VII - Des regrets et des hommes
Lance n'avait pas réfléchi quand il s'était lancé à la poursuite de Leiftan. Couché sur le dos de sa monture, il dévalait la colline, le vent sifflant à ses oreilles, se traitant de parfait idiot. Il était plus qu'évident que cette garce d'Erika et ses sbires profiteraient de l'occasion pour lui fausser compagnie. Or le cristal - son cristal - se trouvait toujours entre leurs mains. Sans lui, il serait impuissant à sauver Valk'. Il ne pouvait faire défaut à son frère une fois de plus.
Et pourtant... Pourtant, il n'avait pas su lutter contre son besoin de rattraper Leiftan.
Le céleste courait comme un frénétique en battant l'air de ses bras. Ses cheveux blonds mêlés de mèches noires voltigeaient en tous sens dans son absurde échappée.
« Leiftan ! » cria-t-il.
Ce dernier ne montra aucun signe qu'il l'avait entendu. Lance maugréa un juron, puis il enfonça ses talons dans les flancs de sa monture et le rawist accéléra jusqu'à se mettre en travers de sa route. En voyant ce destrier de l'armée des morts se dresser devant lui, Leiftan étouffa un cri aigu et tomba sur les fesses. Il tendit les bras devant lui comme pour se protéger. Lance mit aussitôt pied à terre.
« Du calme ! C'est moi. »
Des mots qui entrèrent dans l'oreille d'un sourd. Leiftan ne semblait pas le reconnaître. Il demeura prostré, les bras autour des genoux, se balançant d'avant en arrière.
« Les ombres... Les ombres !... répétait-il en tremblant.
- Mon frère, prononça Lance d'une voix chaude, posant une main sur son épaule. Les ombres sont loin. Tu es de retour parmi les vivants. Tu es chez toi. »
Les cils délicats de Leiftan papillotèrent et il leva craintivement le visage. L'éclair de folie qui agitait son œil s'apaisa tandis qu'il reprenait pied dans la réalité. Il scruta les traits de Lance avec une ferveur religieuse et murmura son nom d'une voix gémissante. Son teint était pâle comme un mort. Ses joues étaient caves. Et l'expression de son regard était ce qui terrifiait le plus Lance : terne, hanté par des fantômes dont il ne pourrait se défaire.
Lance savait. Il n'avait pas besoin de poser la question.
Il fallut de longues minutes pour que la brume se retirât tout à fait des prunelles de jade. Leiftan semblait être revenu à lui - pour combien de temps ? Après avoir laissé s'écouler un silence, ce dernier prit une profonde inspiration et passa les mains sur son visage.
« Le châtiment d'une déesse est cruel, laissa-t-il échapper sourdement. L'Oracle m'a puni. Pendant sept ans... Pendant sept ans, j'ai revécu mes cauchemars. Encore et encore. Certaines fois, je m'éveillais partiellement et je voyais les fervents qui se recueillaient auprès du Cristal. Je voyais des visages que je connaissais, je voyais Hua. Et j'avais froid... dieux ! si froid. J'essayais de bouger mais... » Ses mots s'étranglèrent dans sa gorge. « Lance, je n'avais plus de corps. Je ne pouvais même pas crier, je ne pouvais rien faire. »
Agenouillé devant lui, Lance fut parcouru d'un grand frisson. Leiftan reprit : « Mais je n'ai eu que ce que je méritais. Mes mains sont souillées du sang d'innocents.
- Les miennes le sont tout autant, précisa Lance. Comme bon nombre de gardiens qui ont massacré les nôtres. »
Néanmoins, Leiftan ne s'arrêta pas sur ses paroles.
« Ykhar, continua-t-il d'une voix rauque. Ykhar, je l'ai... »
Lance baissa les yeux. Il savait que Leiftan avait offert à la lapine de garder le silence mais cette dernière avait cédé à la panique. Une stupide erreur qui avait mené à une série de désastres, en plus d'avoir causé une perte inutile... Il se rappelait le soir où Leiftan était venu le trouver, les mains tremblantes, sa tunique immaculée striée de sang. Il avait vu les cernes noirs sous les yeux de son ami et il avait compris que sa raison n'en sortirait jamais indemne.
« J'ai fait ça pour elle, tu sais, soupira Leiftan avec un accent de tristesse et de profonde lassitude. J'étais tellement persuadé qu'Erika était mon âme sœur. Des visions d'elle m'avaient assailli avant même qu'elle arrive sur Eldarya. Elle était... elle était mon obsession et je ne supportais pas l'idée qu'elle puisse s'intéresser à un autre. Un millier de fois, j'ai songé à me débarrasser de Valkyon. Je voulais croire qu'Erika et moi, on était faits pour se rencontrer, qu'on était les deux êtres élus par les dieux pour perpétuer la lignée de célestes. » Un rictus sardonique contracta ses traits. « Regarde-nous aujourd'hui... Au bout du compte, plus que jamais nos espèces sont vouées à l'extinction. Ces satanés phœnix doivent bien rire de nous. »
Il se laissa retomber dans l'herbe. Son regard absent se porta vers le ciel teinté d'ombres noires.
« Je crois, Lance... Je crois que nous avons eu tort de prendre part à cette guerre. »
Lance souffrait de l'écouter. Il ne pouvait entièrement contredire ses propos.
« Nous nous sommes battus pour ce que nous pensions juste, lui rappela-t-il avec une maussade conviction. Personne n'est sorti vainqueur de cet affrontement.
- Et tout cela pour quoi ? jeta amèrement Leiftan.
- Parce que la Garde nous a tout pris ! » répliqua Lance sans l'ombre d'une hésitation. Une rage froide brûlait encore en lui par certains moments. « Faut-il que je te rappelle qu'ils ont exterminé nos peuples, nos familles ? Miiko savait très bien ce qui s'était produit et elle a toujours nié la responsabilité de la Garde dans cette affaire. Merde, je crois qu'elle était vraiment persuadée que ce que son prédécesseur avait fait était juste. Juste. Un génocide, Leif' ! Jamais je ne m'excuserai de m'être dressé contre ça. »
Et cependant de n'avoir jamais donné signe de vie après sa disparition, d'avoir occulté ses réels desseins, d'avoir blessé ses amis et son frère...
« Tu es resté sourd à ses appels ! »
Quel idiot avait-il été...
Dans sa morne immobilité, Leiftan continuait de regarder le ciel bas et lourd d'une pluie à venir.
« Je n'imaginais pas, murmura-t-il, que le prix à payer serait si élevé.
- Tout a été rendu public, répondit Lance, la tête baissée. Nous avons au moins gagné cela. »
Le silence de la plaine les enveloppa de nouveau, troublé par le frémissement de la basse végétation. Les cheveux de Leiftan, d'une blondeur maladive, se mêlaient à l'herbe sèche que couchait le vent. Vêtu de blanc, il ressemblait à l'un de ces spectres maudits qui hantent les Bois du Pendu. Lance détestait cette peur irrationnelle ancrée en lui, l'impression que son ami pourrait s'évaporer s'il n'osait ne serait-ce que fermer les yeux.
Aussi l'observait-il toujours nerveusement lorsque le visage émacié de Leiftan se tourna vers lui.
« Tu te souviens quand on avait seize ans, Lance ? On se croyait tellement spéciaux. On découvrait la vie, les joies de l'ivresse et on prenait notre pied dans les bordels. On croyait qu'on deviendrait des personnes importantes. Des légendes vivantes. Qu'on changerait le monde. »
Lance eut une expression douloureuse.
« On aura essayé. Peu de gens peuvent en dire autant. »
L'orage commençait à gronder au loin. L'odeur de la pluie imprégnait l'atmosphère déjà fraîche. À genoux sous le dôme de plomb, Lance plongea son regard dans les nimbus opaques. Et aussi subitement qu'un éclair traverse le ciel, une poigne de fer ressaisit sa conscience ; il se remit debout.
« Relève-toi, Leiftan.
- À quoi bon ? se lamenta ce dernier en laissant tomber son bras sur ses yeux clos. Erika a raison. Pourquoi suis-je encore ici quand d'autres comme Valkyon ont disparu ? La situation a vraiment l'air d'une mauvaise farce. »
Cette question ne cessait jamais de plonger Lance dans le désespoir : pourquoi ? Il s'empressa de chasser ce sentiment de son esprit.
« J'ai déjà perdu un frère, dit-il. Je n'en perdrai pas un autre. »
Car c'étaient ce qu'ils étaient, simplement de sang différent.
« Tu es là, à présent, insista-t-il en toisant le corps inerte étendu dans l'herbe, ce corps plein de grâce et de puissance sombré dans l'apathie, qui avait le commis le pire pour sa cause. Tu es là, comme moi. Il doit y avoir une raison pour que deux pourritures telles que nous soient rassemblées aujourd'hui. »
Du moins s'attachait-il à cette idée. Il refusait d'imaginer qu'il en fût autrement. « Moi, j'ai l'intention de mettre à profit le temps qu'il me reste pour quelque chose qui en vaut vraiment la peine. »
Le bras de Leiftan glissa sur son front, révélant deux yeux d'un vert aussi limpide que celui d'un étang. Quand ils le regardaient ainsi, Lance avait l'impression qu'ils pouvaient lire le fond de son âme.
« Je n'ai pas eu l'occasion de te le dire mais je suis désolé pour Valk'. Sincèrement. Je sais que tu n'as pas voulu ça.
- Et pourtant, c'est arrivé. »
Un triste constat qui ne manquait jamais de lui comprimer la poitrine comme si un foutu démon n'avait pas fini de grignoter son cœur depuis sept ans.
Lorsque les premières gouttes de pluie tombèrent autour d'eux et que le vent se mit à mugir, annonçant l'approche du déluge, Lance saisit la bride de son rawist et grimpa en selle.
« Si tu es vraiment désolé, bouge ton cul, Leif'. Je ne vais pas t'attendre éternellement. On a un type à ressusciter et je suis à peu près sûr que ces enfoirés sont en train de fuir à bride abattue en espérant pouvoir se débarrasser de nous. »
Cette fois, les lèvres de Leiftan s'amincirent en un bref sourire. Lance se retint de lever les yeux au ciel ; les dieux l'avaient vraiment gratifié d'une gueule d'ange...
Alors son ami se leva, saisit la main que Lance lui tendait avant de se hisser derrière lui.
« Très bien, déclara-t-il avec une vigueur toute contenue. Hors de question que je te retarde une minute de plus.
- Alors, en route ! »
Tout en remontant la colline à petit trot, Lance se passait les alternatives qui s'offraient à eux. Le groupe de la petite peste avait de l'avance, cependant le chariot les alourdissait et la pluie les forcerait bientôt à se mettre à couvert. Avec un peu de chance, il les rattraperait avant la nuit.
Dans le cas contraire, il lui restait une alternative, même s'il répugnait à prendre cette forme depuis le jour où...
Mais quand ils arrivèrent au sommet de l'éminence, Lance se figea.
Un attelage familier était arrêté sur la route. À son bord, un vampire borgne jouant avec sa dague d'un air aussi ennuyé que menaçant, un elfe anxieux grignotant ses ongles et une jeune humaine aux lèvres boudeuses.
Erika, le port fier, dédaignait de poser les yeux sur eux mais leur présence ne signifiait qu'une chose.
Elle les avait attendus.
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