ne répondit pas immédiatement. En fait, elle eut le temps d'égrainer deux perles de bois supplémentaires avant de se décider enfin à agir.
Elle se retourna alors, déploya l'immense envergure dentée de ses ailes, alors que les rayons du soleil mourant l'éclairaient en contre-jour, découpant sa haute silhouette comme un noir vitrail illuminé par les milles flammes de l'enfer.
Elle s'interdit cependant de se moquer de l'expression peu sereine de Taylor, mais eut beaucoup de mal à cacher un sourire satisfait quand ce dernier posa la main sur la poignée de sa rapière. Sourire qu'elle estompa aussi vite qu'il était venu, remplacé par un rictus agacé, lui aussi effacé en faveur d'un visage impassible. Elle se maudit elle-même, à mi-voix, puis prit réellement la parole.
« Voyez-vous vous-même. Sitôt la crainte établie dans votre esprit, elle se meut en violence. Je ne vous en veux pas, c'est bien là tout le problème que je tiens à exposer.
Vous auriez pu être triste, également. Et vos ressentis se seraient condensés au fond d'un cœur habitué à être un réceptacle d'émotions passagères, à les concasser, les ressasser, et il en ressortirait une haine tournée vers ce que vous tiendrez comme responsable de cette dite tristesse.
Pareillement, soyez heureux, et dès lors que ce bonheur s'effondrera, pour n'importe quelle raison, votre émotion ne perdra quand à elle pas la moindre force. Elle restera droite, solide, bien qu'ayant perdu son enrobage de félicité, pour endosser - vous l'aurez compris - la bien plus seyante armure de la Haine, et partir en croisade pour retrouver cette joie perdue.
Certains ne prennent même plus la peine de se battre et n'arborent plus que cette haine, comme l'aveu de leur défaite.
Pour ceux qui feront l'effort de poursuivre, ils seront guidés par la vacillante lumière de l'espoir. Corruptible, exploitable, tant par ceux à qui le profit semble un Salut à atteindre que par la simple déchéance, qui gangrènera ce naïf optimisme pour le changer en un phare plus sombre. Nommez-le Rancœur, si cela vous amuse. Un guide qui éloigne plus qu'il ne mène, qui isole au lieu d'assembler.
Elle marqua une pause, jugea d'elle-même la pose qu'elle avait prise comme bien trop grandiloquente, et réunit ses mains dans son dos. À l'exception, bien sûr, de celle qui poussa une petite sphère de bois en avant.
— C'est un peu... pessimiste, comme vision du monde, commenta Taylor. Si j'ai bien compris vos beaux discours métaphoriques, tous les sentiments sont condamnés à se dégrader et à nous mener à la haine ?
Elle prit le temps de réfléchir avant de répondre, immobile telle une gargouille de pierre.
— Ce n'est pas être pessimiste que de voir les choses telles qu'elles sont. Or, ce que je vois, c'est que toutes les guerres, toutes les violences, et - pour m'adresser à une échelle plus proche de mon dubitatif auditoire - toutes les colères, si petites et contenues soient-elles, découlent des autres émotions. Irrémédiablement.
La joie, l'espoir, les rires, énuméra-t-elle en déployant ses trop nombreux membres, mais aussi la peur ou la tristesse, ce ne sont que des fleuves qui partent de sources différentes, mais qui débouchent tous, tôt ou tard, dans la mer tourmentée d'une haine destructrice... excusez-moi, me voilà de nouveau à tisser des métaphores qui n'intéressent que moi.
Pour être plus concise sur ce sujet, pas un seul de nos sentiments n'est une bonne chose. Ils nous pourrissent, nous rendent manipulables et faibles d'esprit. Ils nous détruisent, et nous, bétail aveugle, en demandons encore plus. Toujours plus de joies, de rires, au dépend et au malheur des autres, dussions-nous forger le plus faible de nos plaisirs dans la souffrance, et donc dans la haine, de ces autres. Tout mène à la Haine.
— N'y a-t-il pas un contraire à la haine ?
Il s'adossa contre un pilier, en croisant les bras.
L'amour, par exemple ?
Le Mal-Saint éclata d'un rire franc, qu'elle tut d'une gifle claquante en pestant contre elle-même.
— Non, répondit-elle sèchement une fois ses émotions asphyxiées et annihilées au plus profond de son être.
Il n'y a pas d'anti-haine. Les sentiments conduisent à la haine. L'absence de haine signifie donc l'absence de sentiments.
L'apathie. C'est ce quoi toute âme devrait atteindre, le sens vers lequel toute vie devrait se tourner.
— Ne pensez-vous pas que l'amour - et pas uniquement dans son sens romantique, j'entends bien - ne peut pas pousser à faire de grandes choses ? Que l'on va plus loin avec les personnes qui nous sont chères, que l'on grimpe plus haut si c'est pour aider ceux que l'on aime ? Que c'est en s'aimant les uns les autres, malgré la niaiserie de la formulation, que tout le monde peut se soutenir ?
Elle égraina une perle de bois avant de répondre.
— Peut-être. Mais... le contrecoup ne vaut pas la peine de tenter la chose. Si vous aimez, viendra la perte. Avec la perte viendra le deuil, s'ensuivra la tristesse, et la colère.
Si vous aimez viendra la rupture. La trahison. La déception. Non, vraiment, même pour les bons moments que l'on peut espérer en tirer, se soumettre à ses émotions n'en vaut pas la peine.
L'Exorciste se détacha de son support, et se tint droit face au monstre nihiliste.
— Je ne suis pas d'accord.
— Grand bien vous en fasse. Vous vous détruisez, vous consumez à petit feu, finirez par brûler dans les flammes de vos propres rancœurs, mais si vous estimez que le jeu en vaut la chandelle, grand bien vous en fasse.
— Je pense que vous ne voulez voir que les pires issues de chaque situation. C'est un comportement désabusé qui vous évite certes de vous retrouver déçue dans vos expectatives, mais qui bride beaucoup des expériences que vous pourriez vivre.
Des expériences, souvent déplaisantes, que vous jugez comme sans intérêt, d'où vous pensez ne pouvoir tirer aucune leçon digne de ce nom. Et pourtant !
Je crois sincèrement que chaque colère, chaque douleur, vaut la peine d'être pleinement vécue. On ne peut pas combattre la haine en la fuyant sans cesse; il faut y faire face, la juger, comprendre quelle en est la cause, et même parfois l'accepter en nous. »
Le Mal-Saint, devant de telles paroles impies, se dressa en lançant un regard scandalisé.
Taylor ne lui laissa pas le temps de le couper.
« Là ! Je vous ai touché, il me semble. Une haine est née en vous. Est-elle tournée vers moi, ou vers ce que je vous dis ?
Si n'importe qui d'autre que moi avait prononcé ces mêmes mots, votre réaction aurait été semblable: c'est donc contre mon discours, contre mes idées que vous orientez cette colère.
Selon vous, il faudrait éteindre cette rage, car elle ne peut en aucun cas être constructive. Est-ce exact ?
La nonne cornue se renferma, comme prise à son propre piège. Elle marqua un temps de réflexion.
— Toute colère mène à la Haine... et est donc à proscrire, siffla-t-elle finalement.
— Mais si vous faites taire cette colère, comment pouvez-vous défendre vos arguments ?
Si vous estimez avoir raison, il vous faudrait me contredire. Mais pour me rétorquer vos idées, il vous faudrait une raison, une volonté assidue. Or, pour avoir cette détermination, il vous faudrait écouter ce que cette colère a à vous dire...
Pardonnez-moi ces sophismes, mais au moins voyez-vous l'idée. Toutes les colères ne sont pas mauvaises; elles peuvent être de prodigieuses alliées, pour peu que l'on sache les maîtriser, et résister à l'appel de la destruction qu'elles susurrent. C'est à nous de dompter la haine pour en faire une force plutôt qu'une ennemie. »
Le Mal-Saint demeura interdit. Sa main n'égraina même pas de perle pour marquer le temps. Son regard noir comme la nuit - qui était d'ailleurs tombée sur les ruines - était dirigé vers le sol, mais observait le vide.
Son habit de religieuse, ses six bras ballants, son visage impassible, tout semblait s'être changé en une pierre où s'entrechoquaient mille et une pensées.
Ses lèvres firent un effort surhumain pour lâcher cette promesse :
« Je ferai l'effort... de réfléchir sur ce point... »
Elle demeura immobile, prise dans un torrent de réflexions dont elle s'interdisait jusqu'ici l'expérience de pensée. L'homme en blanc demeura quelques temps, devant cette statue stoïque, avant de la laisser seule face à ses débats intérieurs.
Alors qu'il s'éloignait des ruines de l'abbaye devenues silencieuses, la voix de la religieuse l'arrêta un moment.
« Vous aviez raison sur un point, commença-t-elle.
Taylor se retourna.
— J'avais effectivement besoin d'aide, avoua le Mal-Saint, en baissant le regard qu'elle avait levé vers l'Exorciste.
Et ce dernier s'en alla, serein.
Et vous, lecteur, quelle opinion avez-vous concernant les sentiments ?
Une vie sans trouble est-elle réellement une vie sans haine ?
Que répondriez-vous au Mal-Saint (ou à Taylor) ?
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