To be or not zombie (3/3)

Après des débuts en dents de scie, j'avoue que la soirée s'est largement améliorée au cours des deux dernières heures. Comme exigé par Molly, j'ai sacrifié au rituel du cadeau d'anniversaire. Si j'avais peur qu'ils m'aient choisi un présent trop hasardeux, j'ai été agréablement surprise de trouver une jolie mallette contenant un trousseau complet de maquillage et deux flacons de parfum floraux.

Merci, Molly.

Ma meilleure amie me charrie sans cesse sur mon obsession du camouflage. Au lycée, il ne se passe pas un seul intercours sans que je ne traîne la petite brune dans les toilettes pour retoucher un travail de longue haleine. Peu m'importe de paraître superficielle, une réputation faussée vaut mieux qu'un secret dévoilé.

La musique a repris, les rires se sont enchaînés. Neil m'a aidée à porter l'énorme pudding au chocolat et aux noisettes, Molly a failli tourner de l'œil en y découvrant de minuscules vermicelles de riz, Jed et Clarence se sont chargés de remplir les verres dès que leur contenu baissait en dessous de la moitié.

En définitive, la soirée s'est avérée encore meilleure que je l'avais espérée. Mes chers parents ont finalement décidé de se montrer discrets, Carl n'est pas réapparu et, l'alcool aidant, mes camarades ont abandonné toutes leurs réserves pour s'amuser avec autant de verve qu'à l'accoutumée.

À la fois heureuse et étourdie, je lâche un soupir de bien-être en refermant la porte de la terrasse sur moi. L'assommante musique en sourdine, je peux enfin entendre le vent souffler, déranger mes cheveux, laisser sa fraîcheur m'envelopper.

C'est le même manège chaque jour, lorsque la dernière sonnerie du lycée marque la fin de la mascarade, à savoir rester enfermée plusieurs heures au milieu d'une foule d'ados, recevoir de plein fouet toutes leurs émotions non contenues, m'interdire formellement la réciproque.

- Hey.

Assis sur la première marche du petit escalier de pierre, Cody m'adresse un bref signe de tête. Une bière à la main, son tablier roulé dans son dos, il semblerait que lui aussi ait besoin de s'isoler du brouhaha ambiant.

- Tu fais une pause ?

- Si on veut..., répond-il d'un haussement d'épaules. Il est presque minuit et tout le monde là-dedans commence gentiment à être bourré. Je tiens pas à me trouver dans les parages quand Molly va réclamer une bouteille vide et enfin tenter de bécoter Monsieur J'ai-pas-envie-de-m'engager.

Cynique, mais réaliste, l'allusion m'arrache un gloussement moqueur. Molly n'a jamais caché son intérêt pour Neil. Et si ce dernier a toujours prétendu que l'amitié valait davantage qu'un amour de lycée, il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer les infimes rapprochements opérés chaque semaine entre nos deux - futurs - tourtereaux.

- Je n'y avais pas pensé... Du coup, je vais rester avec toi ! pouffé-je en le rejoignant au bord de l'escalier.

Souriant, le garçon me propose le fond de sa bière, que je refuse d'un bref signe de la main.

- Alors, comment trouves-tu la fête ?

- À ton image. À la fois très cool et... terrifiante !

Ben voyons.

- Arrête, tu dois être le seul qui n'a pas flippé en arrivant au manoir. Ou lorsque Carl est descendu.

- Qu'est-ce que t'en sais ? J'étais planqué derrière mon masque...

Espiègle, son sourire reflète l'innocence de son âme. Débarrassé de son déguisement, perdu dans un pull en laine trop large pour lui, Cody ressemble enfin à ce qu'il est : un lycéen comme un autre, quoiqu'un peu dérangé sur les bords.

Avant cette année, lui et moi ne nous fréquentions pas vraiment. Électron libre, Cody a l'habitude de changer de cercle au gré de ses humeurs. Parfois, il s'incruste une semaine avec Molly, Neil et les quelques autres qui forment notre bande d'amis, puis papillonne quelque temps ailleurs avant de revenir, aussi volubile et à l'aise que s'il n'était jamais parti.

Toutefois, notre relation a évolué depuis la rentrée. Seuls élèves de notre classe à opter pour la spécialisation en physique, c'est tout naturellement que nous sommes devenus binômes de travail. Je le connaissais exubérant et blagueur, je l'ai découvert brillant et passionné. Notre entente a été rapide, nos résultats, fulgurants.

- Bon ok, j'étais pas trop paniqué, avoue-t-il en riant, mais c'est parce que mes vieux m'ont biberonné aux films d'horreur. Pour un non initié, je t'assure que ta baraque a tout de l'antichambre de l'Enfer. La tombe annonçait la couleur, cela dit. Quand je pense que tes parents passent pour des marginaux à Falstone... Par rapport à tes aïeux, ils sont hyper sobres, en fait !

Amusée, j'accompagne discrètement son rire tandis que le vent s'apaise encore. Parallélisme intéressant que la Nature qui s'adoucit alors que, dans le manoir, l'Homme s'affranchit de ses craintes. Comme si la balance ne pouvait s'équilibrer sur Kielder Hill.

- Je ne me rends pas vraiment compte. J'ai toujours vécu ici.

Le regard tourné vers la forêt, Cody prend le temps de la réflexion tandis que, distraitement, je plisse le tissu de ma chemise de nuit.

- Elsie, monter jusqu'à Kielder, c'est comme débarquer dans un nouvel univers. Un truc interdit, entre fantasme et réalité. Putain, même le brouillard fait le job ! Chez toi, il est dense, oppressant, on a autant envie d'en sortir que la trouille de ce qu'on pourrait trouver de l'autre côté si on ose. Et quand on ose, on tombe sur un manoir lugubre de deux siècles, un jardin laissé à l'abandon, des arbres morts et la tombe d'une nana de notre âge ! Manque plus qu'un tueur psychopathe et on a tous les éléments d'un bon vieux slasher des années 80.

Oh.

- Et ça te plaît ?

- La bouffée de stress passée, ouais, carrément. Mais pour être honnête, je préfère l'ambiance de ta maison.

À mon expression interloquée, il se fend d'un mince sourire et siffle une gorgée de bière.

- Au risque de paraître cinglé, je la trouve chaleureuse.

- BOUTEILLE !

L'instant de stupéfaction écoulé, nos ricanements se joignent en douce alors que des exclamations enthousiastes fusent de l'intérieur du manoir.

- Chaleureuse ? reprends-je, curieuse de savoir ce que renferme un adjectif aussi insolite.

- Oui. Dans un salon, une guirlande de lumière, même dépouillée, c'est intime, pas morbide. Et tu vois, ça..., ajoute-t-il en prélevant délicatement le chrysanthème fiché dans mes cheveux. C'est signé Edna, pas vrai ? Ma mère m'a raconté que la tienne porte toujours des fleurs sur elle, quand elle vient à la poste. Alors, ok, ton déguisement est super réaliste, mais il ne me fait pas peur. J'vais même te dire, je trouve dans tout ce spectacle que t'as mis en place une nouvelle raison pour affirmer que les zombies ne sont pas les tarés dénués de conscience qu'on surutilise dans la culture.

- Euh... quoi ?

Manipulant la fleur entre ses doigts, il expire doucement avant de maugréer :

- Peu importe le support, on a toujours vendu les zombies comme des créatures abominables... Des êtres qui ont basculé vers la mort, privés de la parole, incapable de coordonner leurs gestes ou d'éprouver la moindre émotion. Comme si leur cerveau avait claqué alors que leur corps fonctionnait encore, tu vois ce que je veux dire ? Moi, je pense au contraire qu'on devrait retenir le fait que ce sont des cadavres vivants et s'intéresser à l'humanité dans la mort plutôt qu'à la mort dans la vie.

- Waouh. C'est un copain zombie qui t'a convaincu de militer pour sa cause ?

Gentiment raillé, l'ombre d'un sourire étire le coin de ses lèvres.

- J'ai pas eu ce privilège, encore... Mais c'est logique. Regarde, on glamourise à fond les vampires alors que les zombies restent d'éternels fouteurs de merde. Je ne trouve pas ça juste ! Si on octroie un cœur aux vampires, les zombies en possèdent forcément un aussi, puisqu'ils ne sont qu'à demi morts, je le rappelle... Et si on va par là, pourquoi on n'imaginerait pas qu'ils puissent aussi éprouver des émotions, aspirer à quelque chose de particulier ou même frayer avec des êtres vivants ? Tiens, c'est une idée intéressante, ça, la sociabilité des zom...

- Attends, Cody, tu crois sérieusement à ces trucs-là ?! l'interrogé-je, proprement estomaquée.

- J'sais pas, admet-il, ses iris chocolat brillant de malice. Faut bien croire en quelque chose, non ? Alors Dieu, le Diable, les morts-vivants... est-ce que ça a tant d'importance ? J'aime le mysticisme, mais j'aime surtout piger les choses. Avec Dieu, c'est compliqué, il répond pas à mes questions, et le Diable, j'ai peur de l'emmerder ; mais les zombies, Elsie... Ils sont fascinants, les zombies. C'est comme des âmes déchues restées sur terre, sauf qu'on en connaît pas les enjeux... Et malheureusement, c'est pas avec les crétins des films de genre qu'on risque d'en savoir plus, achève-t-il avec aigreur.

Songeuse, je lorgne mon binôme et ami, qui a probablement exagéré certains propos, mais dont le raisonnement m'interpelle. Se pourrait-il que... Non. Non ? Et pourquoi pas ? Je n'ai jamais envisagé cette éventualité, mais après un discours aussi équivoque, il serait stupide de ne pas y penser. Les centres d'intérêt, l'intelligence bouillonnante, le mépris du risque... Cody.

Bon sang...

Redoublant d'attention, je me focalise sur ces traits qui abandonnent progressivement les rondeurs de l'enfance. Alors que j'étais persuadée l'année dernière qu'il était imberbe, l'ombre de la repousse de sa barbe se dessine sur sa mâchoire. Sa carrure semble légèrement plus élargie depuis quelque temps, mais j'ignore s'il s'agit d'une évolution naturelle ou le résultat des séances de musculation qu'il a commencé à suivre avec Neil. En revanche, je perçois sans mal la curiosité émaner de chaque pore de sa peau, comme une étincelle de chaleur crépitant sur la chair de poule de ses bras.

Il a grandi. Il a froid.

Tout va bien.

- Ok, admettons ! lancé-je avec entrain. Si tu avais l'occasion de demander un truc à un zombie, ce serait quoi ?

- Poser une question à un zombie ? répète-t-il, les sourcils froncés.

- Oui.

Il souffle, reluque sa bière désormais vide, puis la forêt devant nous. La concentration se lit sur son visage, et je retiens un sourire d'amusement. Il joue le jeu, cherche la question dont ma réponse lui permettrait de dévoiler une part du mystère. Pour le jeu, évidemment. Ce n'est pas comme s'il pensait que je pouvais apporter de réelles explications sur...

Oh ! Non...

Envahie d'un malaise soudain, je dévisage mon interlocuteur avec une défiance renforcée. Âcre, la bile s'accumule dans ma bouche, un nœud oppresse ma poitrine, mes jambes se mettent à fourmiller. Pour la deuxième fois de la soirée, une volée de frissons emprisonne mon corps et glace mon âme.

Je suis perdue.

Pétrifiée, j'accroche ses prunelles, les sonde du mieux que je peux. La pénombre nous enveloppe, mais je discerne sans mal leur reflet chocolat scruter l'horizon, disparaître sous les paupières, puis se poser sur moi, grave.

- Est-ce qu'ils peuvent bander ?

Oh ! L'espèce de...

Flamboyant de malice, l'idiot me gratifie d'un rictus fier. Il m'a eue et il le sait, même s'il ignore à quel point. Brouillée entre soulagement et indignation, j'assène une légère tape sur sa cuisse, qui déclenche une vague d'hilarité passablement contagieuse. Bonne joueuse, je cache mon amusement en secouant frénétiquement la tête.

La complicité qui nous lie me plaît. Comme Molly, l'adolescent me raccroche à une jeunesse perdue depuis longtemps. Si mon amie se réserve mon affection, Cody cultive mon ouverture à l'autre et mon sens de la curiosité.

Ils me manqueront, à la longue.

Peu à peu, son enjouement s'atténue alors qu'il me guigne sans mot dire, puis tend la main dans ma direction, paume tournée vers le ciel. Limpide, son intention emplit pourtant mon esprit d'une confusion douloureuse. Je ne peux pas faire ça. Je n'en ai pas le droit.

Ostensible, mon hésitation lui arrache un soupir quasi inaudible.

- S'il te plaît ?

Sa voix est claire, douce. Il ne me presse pas. Tout au plus m'invite à une nouvelle expérience. Ce en quoi notre duo est le meilleur.

Prise entre deux feux, je choisis le plus exaltant et avance ma main vers la sienne, jusqu'à la frôler. Moins froide que la mienne, sa peau distille une sensation étrange dans mon être, un mélange d'envie et de dégoût que j'ai le plus grand mal à expliquer. Sous ce contact particulier, mon souffle s'arrête tandis que mes sens s'accroissent. Cette fois, il n'est pas question de jeu. Cody ne plaisante plus. Loin de là.

Les sourcils froncés, il examine scrupuleusement les reliefs nécrosés de mes chairs, leur teinte aux diverses nuances de violet, de bleu, de noir. Sa paume contre la mienne, je sens ses veines pulser à tout rompre, signal dangereux d'une émulation trop forte.

En d'autres circonstances, j'aurai stoppé là les investigations du curieux. Mais ce soir, alors que j'ai presque vécu une fête d'anniversaire normale, qu'il fait si bon dehors, je n'en ressens pas la nécessité. Pire, j'ai peur... et j'aime ça.

Fascinés, ses iris ne quittent pas ma main, passant au crible chaque arrête, chaque courbe, chaque imperfection. Ses sourcils se froncent, se détendent, se contractent à nouveau. Son rythme cardiaque accélère, son intérêt se décuple. N'y tenant plus, il approche sa main gauche, si lentement que cela semble à dessein. Quand son index effleure l'os, un tressaillement me parcourt l'échine. Lui ne bouge pas, mais la tension qui l'habite ne fait pas de place au doute. Les rouages de son cerveau ne le ménagent pas.

Doucement, son doigt appuie sur le mien, jusqu'à se presser contre l'amas de chair formé au niveau de la première phalange. Il inspire, moi aussi. Continue sa lancée, millimètre par millimètre, emportant avec lui une peau raidie par les ténèbres.

Bon sang...

Ne vais-je pas trop loin ? Cody est mon camarade, un ami, mais jamais il n'a été prévu que nos rapports prennent une tournure si... intime. À mesure que l'épiderme se tend contre mon os, un élan de culpabilité refroidit mes nerfs surchauffés. En agissant avec autant d'imprudence, je ne mets pas seulement en danger mon existence, mais aussi celle de mes parents et de Carl.

Frissonnante, j'observe son visage trahir ses émotions. À l'incompréhension légitime se mêle une volonté farouche de poursuivre son inspection et avant que je ne l'anticipe, son pouce glisse sur le dos de ma main. Stoppe sur une plaque roidie, cercle une marque plus sombre, caresse la rigidité d'une arête. Ses lèvres s'entrouvrent, les miennes se pincent. Je veux m'éloigner, mais il me retient, accentuant la pression qu'il exerce sur mon corps et ma raison.

Abrupt malgré lui, son geste soulève mes chairs et, dans le faible halo de la lampe extérieure, laisse apparaître une pluie de minuscules stries blanches, nues, mouvantes. Horrifiée, j'assiste avec impuissance aux derniers instants d'une illusion maintenue pendant plus d'un siècle, réduite à néant par une erreur stupide. Illusion de normalité. Illusion de tranquillité.

Ma propre illusion.

- Putain... Je délire, là, c'est pas possible...

Au supplice, j'extirpe brutalement ma main de son emprise et me redresse aussitôt, sur le qui-vive. Plus lent, Cody m'imite sans me quitter des yeux. Étrangement, ses traits ne marquent pas la peur, mais je ressens parfaitement sa température corporelle monter en flèche, le sang affluer dans ses veines, sa respiration se saccader. Médusé, le garçon me reluque de haut en bas, avant que le masque de la colère ne remplace celui de la stupéfaction.

- Merde, Elsie, t'as mis quoi dans le cocktail ?!

Désorientée, j'esquive les reflets incendiaires de ses iris, croise mes bras sur la poitrine. Sans le savoir, il m'offre une porte de sortie que je ne peux refuser, au risque de perdre tout ce que j'ai de plus cher.

- Rien du tout ! asséné-je avec un aplomb totalement simulé. Mais tu en as sûrement trop bu. Bon, il fait froid, là, je retourne à l'intérieur.

Si je craignais qu'il me suive, voire me stoppe pour une confrontation désagréable, je suis surprise - et rassurée - de constater qu'il n'en est rien. Trop soufflé pour esquisser le moindre geste, Cody me laisse fuir, honteuse et paniquée, jusqu'au salon où l'enthousiasme adolescent a laissé place à une langueur chargée d'alcool et de fumée.

Leur jeu du bécot hasardeux terminé, les élèves se sont scindés en deux groupes de discussion. Sur la causeuse, Molly somnole à moitié, emmitouflée dans son plaid. En fond, l'enceinte émet sans se lasser des classiques de pop anglaise. Une ambiance typique de fin de soirée. Du moins, je suppose.

Trop nerveuse pour me joindre à l'un des groupes, j'attrape au hasard deux ouvrages en haut de la bibliothèque et vais m'asseoir près de la petite brune. Son intérêt aussitôt éveillé, elle étouffe un bâillement discret et se redresse pour étudier ses prochaines lectures. Les minutes défilent sans que son babillage arrive à occulter totalement la tension qui remue mes nerfs. Pleine d'appréhension, je surveille la porte de derrière, dans l'attente d'un désastre annoncé, dans l'espoir d'un retournement de situation.

Quand, enfin, Cody réapparaît, la peur menace de me consumer de l'intérieur. Il lui suffirait d'une seule phrase pour réduire à néant un travail acharné, d'un seul geste pour que toute trace de moi disparaisse de la lumière.

D'un pas tranquille, presque nonchalant, il traverse le salon pour rejoindre Neil et les autres. L'expression neutre, il fait mine de suivre la conversation, hoche la tête à plusieurs reprises. À aucun moment, son regard ne cherche le mien. Pas une fois, son attention ne dévie ne serait-ce qu'une fraction de seconde dans ma direction. Comme si je n'existais pas.

Décontenancée, j'essaie tant bien que mal de me concentrer sur Molly, qui commente le texte au fur et à mesure de sa lecture. Néanmoins, chaque pause m'octroie un prétexte pour scruter le dos du châtain. L'intonation de sa voix est rieuse, son rythme cardiaque redescendu. Aussi fou que cela puisse sembler, il est détendu.

Mince. N'a-t-il pas compris ?

Entre doutes et craintes, la soirée s'étire encore quelques dizaines de minutes avant que les téléphones portables ne commencent à sonner, signe que les invités sont attendus par leurs géniteurs en bas de la colline. Soulagée, je bondis sur mes pieds pour les saluer, refuse les propositions de rangement, souhaite une bonne nuit à tout le monde.

Qu'ils partent. Vite. J'ai besoin de me retrouver seule.

Se défaisant à contrecœur du plaid, Molly ne proteste pas quand je lui ordonne de garder le gilet. Ses deux bouquins serrés contre elle, elle s'avance avec l'intention évidente de m'embrasser, que j'esquive en pressant brièvement son bras. Elle a mis des heures à tolérer mon apparence, inutile de l'épouvanter à vie.

Ce n'est que lorsqu'elle quitte le seuil du manoir, les épaules entourées d'un bras protecteur, que je percute mon manque total de camaraderie féminine. Trop préoccupée par le comportement de Cody, j'ai complètement oublié de quémander des nouvelles sur leur fameux jeu de la bouteille. Vraisemblablement, mon amie aura su se montrer convaincante auprès de son béguin.

Tant mieux, elle le mérite.

- Au fait...

Surprise, je me détourne d'un bloc vers l'indiscret. Oh, non... Naïvement, j'ai songé qu'il se fondrait dans le groupe pour m'éviter, mais c'était sous-estimer l'opiniâtreté de mon binôme de science.

Sur mes gardes, je serre les dents alors qu'il brise nos distances et susurre crânement à mon oreille :

- J'ai eu tout le temps de réfléchir quand tu m'as laissé en plan tout à l'heure et... j'aurais encore une bonne cinquantaine de questions à poser à cet ami spécial.

- C'est ça, grincé-je en m'écartant. On en reparle lundi, quand tu auras dessoûlé.

Loin de s'offusquer, son sourire s'élargit, confortant l'idée d'une victoire déjà acquise.

- J'ai hâââte ! chantonne-t-il en franchissant la porte, plus guilleret que jamais.

Le souffle court, je manque de m'affaisser sous l'intensité du bourdonnement fracassant mes tempes tandis que je surveille Cody presser le pas pour rattraper les autres... et s'arrêter au niveau du jardin. Les jambes prêtes à flancher, je l'observe mettre la main à la poche, en sortir un chrysanthème à demi dépouillé, se retourner vers le manoir.

À travers la nuit de Kielder, son regard me vrille. Juste une seconde, le temps suffisant pour s'assurer que je ne rate rien du spectacle qu'il prépare certainement depuis l'implosion de mon secret : tendre la fleur dans ma direction avant de la frôler des lèvres.

Et la jeter sur ma tombe.

Le vent se lève, m'offre un prétexte pour refermer brutalement la porte et couper court à une soirée bien trop riche en émotions. De l'excitation du début ne subsiste plus que le désenchantement. C'était la toute première fête que j'organisais. Ce sera probablement la dernière. Mais ça n'a plus d'importance, puisqu'enfin, j'ai atteint mon dix-huitième anniversaire.

Adossée au mur, je glisse lentement jusqu'au sol. Mes bras cerclent mes genoux, remontant ma chemise de nuit au-dessus de mes boots. Sans un mot, je scrute la parcelle du tibia visible entre le tissu et la chaussure. Jauni, usé, l'os reste néanmoins d'une solidité remarquable. Nul doute qu'il tiendrait encore plusieurs siècles, si on lui en laissait la possibilité.

Tout dépendra de Cody.

Relâché par ses maîtres, Carl se rue aussitôt dans l'escalier et bientôt, sa bouille sinistre se frotte avec frénésie contre mes flancs. Amusée, je délaisse mes jambes et gratifie le terrier d'une salve de caresses bien méritées. Après tout, c'est grâce à son intervention si Cody et Neil ne se sont pas retrouvés nez à nez avec Papa et Maman.

- Animatronique, hein... Pfff, la bonne blague.

- Bonsoir, Chérie ! s'exclame ma mère depuis l'étage. Alors, comment s'est passée la fête ?

Confuse, je baisse la tête alors qu'elle et mon père me rejoignent au rez-de-chaussée. Ils sont enjoués, je le sens. Heureux de m'avoir permis de réaliser un rêve d'enfant, soulagés d'en avoir fini avec cette mascarade ridicule. Les invités partis, ils redeviennent maîtres de Kielder Hill.

- Nous sommes désolés pour tout à l'heure ! s'égaie Maman en commençant déjà à virevolter dans le salon. Nous ne voulions pas t'embêter, tu sais, mais tu as raconté toutes ces choses et... Nous avons souhaité profiter de l'ambiance pour rire un peu, nous aussi.

Mes doigts crispés sur la fourrure rugueuse de Carl, j'acquiesce en silence. Je ne leur en veux pas. Ce n'est pas de leur faute si notre secret n'en est plus un.

- Elsie ? Tout va bien ? s'inquiète mon père en s'accroupissant à mon niveau.

Rassurante, sa main se presse doucement sur la mienne, instillant un picotement glacé dans mes membres. Enfin en sécurité, je relève la tête et plonge dans les orbites vides d'un homme perpétuellement soucieux.

Ils ne sont pas au courant de ma bourde. Ils auraient pu espionner sans mal ma conversation avec Cody, mais ils ont préféré m'accorder un instant d'intimité avec l'un de mes meilleurs amis. Leur délicatesse ne cessera de surprendre, même si je devrais y être habituée. Depuis toujours, leur seul et unique but réside en mon bon plaisir.

Je ne peux pas leur avouer la gravité de la situation. Ils ont tant fait pour moi, je refuse de leur infliger une nouvelle source d'angoisse avec mes bêtises d'adolescente à demi décomposée.

Cody tiendra sa langue. Quoiqu'il m'en coûte.

Consciente de mon ingratitude et persuadée de le regretter tôt ou tard, j'ébauche un faible sourire et souffle, épuisée :

- C'était la meilleure fête de toute mon existence.


(21/05/2021)

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