III - Et si...
Le sol parut s'ouvrir sous ses pieds. Erika fut saisie d'un vertige si grand qu'elle eut l'impression de partir en arrière. Des milliers de pensées tourbillonnaient dans sa tête. Elle n'arrivait plus à réfléchir, elle ne savait plus qui elle était ; toute sa conscience était accaparée par une seule idée : ramener Valkyon à la vie.
Quand elle battit des cils, la vue de Lance près d'elle lui fit l'effet d'une gifle. L'horreur la glaça et elle s'arracha violemment à sa poigne.
« C'est quoi ton problème ? Tu es... Dieux, tu es encore plus barge que je l'imaginais ! » Sa voix tremblait, tout comme ses mains et sans doute le reste de son être. « Comment peux-tu plaisanter d'une chose pareille... ?
— Non. Par l'Oracle, écoute-moi avant de monter dans les tours ! Je suis on ne peut plus sérieux. »
Erika leva des yeux misérables vers lui, terrifiée de ressentir de l'espoir. Pendant un instant, Lance la dévisagea, desserra les lèvres avant de les refermer aussitôt. Il fit mine de réfléchir, puis finalement demanda :
« Que sais-tu de la création de notre monde ? »
Le caractère impromptu de la question faillit lui arracher un cri, mais le visage ferme et grave de Lance l'intimait de répondre sérieusement.
« Je sais, dit-elle, que l'idée de bâtir Eldarya est venue à l'Oracle à l'époque où les humains et les faeries partageaient encore une terre commune. Lorsque les faeries ont commencé à être pris en chasse, elle a pris le parti des opprimés et a cherché à créer un monde où ils pourraient vivre en paix. Cependant, elle n'avait pas le pouvoir de créer à partir de rien. Elle avait besoin d'une... d'une ancre, continua-t-elle, faisant appel à ses souvenirs des leçons particulières de Keroshane. C'est alors que trois êtres suprêmes, les premiers des faeries, se sont offerts pour former cette ancre. Pour sauver les leurs, ils ont fait don de leur énergie. L'accomplissement de ce sort est ce qu'on appelle aujourd'hui le Sacrifice Bleu. »
Et depuis ce jour existait ce cristal sans lequel Eldarya et son peuple ne pouvaient survivre, réceptacle qui l'avait retenue prisonnière, précieusement défendu dans son écrin de verre.
« Oui, approuva Lance d'une voix calme. Du moins, il s'agit de la version de l'histoire la plus courante. »
Les sourcils d'Erika se haussèrent mais elle resta silencieuse.
« La religion dualiste en raconte une autre. Elle véhicule l'idée d'une création par les entités originelles, Aeter, qui représente l'éternité, et Oion, la création. Peut-être en as-tu entendu parler. » Elle inclina la tête. De vagues notions, tout au plus. « La genèse, selon les dualistes, veut que la réunion de ces entités primitives donnât naissance à des déités secondaires : les quatre éléments ainsi que la lumière et le temps. Ces éléments conjoints donnèrent naissance à un monde palpable et Oion finit par créer la vie pour le peupler. Et quand la vie fut là, il ne supporta pas l'idée d'éternité. À partir de sa propre essence, il donna naissance à Caana et Ysais : la fécondité et la mort. Je ne vais pas entrer dans les détails du panthéon mais cette histoire veut que la déesse de la fécondité, Caana, se trouvât lasse après avoir enfanté les humains. Un jour, elle eut l'idée de façonner des êtres nouveaux, mi-hommes mi-bêtes, les faeries, pour lesquels elle éprouva aussitôt une fascination.
« Mais les derniers de ses enfants étaient persécutés. Beaucoup d'humains les humiliaient, les enfermaient, les tuaient sous prétexte qu'ils étaient différents d'eux. Caana ne le supporta pas. Elle s'apitoya auprès d'Aeter et Oion mais ces derniers lui interdirent de leur venir en aide. Consternée, Caana en parla à son amant, Amdar, le dieu du savoir et des connaissances. Amdar était un être curieux par nature. Il préleva un cheveu d'Aeter et d'Oion, et observa la façon dont ils réagirent l'un à l'autre, un condensé d'énergie qu'il pouvait manipuler à sa guise. Au peuple des faeries il offrit cette énergie. »
La magie, comprit Erika. Lance posa sur une table le livre qu'elle lui avait jeté au visage quelques minutes plus tôt.
« Les dieux furent furieux, poursuivit-il. Amdar avait déjà volé le feu d'Igni pour l'offrir aux humains ; pour la deuxième fois, il fit acte de désobéissance. Pour le punir, Aeter et Oion l'enchaînèrent au plus haut sommet de la Terre et le condamnèrent à une éternelle captivité.
« À cause de qu'Amdar avait fait, les dieux méprisaient les faeries. Caana craignit que leur colère s'abatte sur eux. Elle chercha un moyen de donner un refuge à ses enfants. Elle trouva l'idée de créer un monde, son propre monde pour ce qu'elle avait façonné. Elle était fille d'Oion, après tout, et possédait en elle une étincelle de sa création. Le reste s'est passé comme tu l'as dit, à ceci près qu'Eldarya a été créé le jour d'une éclipse lunaire. »
Malgré elle, Erika l'écoutait avec attention. « Où veux-tu en venir ?
— Caana s'est rendue sur Eldarya en même temps que le peuple des faeries. À compter de ce jour, elle et Amdar se sont trouvés séparés, lui toujours enchaîné entre la terre et les cieux, elle vénérée par son peuple mais sans son amour qu'elle avait échoué à sauver. Dans le livre des anciens dieux, il est dit que, pendant longtemps, Caana monta au plus haut sommet d'Eldarya en attendant le jour de l'éclipse lunaire car alors la frontière entre les mondes se dissipait. L'espace d'un instant, Amdar et elle pouvaient s'entrevoir. »
Lance fit une pause dans son discours.
« Il existe une légende, dit-il d'un ton pénétré, la légende du Mont de Tamur. J'en ai entendu parler autrefois mais à la Porte de Fer, il y avait ce type en face de ma cellule, un homme de science passionné par l'astronomie. Souvent il répétait qu'il s'en voulait de s'être fait prendre, que le moment était mal choisi pour croupir au bagne. Il avait passé sa vie à attendre la nouvelle éclipse, un événement qui ne se produit que tous les 73 ans et 5 mois. Et il avait passé sa vie à attendre parce que la légende dit que l'aventurier qui amène un fragment de Caana au plus haut sommet au moment de l'éclipse se voit récompenser... Par un vœu.
— Un fragment de Caana, répéta Erika.
— Le Cristal, dit-il en hochant la tête. Caana est un des êtres qui constituent l'Oracle. »
Elle se sentit blêmir.
« Et ce vœu, dit-elle, déglutissant, la voix incertaine, tu as l'intention de...
— De leur demander de nous rendre Valk'. »
Les yeux d'Erika s'écarquillèrent. Sa bouche s'assécha. Elle secoua la tête, se maudissant elle-même de croire, de penser à croire, à de pareilles inepties. Tout cela était tellement absurde mais Lance ne lui laissa pas le temps de parler.
« Je n'ai pas fini. Clive, mon voisin de cellule, il racontait beaucoup de bobards mais... Je ne sais pas pourquoi, une part de moi a entendu ce qu'il disait, alors j'ai mené mes recherches dès que j'ai retrouvé ma liberté. J'ai passé des jours, des mois à éplucher tout un tas de documents. Il y a peu de témoignages mais j'ai trouvé des concordances bizarres, comme ce paysan anonyme qui devient la plus grande fortune de Glas Gow du jour au lendemain, ce magicien de l'an 293, moqué par ses pairs, qui a soudainement acquis une puissance extraordinaire et que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de Merlin ; ou encore le cours d'une guerre qui s'est inversé contre toute vraisemblance. Et le plus étrange, c'est ce qui se produit avec les dates : elles correspondent exactement à un intervalle de 73 ans et 5 mois. Regarde. »
Il lui fit passer un carnet noirci de notes et de gribouillis. Une frise chronologique recensait les événements qui avaient retenu son attention. Elle comportait quelques vides aux années où quelque chose aurait dû se produire...
Erika ferma le carnet et se massa le front.
« Tu es en train de me dire que tu as l'intention de traverser tout Eldarya sur... sur quoi ? Des bruits de couloir ? Un conte pour enfant ?
— Et pourquoi pas ? Tu es bien ici. Auparavant, tu ne croyais à rien de ce qui nous entoure. »
Ses lèvres se pincèrent. Elle pouvait difficilement le contredire mais...
« On parle de ramener quelqu'un d'entre les morts...
— Oui. » À présent, Lance parlait avec une certaine hésitation. « Je n'ai pas de preuve que cela a déjà été fait mais je le soupçonne fortement. On retrouve des traces d'écrits qui évoquent la douleur de la reine de Genkaku qui avait perdu son enfant et que les dieux lui avaient rendu après une année de tribulations. Si l'âge du gamin au moment des faits est exact, alors la date fait sens... »
Il n'eut pas besoin de le dire. 73 ans et 5 mois. Il la regarda droit dans les yeux.
« Tout ça est réel, Erika. Je prépare ce voyage depuis plus d'un an. Et on a une chance de ramener Valk' ! »
Elle avait du mal à respirer. L'angoisse, l'espoir, la joie se disputaient une place dans ses entrailles.
« J'ai un plan mais il ne sera pas prêt avant la fin de la semaine prochaine, continua Lance en désignant le carnet auquel elle s'accrochait toujours. S'emparer du Cristal sera l'opération la plus périlleuse. Dès le moment où quelqu'un se rendra compte qu'il n'est plus entier, toutes les forces de la Garde se dirigeront vers nous. Il s'agira d'être plus rapides et plus malins qu'eux. Le bal des gardiens aura lieu le troisième soir d'Ebrel. Je compte agir quand tout le monde aura les yeux rivés ailleurs ; et je partirai dans la foulée.
— Un pacte de sang te lie à Hua, protesta vaguement Erika qui se sentait hors de la réalité.
— Et donc ? Je ne commets aucun acte de trahison. J'ai bien l'intention de revenir honorer mes engagements envers elle. Quant au Cristal, il retrouvera sa place. Je veux juste... » Son front s'assombrit et il se râcla la gorge. « Qu'on me laisse au moins accomplir cela, et ensuite... Ensuite, je jure de me soumettre à toutes ses demandes, dussé-je y perdre la vie. »
La flamme d'une lanterne vacilla, soufflée par un courant d'air. Un silence s'installa entre eux, qu'Erika ne pensa pas à rompre, bouleversée jusqu'au fond de l'âme. Lance leva vers elle son visage contusionné, et pour finir :
« Je me devais de te le dire. Je sais qu'il t'aimait. »
Elle sentit une digue céder en elle en entendant ces derniers mots. Les bras le long du corps, elle observa les traits de son ennemi dans la lumière anémique. Nevra disait vrai : il n'était plus que l'ombre de lui-même. Toutefois, elle discernait dans ses yeux bleus une étincelle de cette flamme sauvage qui les avait jadis animés.
Erika savait qu'on ne pouvait boire aucune parole proférée par Lance. Mais le désespoir avait ses raisons. « Combien de temps ? demanda-t-elle d'une voix qui avait la fermeté de l'acier.
— L'éclipse aura lieu dans quatre–vingt–neuf jours. »
Soit trois mois, cela laissait peu de temps. Elle mâchonna sa lèvre. « Est-ce suffisant ?
— Je ne serais pas ici à te parler dans le cas contraire.
— Et où est situé le Mont de Tamur ?
— Loin vers l'Ouest. Au milieu des Crêtes Gelées, par-delà la Mer Mauve et l'Oblivion. »
Elle regarda à travers une haute fenêtre les toits de la ville éclairés par un quartier de lune. Non loin d'elle, les yeux jaunes d'un sgarkellogy brillaient dans le noir. Elle se mordit la langue et se tourna vers Lance. « As-tu vraiment foi en ce projet ?
— Tout ce que je possède, je le miserais là-dessus. »
Elle n'avait pas besoin d'en entendre plus. Erika hocha la tête et resserra sa prise autour du carnet.
« Alors je vais le faire, déclara-t-elle. Je vais aller sur le Mont de Tamur et je vais le ramener. N'y pense même pas ! rugit–elle à l'attention de Lance, qui avait froncé le sourcil. Avise-toi de me suivre et tu te retrouveras avec un poignard planté dans le front sans avoir eu le temps de comprendre ce qui t'arrive. »
Les yeux froids de Lance se durcirent comme deux icebergs. « C'est mon idée. Mon frère.
— Frère que tu as tué à l'instant où tu l'as trahi ! »
La réplique fit mouche. Les épaules de Lance s'affaissèrent et son regard vacilla.
« Je ne l'ai pas... Je... C'était... un accident. »
Les lèvres d'Erika se retroussèrent. La fureur avait envahi ses traits.
« Comment oses-tu te justifier alors que tu as pris les armes contre lui ? Jusqu'au bout, Valkyon a cru en toi ; jusqu'au bout, il a cru que tu lui reviendrais ; et toi, tu es resté sourd à ses appels ! Non, Lance, tu as choisi ce qui est arrivé. Et les autres ont peut-être passé l'éponge mais, moi, je te haïrai tant qu'il me restera un souffle de vie, et je te haïrai pour nous deux. »
Elle ne lui adressa pas un regard tandis qu'elle se dirigeait vers la porte.
« Maintenant je vais te dire ce que j'ai l'intention de faire : je vais ramener l'homme que j'aime. Et ce sera sans ton aide. »
* . * . *
Le crépuscule rougeoyait les piliers de la Salle des Portes. La Garde se désertait à l'approche du soir tandis que Nevra descendait les escaliers du grand hall. Il adressa un salut de tête à un groupe dissipé de gardiens qui baissa la voix à son approche, des jeunes Ombres probablement sur le point de sortir à la taverne où se tiendraient les festivités mensuelles.
Nevra savait que Chrome manquerait à l'appel. Karenn et lui se préparaient à partir pour Balenvia plancher sur une affaire croustillante qu'ils avaient déjà soumis au Conseil et qui sentait le meurtre à plein nez.
Nevra regrettait parfois de ne plus être le commandant de l'Ombre. Plus que l'amour du contrôle, il avait adoré autrefois mener les enquêtes. Comme sa sœur, il aurait voulu se rendre lui–même sur les lieux du crime. Il aurait traîné son doigt dans le sang de la victime et l'aurait reniflé, répugnant quiconque assisterait à la scène. Il ne lui aurait guère fallu de temps pour identifier le coupable ; puis, après l'avoir trouvé, il aurait patienté jusqu'à la nuit, accroupi sur les toits de la ville, ne faisant qu'un avec les ténèbres, et il aurait donné la chasse au misérable, flairant l'odeur âcre de sa peur jusqu'à ce qu'il tombe sur lui. Mais c'était une autre époque. Sa place était à Eel, et uniquement Eel désormais.
Il continua sur sa lancée et franchit le passage voûté qui menait aux dortoirs. Tout en marchant, son esprit dériva vers Erika. La terrienne l'avait harponné dans les jardins plus tôt, l'air anxieux, les yeux fuyants, et lui avait donné rendez-vous dans sa chambre sans prononcer un mot de plus. Il se demandait ce qu'elle avait à lui dire pour l'avoir convoqué avec une telle urgence.
Erika. Il avait encore du mal à admettre qu'elle soit là. Qu'elle soit réelle. Son retour l'avait profondément secoué. Nevra revenait d'un déjeuner en ville avec Karenn quand il avait entendu les premières rumeurs. Il se souvenait s'être demandé quel crétin avait encore abusé de raisin elfique mais il y avait eu trop de trouble, trop d'effarement dans les regards des gardiens rassemblés, qui lui avaient indiqué que, cette fois–ci, quelque chose était différent.
Même après avoir rencontré Chrome, blême de stupeur, Nevra n'avait pas voulu y croire. Il avait lentement monté les marches vers l'infirmerie, prêt à se pisser dessus comme un gamin effrayé. Au moment où il avait voulu entrer, il avait su. Il avait entendu les sanglots et des cris – ses cris – à déchirer le cœur, des cris de bête blessée. Car oui, Erika était vivante mais Valkyon était toujours mort.
Nevra frotta son œil crevé. Des élancements le prenaient rien qu'à s'en souvenir. Au début ça avait été l'hébétude. Tous, ils n'avaient pas pu disparaître. Nevra avait assisté à leurs funérailles avec une forme d'indifférence. C'étaient plusieurs semaines après qu'il avait compris. Qu'il avait admis. Que son lieutenant, Rave, n'avait jamais guéri de cette profonde entaille à sa gorge, que les jeunes recrues tombées au combat ne connaîtraient aucun lendemain, qu'il ne pourrait plus rivaliser avec Valkyon dans ses ridicules concours d'ego. Que les amis qu'il avait honorés ne reviendraient pas.
Il avait emmené une femme dans son lit et, après l'avoir usée, drainée, pilonnée jusqu'à la moelle, il avait pleuré toutes les larmes de son corps. Ses yeux étaient secs depuis ce jour.
Fut un temps où il se targuait d'être le plus grand libertin que la ville d'Eel eût connu. Ses souvenirs lui miraient un jeune homme excentrique et vaniteux dont le nom était chuchoté avec admiration. Il était Nevra, chef de l'Ombre. Il était beau. Il était talentueux. Il était riche. C'était il y a longtemps. Presque une autre vie.
Miiko avait eu besoin d'épaules après la guerre. Du Conseil Étincelant, il n'était resté que lui et Ezarel. Le chef de l'Absynthe avait brillamment honoré ses fonctions. Il avait divisé les vivres, fait le bilan des dégâts, calculé les coûts des réparations, pendant que Nevra identifiait les morts, remettait de l'ordre dans cette armée fragile et dilapidée qui pleurait la perte de son commandant le plus aimé.
Pour un temps, la solidarité avait pris le pas. Chaque rescapé en état de travailler avait apporté sa pierre à l'édifice. Mais à mesure qu'un nouvel Eel s'érigeait, Nevra avait vu la vie s'éteindre dans les yeux d'Ezarel. Il avait presque ressenti du soulagement le jour où son ami était parti : Ezarel lui rappelait la vie d'avant et, avec elle, les disparus qui les avaient laissés derrière...
Quant à Miiko, elle avait transféré ses tâches et avait disparu du jour au lendemain. Pas même un adieu pour Nevra, comme si ces années de service et de crasses œuvrées dans l'ombre n'avaient rien signifié. Il se demandait parfois si la kitsune n'avait pas mis fin à ses jours et si Hua ne s'était pas empressée d'étouffer l'affaire.
Un frisson passa dans le dos de Nevra. Huang Hua Ren Fenghuang, l'illustre Phénix qui avait quitté la Voie pour le salut d'un autre peuple. Miiko avait été une sacrée connasse sur bien des aspects, toutefois elle était moins fine qu'elle aimait le faire croire – et ô combien prévisible ! À l'inverse, l'esprit retors de Hua l'avait toujours mis mal à l'aise.
Nevra devait pourtant admettre qu'il avait eu besoin d'une raison de vivre et qu'elle lui en avait donné une. Répare. Commande. Construis. Étranger à toute émotion, il avait exécuté ses ordres comme sous l'influence d'un charme sans se rendre compte que son âme guérissait petit à petit.
Et aujourd'hui, Erika était revenue. Si douloureux qu'était le passé, il s'était juré de faire tout ce qui était en son pouvoir pour faire revivre ce cœur éteint.
Nevra arriva devant la porte au montant surmonté d'un chérubin potelé. Il rajusta son pourpoint et toqua. Erika ouvrit, pour la première fois depuis des jours, habillée et coiffée. « Salut, Nev'. » Derrière elle, les rideaux de la chambre étaient tirés. Des cristaux de lumière dispersés sur les étagères nimbaient la pièce d'une aura bleutée. Ses jours de réclusion l'avaient laissée aussi pâle qu'un linge. Elle avait l'air si fragile qu'on aurait dit qu'elle disparaissait entre les murs. Elle évita son regard tout en se raclant la gorge, et Nevra sentit que quelque chose n'allait pas mais sans qu'il parvienne à mettre le doigt dessus. « Viens, dit-elle d'une petite voix, entre. »
À peine fut il entré que ses narines se dilatèrent. Il poussa un grondement. « Qu'est-ce qu'il fout là, lui ? »
Depuis un pouf enfoncé dans l'ombre, Leiftan leva des yeux mornes sur lui, ne répondit rien.
Nevra tourna un regard noir vers Erika. Des cernes jaunes soulignaient les yeux de la jeune femme mais son visage exprimait une détermination farouche. « Tu n'as dit à personne que tu venais là ?
— Depuis quand j'ai besoin d'une excuse pour rendre visite à mon amie ? »
Le sourire timide qui retroussa ses lèvres lui fit un pincement au cœur. Dieux, ce qu'elle avait changé depuis leur première rencontre ! Onze ans plus tôt, elle débarquait à la Garde avec sa robe rose, ses grands yeux naïfs et ses caprices de gamine pourrie gâtée. Nevra n'oublierait jamais le jour où, au lendemain de son arrivée, elle avait crié au scandale au beau milieu de la Salle du Cristal, soutenant que la chambre qu'on lui avait attribuée était indécente (chambre somme toute classique, faut-il indiquer). Il avait réprimé un fou rire à la vue de l'expression stupéfaite de Miiko. Contre toute attente, Erika était parvenue à rallier un grand nombre de personnes à sa cause. À la fin de la journée, sa chambre avait été par deux fois lavée, peinte et décorée comme le plus douillet nid de plumobec. La plupart de ses bienfaiteurs avaient agi par intérêt personnel, soucieux de n'être plus importunés, à l'exception peut-être de Valkyon qui avait toujours fait preuve d'une patience légendaire.
Nevra devait l'admettre, la force d'Erika résidait bien en ceci : elle excellait à obtenir ce qu'elle désirait.
Quatre ans seulement en vérité s'étaient passées pour elle mais... la douleur, la guerre donnait l'impression qu'elle avait vieilli autant, sinon plus que les autres.
Ignorant délibérément la présence de Leiftan, Nevra appuya son épaule à l'encadrement de la fenêtre et se recomposa un visage neutre.
« Alors ? demanda-t-il, haussant un sourcil. Tu comptes m'expliquer ? »
Erika humidifia ses lèvres et parut rassembler ses mots.
« J'ai... un projet. Pour lequel j'ai besoin de votre aide à tous les deux. »
Cette fois, sa curiosité fut éveillée. Rien dans l'expression de Leiftan ne suggérait un quelconque intérêt de sa part mais ses yeux verts étaient levés en direction d'Erika. Elle prit la parole et, au grand étonnement de Nevra, se mit à raconter l'histoire des anciens dieux, et en particulier la tragédie à l'origine de la séparation de Caana et Amdar. Ces noms ne lui étaient pas inconnus. Seuls les feng-huang vénéraient les anciens dieux dans la région, et Huang Hua avait fait ériger un temple à l'intérieur d'Eel il y a plusieurs années de cela.
Erika marqua un temps d'arrêt et jeta un livre dans sa direction. Nevra l'intercepta en vol et ne prit la peine que de regarder la couverture. Un cercle à deux contours y était représenté, estampillé de glyphes anciens.
« Il existe une légende, continua-t-elle, autour de ces amants maudits. On dit que, lorsque l'éclipse lunaire a lieu, un vœu est accordé à l'aventurier qui les a réunis en portant le Cristal sur le Mont de Tamur. » Elle prit une inspiration et son menton se dressa bien haut. « L'éclipse aura lieu cette année. Dans trois mois. Je compte mener cette expédition. »
Nevra n'avait rien pris de cette discussion au sérieux. Distrait par deux sabalis qui se coursaient sous la fenêtre, il demanda indifféremment : « Et pour faire quoi ?
— Pour faire le vœu de ramener Valkyon. »
Les paroles mirent un temps à résonner en lui, mais lorsqu'elles le firent, il tourna brusquement la tête. Le regard agrandi de Leiftan indiquait une réaction similaire.
Nevra s'écarta du mur. « Quoi ? »
Il reconnut qu'elle avait du cran quand elle soutint son regard dans le plus grand calme et répéta d'une voix claire : « Je vais faire le vœu de ramener Valkyon à la vie. »
Sincèrement, Nevra n'avait pas pour habitude de s'emporter. Il dut faire appel à toutes ses forces comme il y a longtemps qu'il ne l'avait plus fait pour enterrer la colère qui menaçait d'imploser en lui. Cela ne l'empêcha pas de grogner : « Oui, j'avais entendu ! Mais merde, Erika, qu'est–ce que cette histoire ! Et d'abord, comment as-tu entendu parler de ça ?
— J'ai fait mes recherches. »
Il entendit le battement que rata son cœur : elle ne lui disait pas tout. Il secoua la tête. « Tu n'es pas sérieuse. »
Erika serra les poings.
« Chaque fois que je passe devant cette statue qu'on a érigée pour lui, j'ai envie de m'ouvrir les veines ! cria-t-elle, les yeux brillants. Valk' n'est pas... Il est tout sauf ça. Je vais devenir folle si je reste ici.
— Tu viens à peine de te réveiller.
— Pourquoi es-tu aussi insensible ?
— Ça fait sept ans, Erika. J'ai fait mon deuil. » Il s'adoucit. « Valk' est parti. Pour de bon. On ne peut pas ramener les morts à la vie. C'est impossible, c'est... contre-nature.
— Notre présence ici même est contre-nature, Nevra. »
Il baissa les yeux. « C'est différent. Vous êtes ici parce que l'Oracle l'a voulu.
— L'Oracle ! cingla–t–elle. L'Oracle que j'ai rencontrée n'est qu'une petite fille va–nu–pieds qui s'amuse à me tourner autour pour me souffler des paroles vides de sens. Eh bien, toute grande Oracle qu'elle est, elle aurait dû s'attendre à ce que je ferais quand elle a pris la décision stupide de me ramener à la vie. » Les sourcils de son doux visage s'étaient rejoints en une ligne rigide. « Je refuse de croire qu'il n'y ait pas un sens à tout cela. Valkyon était bon... Le monde ne connaîtra aucun homme meilleur que lui. Et pour une raison ou pour une autre, je suis toujours là. Moi et... lui, dit–elle en désignant Leiftan. Nous sommes réapparus l'année où va survenir l'éclipse ! N'est-ce pas un signe que nous avons encore un rôle à jouer ? Est-il possible que Caana soit consciente quelque part, en désir que nous allions trouver Amdar ? »
Nevra la dévisagea sans répondre.
« Je n'ai pas prévu de rester i– », voulut objecter Leiftan, mais Erika se rebiffa.
« Tu crois que c'est le moment de faire ta retraite spirituelle, Leiftan ? Si tu savais comme je m'en cogne de tes états d'âme ! Tu viens avec moi, un point c'est tout. Je n'ai toujours pas accès à mes pouvoirs. Je déteste l'admettre mais j'ai besoin de toi pour comprendre ce qui m'arrive. »
Erika croisa les bras sur sa poitrine, le menton levé. « On va le récupérer, Nevra. Avec ou sans toi. Mais moi je te le dis, il l'aurait fait pour toi. »
La mâchoire de Nevra tressaillit. Il considéra ce petit bout de femme qu'il avait maintes fois vue à l'œuvre. Il ne doutait pas de sa détermination. S'il existait un moyen de sauver celui qu'elle aimait, elle soulèverait des montagnes.
« Il l'aurait fait pour toi. »
Et c'était sûrement vrai.
Satané Valk'...
Nevra se frotta les yeux – même son œil mort, un réflexe. « Tu veux que moi, bras droit de Huang Hua, récapitula-t-il, je m'infiltre dans l'endroit le mieux protégé d'Eel pour voler un fragment de notre pierre divine dans le but de ressusciter mon ami mort dans une mission qui a une chance sur mille d'aboutir. C'est bien ça ?
— Disons emprunter. Mais tu as bien résumé la situation, oui. »
Nevra se mordit la lèvre et les coins de sa bouche s'incurvèrent lentement. Une ancienne connivence passa entre eux et il vit les yeux d'Erika doucement s'éclairer. Il haussa les épaules.
« J'étais commandant de l'Ombre, après tout. Je suppose qu'il est logique que cette tâche me revienne. »
Il n'aurait su dire si c'était de l'effroi qu'il lisait dans les yeux écarquillés de Leiftan mais il s'en délectait. Il réfléchit un instant.
« Bon ! Admettons le cas hypothétique où j'y parviens et où on réussit à filer en douce avant qu'on ait une horde de gardiens en colère sur notre dos. Et ensuite ? C'est quoi le plan ? »
Erika sourit.
« On va chercher Ezarel. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top