II - Un vœu éternel


        Erika avait l'impression d'émerger d'un cauchemar. C'était constamment le cas depuis le moment où elle avait rouvert les yeux sur le monde en sentant le poids de son cœur vide en elle.

Elle identifiait sans peine la surface sur laquelle elle était étendue, un matelas en mousse duveteuse récoltée dans les contrées de Sahakalla. Cette dernière donnait au corps l'illusion de s'enfoncer dans un nuage. Une délicate odeur de patchouli, reconnue pour ses propriétés apaisantes, l'enveloppait comme le parfum d'une mère.

Elle n'éprouvait aucun désir de se réveiller. Elle savait ce qui l'attendait : le trou, l'abîme, dès l'instant où elle reviendrait à la conscience. Elle aurait voulu pouvoir elle-même se transformer en nuage et s'étirer dans le ciel... légère... légère... jusqu'à s'effilocher et disparaître.

La vie n'était pas ainsi faite.

Erika prit une grande inspiration et ouvrit les yeux.

Comme elle s'en doutait, elle se trouvait à l'infirmerie. Le plafond en plâtre ivoire s'étalait au-dessus d'elle, et dans sa vaste coupole s'organisaient des rosaces et des festons de fleurs. Tout était calme. Les rideaux blancs qui encadraient son lit étaient tirés, quoi qu'elle n'entendît aucun signe d'un autre malade à part elle. Elle tourna la tête en sentant une chaleur sur un côté de son visage : c'était la lumière du soleil qui entrait par les grandes baies vitrées. Comme c'est étrange, pensa–t–elle en faisant jouer les rayons sur sa main pâle. Un phénomène si naturel que son corps peinait à reconnaître... Elle avait disparu sept ans.

Sa gorge se noua. Elle se sentit gagnée par une atroce solitude.

À travers l'interstice d'un rideau, elle retrouvait des fragments de cette pièce trop surréelle pour s'apparenter à l'architecture humaine. Sur des étagères lobées, semblables à des récifs coraliens, étaient disposés des pierres de guérison et récipients contenant poudres et liquides multicolores. Des instruments, qu'elle avait autrefois jugés bizarres, étaient scellés à l'intérieur d'une bulle de verre. Partout dans cet environnement pittoresque entrait et pleuvait la lumière qui se reflétait sur le marbre rose des colonnes en spirale et sur le bassin à l'eau de lagune.

Cet endroit lui donnait envie de vomir. C'était là qu'on l'avait emmenée quand elle gisait sur les dalles glacées de la Salle du Cristal. Là qu'elle avait regardé autour d'elle, observé les changements dans une hébétude maladive. Là qu'elle avait demandé où était Valkyon et que, le front fuyant, chacun avait esquivé sa question jusqu'à ce que Hua, sainte Hua, prononce : « Il est mort, Eri'. »

Des minutes plus tard, quand le rideau bruissa délicatement, Erika regardait à travers la fenêtre les jardins qui n'avaient jamais été si épanouis.

« Pourquoi, Ewe' ? » prononça–t–elle.

Sa voix rauque lui donnait l'impression d'empoisonner cet endroit.

« Hua a raison, lui fut-il doucement répondu. La vengeance n'est pas la solution à tous les maux. »

Elle ferma les yeux et lutta contre les larmes de rage qui envahissaient ses paupières.

« Regarde-moi, Erika. »

Le temps parut se suspendre quand elle fit volte face. Deux grands yeux clairs et délicats entrèrent dans les siens. Erika avait toujours été impressionnée par Eweleïn. Elle aimait autrefois la comparer à une forêt, en raison de sa voix profonde qui rappelait le frémissement des grands chênes, et de sa peau sans grain, si proche de la couleur du lichen, qui respirait la fraîcheur des jeunes bourgeons. Les reflets mercure qui chatoyaient dans sa longue chevelure rappelaient le cours d'un ruisseau quand le soir s'y reflète la lune. Sept années n'avaient pas suffi à égratigner son charme ; son bonheur, même, n'avait fait que vernir sa beauté.

Eweleïn secoua tristement la tête, et ce mouvement accentua la grâce qui était inhérente aux elfes. « Seigneurs... Je ne peux pas prétendre imaginer ce que tu dois ressentir. Mais les temps ont changé et je te prie de me croire lorsque je dis qu'il n'est plus l'homme que tu as connu. »

Erika faillit s'étouffer. « L'homme que j'ai connu ? répéta-t-elle avec un rictus amer, avant de hausser le ton. L'homme que j'ai connu est un traître à sa patrie qui a causé la guerre ici-même il y a sept ans ! »

Eweleïn soutint son regard et dit avec calme : « Lance n'est pas celui qui a initié la guerre. Tu le sais.

— Mais il a... il a... !

— Lance est un de nos chasseurs de primes. »

Erika reconnaissait cette voix sur laquelle elle avait tant compté à une époque. Huang Hua venait à son tour de soulever le rideau. Une reine. Ce fut la première pensée qui traversa Erika alors que son regard se posait sur le lourd torque en or qui brillait à la base de la gorge de la feng-huang et sur sa tunique turquoise parée de broderies scintillantes. Des yeux d'ambre en amande, poudrés de fard, détonnaient au milieu d'un visage lisse et noir comme l'ébène. Huang Hua s'approcha d'Eweleïn, glissant son bras autour de sa taille dans un geste aussi intime que protecteur.

« Et l'un de nos meilleurs, continua-t-elle d'un ton qu'Erika perçut comme sans appel. Il accepte toutes les missions sans discuter du prix. Même celles qui ne trouvent aucun preneur. À lui seul, il abat le travail de dix hommes. Depuis deux ans, il se lance tête baissée dans toutes ses entreprises, et voilà que, chaque fois depuis deux ans, il n'a pas manqué de revenir en vie. La situation de la Garde est trop précaire pour que je me dispense d'un élément aussi efficace. Ceci est l'unique raison pour laquelle je l'ai sorti du bagne, Erika. Tant qu'il est en vie, il me servira, nous servira, aussi longtemps que je le jugerai bon.

— Il vous a trahis une fois ! s'envenima Erika. Un traître reste un traître. On ne peut pas lui faire confiance. »

Une étincelle crépita dans le regard de Hua. « J'étais destinée à être sacrée Phénix, élue de l'Oracle. Pour quelle imbécile me prends-tu ? J'ai naturellement assuré mes arrières. » Elle s'interrompit comme les doigts d'Eweleïn se contractaient autour de son bras. Une ombre voila ses yeux et son expression impérieuse s'adoucit. « Je l'ai soumis, expliqua-t-elle à Erika sur un ton plus calme, au pacte du sang. Son âme est liée à la mienne. Qu'il songe ne serait-ce qu'à me nuire ou nuire à la Garde, et la corruption le tuera. »

Un goût amer emplit la bouche d'Erika.

« Tu crois que ça change quelque chose ? Je le hais. Je hais cet homme. Aucun de vous n'a jugé bon de m'avertir qu'il était libre et, qui plus est, dans les murs de cette putain de ville !

— Je suis navrée que cela te trouble autant. Je n'aime pas te voir si contrariée.

— Eh bien, tu aurais dû réfléchir à deux fois avant de réhabiliter un criminel ! » Erika ferma les yeux, les rouvrit, avala plusieurs fois sa salive. La colère bouillonnait en elle. Elle alla retrouver sa place devant les baies vitrées. « Je ne pourrai jamais vivre ici en sachant que ce salopard se promène impunément.

— Tu n'étais pas censée croiser son chemin, répondit Hua d'une voix parfaitement composée. Lance ne loge pas ici. Il était hors de question que la Garde lui fournisse un toit. Il s'est trouvé un appartement en ville, un taudis devrais-je dire, où il passe son temps à cuver quand il n'est pas occupé à vider tous les fûts qui passent sous sa main. Dans tous les cas, je l'ai affecté à une mission. C'est une affaire de quelques jours avant qu'il ne repart-

— Mais par tous les dieux, éclata Erika, qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? Vous êtes tous devenus fous ou quoi ?! Il est... Bordel, Hua, c'est l'assassin de Valkyon ! »

Ce mot cru jeté dans la pièce résonna comme une insulte au milieu de cet Eden. Une porte qui s'était ouverte quelque part se referma discrètement comme si un employé avait craint la confrontation. Erika pressa un poing sur sa poitrine, consumée d'une rage et d'une peine si dévastatrices qu'elle avait l'impression de manquer d'air. Elle remarqua que les yeux des deux femmes s'étaient adoucis, et elle songea qu'elle détestait ce regard.

« Je comprends ta peine, Erika, dit lentement Hua. Mais réfléchis à ce qui s'est passé. Je l'ai vu, moi aussi... Je l'ai vu tomber du ciel.

— Je refuse d'en parler.

— Il le faut. Une grande, terrible tragédie nous a frappés. Mais penses-tu réellement qu'une seule personne doive être blâmée ? Crois-tu que Valkyon aurait condamné son frère pour ce qui lui est arrivé ? Ma chère amie, c'était... », dit Hua en faisant un pas en avant et tentant un geste d'amitié, mais Erika se déroba.

« Arrêtez tous de me dire que vous comprenez ! rugit-elle. Vous ne savez rien ! »

Son cri féroce résonna entre les murs et les colonnes de marbre. Ses paroles faisaient encore écho lorsqu'elle recula, secoua piteusement la tête et sortit.


* . * . *


Sa tombe était une de plus belles, choyée et fleurie comme le sont celles des héros de guerre. Sur la tablette de marbre, l'épitaphe lumineuse se renouvelait au gré de l'enchantement qu'on y avait jeté. Les inscriptions se succédaient ; on y trouvait remerciements, mots d'adieux, parfois même poèmes, déposés par un ami ou un inconnu... Erika s'était assise là pendant des heures et la liste paraissait sans fin.

Aucun mot ne venait d'elle.

Elle attendait sans rien faire. Le monde lui semblait une immense flaque grise. Le temps avait dû se figer depuis le jour où on avait lâché ses cendres dans le vent. Il était la bonté. Il était le soleil. Il était la vie – sa vie.

Elle massa douloureusement sa poitrine. Comme il était terrible que son propre cœur pût battre encore alors que le sien s'était arrêté... Elle aurait voulu pouvoir creuser, creuser jusqu'à remonter le temps et le sentir contre elle. Elle n'avait jamais connu si grande douleur.

Des gouttes de pluie se mirent à tomber des cieux, pareilles à des larmes de nuages.

Elle devina plus qu'elle entendit la présence dans son dos.

Nevra n'était pas de ceux à s'encombrer de paroles inutiles. Il ne dit rien. Il s'assit dans la pelouse mouillée à côté d'elle. Pendant un long moment, ils partagèrent un silence qui était le reflet de leurs années de séparation. « Nous avions échangé nos vœux, confia-t-elle finalement, la veille de la bataille.

— Ah. Je ne savais pas. »

Une nouvelle épitaphe brilla sur la pierre tombale. Puisse son feu continuer de brûler dans nos foyers et dans le Bastion près de ses sœurs et de ses frères. « Non, murmura–t–elle. Bien sûr que non. Comment aurais–tu pu... ? »

Elle se rappelait le vacarme qu'il avait fait en surgissant dans sa chambre. Il était arrivé en nage ; et hors d'haleine, le regard fou comme éclairé par une soudaine révélation, il lui avait fait sa demande sur le palier. Elle avait ri et l'avait embrassé, oui mille fois oui, et ils avaient couru chercher une prêtresse, main dans la main, rasant les murs comme deux adolescents en fugue. La sainte tatouée les avait bénis à l'ombre des branches en fleurs du cerisier centenaire où, d'une voix tremblante d'émotion, ils avaient prononcé leur serment. Là, sans aucune toge de cérémonie, simplement heureux d'être ensemble, ils s'étaient promis l'un à l'autre pour l'éternité.

Une éternité qu'elle passerait seule.

Elle serra les lèvres et se tourna vers lui. « Merde, Nevra, comment as–tu survécu à ça ?

— J'ai survécu. Ni plus, ni moins. » Il laissa passer un silence avant de lui toucher l'épaule. « Personne ne l'a oublié, Eri'.

— C'est un cauchemar..., lâcha–t–elle du bout des lèvres. Je ne veux pas vivre sans lui. Je n'y arriverai pas.

— Bien sûr que si. Tu es forte.

— Non... Non. » Elle secoua la tête avec angoisse. « Sans cesse je me demande : pourquoi ? Leiftan et moi, nous avons payé le même prix. On a choisi de se sacrifier, on devait mourir. Alors pourquoi lui n'est pas revenu ? Quel est le sens de tout ça ? Ce n'est pas... Ce n'est pas juste. Si c'est pour vivre dans un monde où il n'est plus là, Nevra, j'aurais voulu avoir le choix. Je ne me serais jamais réveillée. »

Sa bouche se ferma brusquement. Elle venait de lui révéler ce qu'elle avait tu à tous les autres. Le monde criait au miracle, les eeliens la vénéraient comme une sainte ; un culte était né en son nom. À ses yeux, elle n'était touchée par rien d'autre qu'une malédiction.

Elle n'osait pas regarder Nevra. Elle avait peur de ce qu'elle lirait sur son visage, peur d'y déceler de l'ennui ou pire, ce qu'elle avait reconnu chez Hua et Eweleïn : de la pitié.

À la place, ses yeux se posèrent sur un bouquet de chrysanthèmes. « J'ai vu Lance ce matin.

— Je sais. » Nevra lui dispensa de poser la question. « Je n'étais pas d'accord, moi non plus, lui fit–il savoir. L'Oracle sait combien je me suis opposé à cette idée, mais on avait besoin de quelqu'un pour faire le sale boulot. Et puis, à la fin, les émotions ont parlé. Lance a longtemps fait partie des nôtres, on le connaissait tous bien avant qu'il parte en vrille. Et même s'il a mené l'offensive il y a sept ans, c'était la Garde, uniquement la Garde, ce qu'elle représentait, qu'il voulait détruire. Pas ses amis. Ni son frère. C'est au moins la seule chose dont je sois convaincu. »

Un frisson parcourut les bras d'Erika.

« Ça ne signifie pas que je lui ai pardonné, continua Nevra, l'air sombre ; au contraire. Je ne peux pas oublier son air satisfait quand il a pensé que Valk' rejoindrait son parti, ni son regard plein de... de rancœur quand il jeté son cri de guerre. Il n'a même pas essayé de dialoguer. Qui sait ? Peut-être qu'on aurait pu trouver une solution. Miiko, en tout cas, envisageait des pourparlers. La pauvre l'aimait à en crever mais... » Il soupira. « Bref. J'essaie de faire comme s'il n'existait pas. Je ne sais pas si ça peut apaiser ta peine, Eri', mais ce type est devenu un moins que rien. Hua le tient à sa merci. J'éprouve un peu de satisfaction de savoir qu'il noie son chagrin dans la bouteille. »

Non, pensa-t-elle. Ce n'était pas suffisant. Elle aurait voulu se lever, hurler cette injustice à Nevra, à Hua, Chrome, Karenn, à chaque habitant de ce refuge, à l'univers entier, mais elle se sentait à bout de forces.

Le crachin continuait d'arroser la pelouse et éclaboussait les pierres tombales des morts. Un vent froid passa sur eux et elle s'osa enfin à tourner son regard vers lui. « Dis. » Nevra plongea ses yeux gris dans les siens. Son visage marmoréen ne manifestait aucune émotion. « Tu crois qu'Ezarel s'est reconverti en éleveur de cryslams ? »

Elle fut soulagée quand ses traits se détendirent. Elle reconnut dans son œil une brève étincelle, vestige de sa lumière espiègle. L'espace d'un instant, elle retrouva le jeune homme qu'elle avait connu. « Non », répondit–il, et ses lèvres s'écartèrent. « À tous les coups, ce salopard est devenu le charlatan d'un pauvre coin perdu. »

Erika voulut rire mais sa gorge ne laissa filer qu'un sanglot étranglé. Nevra lui offrit un tendre sourire et s'approcha d'elle. Quand il la serra dans ses bras, elle se cramponna si fort à lui qu'elle crut ne jamais pouvoir le lâcher. « Peu importe ce que tu penses, Eri', murmura-t-il contre son front. Traite-moi d'égoïste si tu veux mais, moi, je suis foutrement heureux que tu sois revenue... »

* . * . *


Erika avait toujours aimé cet endroit. Des années plus tôt, lorsque l'impitoyable fatalité l'avait jetée dans ce monde dont elle ne soupçonnait même pas l'existence, elle avait trouvé ici un repère. Comme elle se sentait réconfortée au milieu de tous ces livres – des livres à n'en plus compter ! –, ordonnés parfaitement sous la rotonde de verre, au milieu de l'odeur du savoir, du cuir et du papier qui peuplait les rayons, du doux bruissement des pages ; toute une atmosphère qui la renvoyait aux heures qu'elle avait passées, enfant, dans la librairie de son oncle. Un semblant de normalité au cœur de ce vortex sans queue ni tête, du nom d'Eldarya, auquel elle avait été condamnée dès l'instant où elle avait posé le pied dans... Ah ! Quelle absurde péripétie. Dans un cercle de champignons.

Poussant son chariot, Erika complétait le registre et s'employait à ranger les livres rendus de l'après-midi. Elle tamponnait des feuilles, cochait des cases, comblait sans réfléchir les vides des étagères pour tromper l'abîme dévorant qui ravageait sa poitrine. Sans qu'elle se rende compte, la nuit était tombée. Elle était seule dans la bibliothèque. La lueur des chandelles s'était répandue par enchantement, jetant des reflets vacillants sur les tranches dorées des livres. Le chariot roulait lentement entre les hauts rayonnages, faisant grincer les lattes les plus vieilles sous son poids.

Erika avait insisté pour récupérer le travail qu'elle occupait avant... eh bien, avant tout ça. La crise, la guerre, le long sommeil. Contre toute attente, elle avait dû se battre contre d'absurdes protestations, puisque Hua avait argué qu'elle était l'Élue et que l'Élue devait se dispenser d'un métier aussi ordinaire – pour citer la sainte patronne. À force de persévérance, elle avait eu son mot à dire : Élue ou pas, elle n'avait aucune intention d'accepter un autre poste que celui–ci.

Le silence la suivait étroitement comme les ombres. Dehors, la nuit voilée était noire. Tout en accomplissant son ouvrage, elle se laissait aller à se remémorer Ykhar. Ykhar et son éternelle course contre la montre, aussi pressée que le lapin blanc d'Alice, Ykhar et ses insupportables tirades essoufflées – car on n'a jamais le temps, le temps, Erika –, si consciencieuse et remarquable dans son travail que personne n'avait jamais remis en question le cumul de ses trois emplois. Ykhar et son amour pour les lettres. Le dernier cri qu'elle avait poussé. Son grand corps recouvert d'un linceul. Ykhar, une victime collatérale de la guerre.

Les murs avaient son odeur et les allées résonnaient encore du son de sa voix. Erika se demandait parfois si, à force de l'avoir arpenté, son âme n'avait pas un peu infusé dans cet endroit. Son amie lui manquait... Ses yeux la brûlèrent. La sourde douleur qui ne la quittait plus la frappa vicieusement. Néanmoins, elle préférait toujours être ici que dehors. L'extérieur lui était intolérable. Bien que la ville eût été refaite à neuf, dans chaque nouveauté elle se rappelait les décombres ; sur les plaines fleuries, elle voyait la couleur du sang, et en direction du clocher, Valkyon Valkyon Valkyon

Erika sursauta lorsqu'elle remarqua une silhouette tapie dans l'ombre. « Oh ! fit-elle, se forçant à sourire. Vous m'avez surprise. Je croyais être seule. »

Elle fixa son attention sur le registre mais, n'obtenant pas de réponse, elle ne tarda pas à relever la tête. Le visiteur s'était avancé devant un rayonnage. Erika blêmit.

L'espace d'un instant, elle avait cru reconnaître Ashkore, ce qui était impossible compte tenu de la disparition de cette personne. Elle avait toutefois en partie vu juste car devant elle se tenait son successeur, l'homme sous le masque.

Lance.

Les ongles d'Erika entaillèrent les paumes de ses mains.

Il était encore plongé dans l'ombre, aussi ne fit–elle qu'apercevoir son visage dévoré par une barbe hirsute. Au lieu de ses fourrures puantes, il avait endossé un pourpoint trop grand qui soulignait sa maigreur. Un mendiant. Un raté, pensa–t–elle, avant que le mot juste lui vienne : un condamné.

Seuls ses yeux, d'un bleu glacé, étaient fidèles au souvenir qu'il avait ancré en elle. Erika avait toujours pensé que, si son frère lui rappelait le foyer d'une maison, Lance, lui, évoquait les nuits les plus rudes et les plus froides du cœur de l'hiver.

Lorsqu'il avança dans la lueur des chandelles, elle jubila intérieurement à la vue de son œil au beurre noir et de ses pommettes bleutées d'ecchymoses. Il la regardait sans rien dire. Elle aurait dû éprouver de la peur à l'idée d'être enfermée seule avec lui, mais tout ce qu'elle ressentait se limitait au champ lexical de la haine.

« Dégage d'ici, connard, cracha-t-elle sans cacher sa véhémence. Je me fous de ce que les autres pensent de toi. Jamais tu n'aurais recouvré ta liberté si j'avais eu mon mot à dire. Jamais je n'aurais permis qu'on te tire de ce trou à rat, jamais, jamais tu n'aurais revu la couleur d'un seul bout de ciel. Et tu sais pourquoi ? »

Son regard dévia vers une des chaises capitonnées, et elle fut consumée par l'envie de la fracasser sur cette tête dont les cheveux étaient aussi blancs que ceux de son frère. « Parce que je t'aurais tué moi-même bien avant. »

Une minute passa.

« Je comprends », fit Lance.

La bouche d'Erika s'ouvrit de consternation et de stupeur. Elle ravala le dégoût qu'il lui inspirait et détourna le regard. « Va-t'en, dit-elle en s'éloignant avec son chariot.

— Attends, s'il te plaît ! Il y a... Il y a une chose dont je voudrais te parler. »

Erika résista contre la haine qui lui empoisonnait les veines.

« Est–ce que je n'ai pas été suffisamment claire avec toi ? feula–t–elle. Espèce de monstre, tout ça, c'est ta faute ! Tu devrais être mort, tu devrais pourrir loin d'ici mais tout ce que Hua a trouvé de mieux à faire, c'est de te proclamer libre et de te donner un travail parce que le monde, que dis–je, l'univers n'a pas de justice ! Mais je sais que tu as interdiction de me parler et je suis à peu près sûre que tu n'as même pas le droit d'être ici. Alors ne m'adresse pas la parole. Plus jamais. Parce que je jure sur la tête des vivants, Lance, que je ne plaisante pas quand je dis que j'ai envie de te tuer. »

Erika respirait difficilement. Son esprit était chaviré par une colère qui la démangeait, la brûlait au fer rouge. Lance accusa le coup. Ses yeux bleus étaient empreints d'une souffrance qui fut insupportable à Erika.

« Je sais, dit–il. Je ne serais pas là si ce n'était pas si import– »

Un livre vola à travers les rayons à la vitesse de l'éclair. Lance ne fit pas un geste pour l'éviter et un coin de la tranche percuta sa figure tuméfiée.

« Tu sais ? Toi, tu sais, dis–tu ? » Le bras tendu dans sa direction, les yeux fous, Erika haletait, consumée par une rage meurtrière, appelée par les ténèbres qui...

Elle tourna vivement les talons et s'enfuit en abandonnant le chariot derrière elle. « Va-t'en, va-t'en... » répéta–t–elle sans savoir à qui elle s'adressait exactement. Elle avait besoin d'air ; elle fonçait vers la sortie quand une main s'abattit sur son épaule.

« Merde ! Écoute-moi, je te dis ! »

Alors Erika crut perdre la raison. La rage se déversa dans ses veines dans un rugissement épouvantable. Les ténèbres l'enveloppèrent. Elle sentit son pouvoir jaillir d'elle comme une couronne d'épieux, mais les mots de Lance l'arrêtèrent net :

« Je crois... Je crois que j'ai trouvé un moyen de ramener Valk'. »

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