VI - Règlement de comptes


Pour les rares lecteurs qui suivent cette fiction, je suis loin de l'avoir abandonnée mais je travaille en priorité sur mon projet principal  :) Et merci à vous si vous passez par là !


              Nevra s'était demandé quand les choses tourneraient ainsi. Bien sûr que la présence de Lance ne lui avait pas échappé ; pour tout dire, ses soupçons s'étaient confirmés le soir où ils avaient atteint Bellac. Nuit et jour il avait cogité sur la conduite à tenir concernant le dragon sans parvenir à prendre une décision. Au bout du compte, l'incident avec les éventreurs avait décidé pour lui.

Nevra avait l'expérience du danger et il savait que les forces de leur groupe étaient insuffisantes pour faire face au périple qui les attendait. Erika était sans pouvoir, Ezarel, tout génie qu'il soit, avait grandement besoin d'une remise à niveau et Leiftan... Leiftan n'était même pas à prendre en compte dans l'équation. Assurément, la présence de Lance représentait un soutien non négligeable s'il voulait avoir une chance de ramener tout le monde en vie. Enfin, tout le monde...

L'œil aiguisé de Nevra se tourna en direction des ténèbres compactes qui éclipsaient les silhouettes des arbres tordus. Il entendait le dragon marauder dans les bois comme la bête enragée qu'il était. Il avait beau détester l'idée d'avoir à supporter l'aîné Gurlakr, il pouvait bien s'accommoder de cette alliance temporaire si c'était pour servir une bonne cause.

Ses mâchoires se serrèrent. Pour l'heure, il avait un autre problème sur les bras.

Erika ne lui avait plus adressé la parole depuis l'attaque des éventreurs. Les bras verrouillés autour d'elle, la jeune femme avait enfoui son visage contre ses genoux. Son écuelle à ses pieds était encore pleine d'un ragoût qu'elle n'avait pas touché. Le feu de camp crépitait dans le plus grand silence, projetant une lueur ambrée dans les cheveux châtains qui glissaient librement sur ses épaules. De temps à autres, Ezarel, tout aussi mutique, levait la tête de son grimoire et les regardait à tour de rôle d'un air gêné avant de se replonger dans son étude.

Au bout d'un long moment, Nevra alla s'asseoir près d'elle.

« Tu vas m'en vouloir longtemps ? » lui demanda-t-il.

Pour toute réponse, elle serra les bras autour de ses genoux et se tassa un peu plus.

« C'est un dragon, Erika. Quand bien même je savais qu'il nous avait pris en filature, qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? Que je lui passe une soufflante ? Que je l'attaque, que je le provoque en duel ?

— Que tu me le dises, peut-être ? »

Cette réponse apathique, nue de toute rancœur, lui fit l'effet d'un coup de poing dans le ventre. Nevra déglutit difficilement, la gorge nouée.

Erika leva le visage sans le regarder et poussa un soupir à fendre l'âme.

« Je n'ai pas envie qu'on se dispute, dit-elle, mais... » Sa voix était faible et lasse. « Tu m'as blessée, Nevra.

— Désolé. »

La honte lui enflammait les joues. Il se sentait idiot, lui qui s'était fait un devoir de la préserver de nouvelles souffrances.

Devant eux, des branches craquèrent en projetant des étincelles rougeoyantes dans la nuit. Erika se mit à triturer ses mains à la lumière ocre du foyer. Un silence tendu s'était installé entre eux.

« Je ne veux pas de lui ici, prononça-t-elle sombrement en jetant un regard de haine vers l'endroit où se trouvait Lance. La seule vue de son visage me donne envie de le poignarder en plein cœur.

— Il t'entend sûrement, tu sais.

— Eh bien, qu'il entende. Je m'en moque. »

Nevra retint de peu un sourire devant tant d'effronterie.

« Pour être franc, reprit-il après une pause, je me doutais bien que tu n'avais pas eu cette idée toute seule. Je veux dire, cette légende autour de Caana et d'Amdar...

— Parce que je ne suis pas une lumière ? » siffla-t-elle d'un ton accusateur en étrécissant les paupières.

Il écarta les mains en signe de paix.

« Hé... C'est toi qui l'as dit.

— Chenapan ! fit-elle en lui administrant une claque légère sur le crâne.

Chenapan ? Je ne crois pas avoir entendu cette insulte depuis la dernière décennie. »

Erika pouffa doucement, un son flûté qui réchauffa le cœur de Nevra. Il était soulagé qu'elle se soit ressaisie. Il avait tant craint qu'elle se laisse abattre mais il aurait dû savoir que son amie était toujours pleine de ressources.

Il avait néanmoins conscience que ce rire n'était qu'une façade. Un moyen de tromper la rage, l'impuissance et la tristesse qui la dévoraient.

Alors il dit la seule chose qu'il espérait pouvoir apaiser son esprit :

« On le fait pour Valk'. »

Les yeux violets d'Erika se posèrent sur lui et se remplirent d'un chagrin sans nom ; mais dans ses prunelles tendres continuait de brûler, aussi vive que les flammes dans le sillage d'un phœnix, cette lueur de détermination et d'espoir qui ne défaillait pas. Splendide, pensa Nevra.

Elle hocha une fois la tête et il saisit le sens de ce geste. Pour Valkyon, elle supporterait son frère. Bien sûr, pour Valkyon, elle vendrait son âme au diable.

Elle prit son écuelle et y plongea sa cuillère.


Erika se força à terminer son dîner malgré le nœud qui lui barrait le ventre. Elle fit mine d'ignorer la présence glaciale qu'elle sentait, malgré elle, tapie non loin dans la forêt. Elle avait la désagréable sensation que deux yeux bleus comme les saphirs étaient fixés sur elle. Elle renifla d'un air de suffisance en rejetant ses cheveux derrière son épaule. Elle sut qu'elle ne s'était pas trompée quand elle entendit un grognement sourd et qu'un souffle givré balaya les feuilles dans sa direction.

Elle finit par se lever et rejoignit Ezarel de l'autre côté du feu qui secouait sa boule de cristal d'un air concentré. Il ne lui adressa qu'un rapide regard, expliquant :

« J'aime mieux m'entraîner avant qu'une nouvelle bestiole nous tombe dessus.

— Je trouve que tu t'en es bien sorti.

— Ouais, fit-il avec un rictus ironique. Paye-toi ma tête. »

Elle dissimula mal son sourire et croisa les jambes en tailleur en attrapant ses chevilles. Pendant un instant, elle observa les ondulations incessantes des flammes.

« Tu crois que tu pourrais m'aider à retrouver mes pouvoirs ? »

La question n'eut pas l'air de surprendre Ezarel. Il avait été témoin de son impuissance devant l'éventreur au même titre qu'elle l'avait été de la sienne.

« Quand les as-tu perdus ? l'interrogea-t-il avec une mine concernée.

— Pendant... l'entre-deux, je présume. Je n'arrive pas à m'en servir correctement depuis mon réveil. Tu as bien vu, ils jaillissent comme... comme une vague et puis pouf ! Plus rien. Le vide, expliqua-t-elle en accompagnant ses paroles d'un grand geste comme Ezarel se taisait. Pourtant, je sais qu'ils sont là. Je déteste cette sensation. Avant, les invoquer était aussi simple que respirer.

— Eh bien, nous n'avons pas tout à fait le même souvenir. » Elle se tourna vers lui, interloquée. Il s'expliqua : « Quand tu es arrivée sur Eldarya, tu ne montrais aucun signe de magie. Tout a changé du jour au lendemain quand tu nous as dit que l'Oracle t'avait imprégnée de pouvoir pour faire face à Naytili. C'était – quoi ? – un peu moins de deux ans avant la guerre ? »

Elle haussa les épaules avec embarras. Elle n'aimait guère se remémorer cette époque où elle n'avait eu aucun talent, où elle était si faible... inutile.

« Peu importe, abrégea-t-elle. Est-ce que tu peux faire quelque chose ? »

Avec une grimace contrite, Ezarel secoua la tête.

« Tu le sais, je ne pratique pas la magie à proprement parler. Je suis un enchanteur, un imitateur. Mes capacités proviennent uniquement de l'enseignement qui m'a été dispensé. On m'a appris à sentir, puis à manier les fils de la trame du Maana. Ce que je pratique n'est pas la magie, c'est de la science. Moi, je manipule du concret.

— Je n'ai pas l'impression que notre mag- nos capacités, corrigea-t-elle, soient si différentes.

— Vois-le comme ceci : je suis un artisan. En tant que tel, j'ai besoin de bois, de clous et d'outils pour le processus de fabrication. Mais les êtres de magie pure comme toi, vous possédez du pouvoir à l'état brut que vous pouvez modeler à votre guise. Vous créez à partir de rien. Vous êtes... des faiseurs de miracles. »

Cette comparaison fit réfléchir Erika.

« J'en déduis que tu ne peux pas m'aider, conclut-elle d'une voix maussade.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit, la contra Ezarel. Lorsque nous sommes pris en charge par les maîtres, il nous faut des mois, des années pour certains avant de pratiquer notre premier enchantement. La manipulation du Maana est une tâche complexe qu'il est important d'appréhender dans son intégralité. Peut-être que tu devrais revenir aux bases : qu'est-ce que le Maana ? Rappelle-toi comme Leiftan avait l'habitude de méditer, et pourtant, il savait contrôler ses pouvoirs. Tu n'as jamais rien fait de tel. »

Il sourit et la lueur vacillante des flammes caressa son visage à la beauté encore délicate.

« Tu as du sang de céleste, les premiers des faeries. Tes pouvoirs font partie de toi. Je suis certain qu'ils finiront par te revenir.

— Peut-être, mais nous n'avons pas le temps d'attendre, rétorqua-t-elle, agacée.

— Heureusement que Nevra est plus dégourdi que nous », admit-il avec un soupir.

Oui, c'était vrai. Erika n'imaginait pas ce qu'elle serait devenue s'il avait refusé de se joindre à elle. « Je ne peux pas assurer votre protection à moi tout seul », avait-il dit. Certes, ses paroles avaient blessé son égo mais elle comprenait qu'il n'avait fait qu'énoncer une vérité.

Elle dirigea son regard vers Leiftan qui dormait dos à elle, la respiration paisible, roulé en chien de fusil dans sa couverture. Faisait-il semblant ? Erika détestait l'admettre mais sa santé mentale la préoccupait plus que de raison.

Ezarel ferma son grimoire dans un claquement sec, le rangea avec sa boule de cristal dans son sac fourtou, puis il bailla à s'en décrocher la mâchoire.

« Bon, j'ai eu mon lot d'émotions pour la journée, déclara-t-il. Nous ferions mieux de dormir. Demain nous quitterons les frontières d'Eel. »

Erika acquiesça et ils se souhaitèrent une bonne nuit. Elle se coucha sur le dos, enveloppée chaudement dans son duvet. La vision de l'éventreur prêt à la déchiqueter lui revint en mémoire. Elle se reprocha d'avoir laissé la peur l'envahir. La panique lui avait fait oublier le sens de ce voyage. Le temps d'une seconde, elle avait baissé les bras. Valkyon n'aurait pas abandonné. Jamais. Pour elle, Valkyon se serait battu jusqu'au bout.

Les étoiles scintillaient au-dessus d'elle mais elle ne voyait dans le ciel damé d'étoiles qu'un trou destiné à aspirer toute vie.


* . * . *


Ils levèrent le camp peu après l'aube. Chacun remballa ses effets en silence et aucun d'eux ne prit la peine d'aller prévenir Lance. Erika espérait secrètement qu'ils auraient une chance de le distancer mais, quand elle regarda en arrière, le dragon était dans leur sillage, monté sur son rawist. Ses yeux aussi bleus que le gel se fixèrent sur elle avec tant de morgue qu'elle fut certaine qu'il avait saisi ses pensées. Elle détourna dédaigneusement la tête et ne fit plus cas de lui.

Erika s'était éveillée bien avant tout le monde avec une migraine lancinante. Son esprit était concentré sur Valkyon. Elle ne devait penser qu'à lui. Le reste importait peu tant que son amour pouvait lui revenir.

Les rawists trottaient sous un ciel plombé. Le chariot avançait sur une large route herbeuse qui ondulait au milieu de collines recouvertes d'une steppe nue. L'air sentait la pluie et l'orage, ce qui avait l'air de fortement contrarier Nevra.

Des heures passèrent et ils mangèrent leurs provisions en silence. Conformément à leur accord, Lance se faisait discret mais Erika sentait son aura comme une chape de plomb, et l'idée de croiser ses yeux de glace la révulsait.

Un moment où Ezarel avait enjambé le banc pour discuter avec Nevra des directives, elle attacha son regard sur Leiftan assis contre la paroi du chariot. Ses yeux verts étaient absents. Son comportement comme son expression étaient identiques de jour en jour.

« Pourquoi n'as-tu rien fait ? lui demanda-t-elle abruptement. Quand les éventreurs nous ont attaqués, pourquoi n'as-tu rien fait ? »

Le visage du céleste se modifia quelque peu, signe qu'il avait entendu sa question, mais il continua de regarder vers son horizon perpétuel. D'une voix infiniment lasse, il souffla sa réponse :

« J'en ai assez de me battre. »

Erika eut le sentiment que ses propos ne s'appliquaient pas seulement à un champ de bataille. Elle attendit sans rien dire et, finalement, il tourna un regard empli de reproches vers elle.

« Je t'ai prévenue que je ne voulais pas venir. Je t'ai dit que je n'avais rien à faire là. La Garde, tout ça... C'est fini pour moi. Tu es celle qui m'a forcé la main.

— C'est vrai, acquiesça-t-elle tranquillement. Car je veux essayer de comprendre. Pourquoi suis-je la seule à avoir perdu mes pouvoirs ? Je ne t'ai pas vu t'en servir mais je les sens graviter autour de toi. »

Le front de Leiftan se plissa. Il ouvrit la bouche mais renonça à ce qu'il allait dire. Erika se rapprocha de lui.

« Leiftan, qu'as-tu vu dans le Cristal ?

— Je ne veux pas en parler. »

Il détourna vivement la tête mais elle était certaine de l'avoir vu blêmir.

Troublée, Erika hésita. Toucher Leiftan la répugnait mais elle avait besoin de savoir. Elle tendit la main vers lui et...

« Ne me touche pas ! » hurla-t-il à l'instant où les doigts d'Erika se refermaient sur son bras.

Des volutes sombres, comme des ronces infernales, s'entortillèrent autour des poignets du céleste. Ses yeux s'emplirent d'une noirceur opaque et Erika eut un mouvement de recul.

Leiftan, à genoux devant elle, haletait. Des cornes avaient poussé sur sa tête blonde et il avait l'air d'une bête sauvage prête à frapper à tout moment. Erika prit soudain conscience que l'attelage s'était arrêté. Même Lance avait fait halte et tous les regards étaient braqués sur eux. Nevra avait la main sur sa dague. Son œil unique brillait d'une lueur meurtrière et elle aurait mis sa main à couper qu'il était prêt à l'égorger sur-le-champ si la situation le nécessitait.

« Ça va », dit-elle lentement pour calmer le jeu.

Sa voix parut réveiller quelque chose en Leiftan. Ce dernier sursauta, et ses cornes régressèrent tandis que les tatouages d'ombre se dissipaient sur son corps et que ses yeux s'emplissaient d'effroi.

Puis, les prenant tous de court, il bondit par-dessus le chariot et dévala la steppe comme s'il avait le diable aux trousses.

Médusé, Lance regarda tour à tour le fuyard et Erika, ou plutôt le sac à ses côtés qui contenait le cristal, comme s'il évaluait ses chances de pouvoir le dérober et s'en tirer à bon compte. Ses lèvres étaient pincées en une ligne rigide et il semblait en proie à un dilemme intérieur. Finalement, il poussa un juron et lança son rawist au galop.

Erika le suivit du regard et ses yeux trouvèrent dans le prolongement de sa course Leiftan qui continuait de s'enfuir à toutes jambes. Elle se laissa tomber au fond du chariot, bouleversée.

Car lorsqu'elle l'avait touché, elle avait senti le plus affreux désespoir et une grande détresse.

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