To be or not zombie (2/3)

Son dégoût est ostensible, son hésitation, naturelle. Pourtant, il ne se défile pas ; se saisit du verre en bout de table, le remue pour en évaluer couleur, consistance, odeur, avant de le porter à ses lèvres. Attentive, j'entends sa respiration se bloquer alors qu'il aspire une petite quantité de mélange. Il ne dit rien mais très vite, ses sourcils se froncent pendant qu'il cherche à décortiquer les arômes qui lui chatouillent le palais.

- Tu vas t'en remettre, tu penses ?

- Vodka et canneberge ? questionne-t-il enfin.

- Et jus d'ananas, pour la texture, acquiescé-je avec amusement.

Entre désillusion et soulagement, Neil secoue la tête en reposant le gobelet sur la table. Il s'est fait avoir, mais je sais qu'il ne m'en tiendra pas rigueur. Malgré sa froideur apparente, il n'est pas le dernier de mes camarades à priser mon douteux sens de l'humour.

- Bien joué, concède-t-il, un mince rictus au coin des lèvres.

Fidèle à mon habitude, j'ébauche une rapide courbette avant de lui fourrer dans les bras le plateau des canapés.

- Tiens, aide-moi à amener ça au salon !

De retour dans la pièce principale, je constate avec plaisir que mes camarades semblent plus détendus qu'à leur arrivée. Certains se sont installés sur la causeuse tapissée de velours olive, deux autres ont pris possession des fauteuils, la plupart sont assis à même le parquet. Dénichée je ne sais où, une enceinte stéréo crache en fond sonore un tube électro qui contraste fortement avec l'atmosphère lugubre de la pièce.

Une fête normale, en somme.

Ravie, je ne m'attarde pas et fonce à l'étage récupérer un plaid et un épais gilet de laine. Si le froid ne me dérange pas, j'admets volontiers que les températures glaciales du Northumberland peuvent être difficiles à supporter, même pour un habitué.

Quand je redescends, les exclamations mitigées de mes invités devant le plateau de boissons m'arrachent un ricanement satisfait. Décidément, il suffit de peu pour dissimuler l'évidence et semer le doute...

Un glapissement de gratitude sort de la bouche de Molly lorsque je lui tends de quoi se réchauffer. Il ne lui faut qu'une seconde pour revêtir le gilet et s'emmitoufler tout entière dans la couverture, avant de me dédier un sourire empreint d'affection.

- Hey, Elsie ! s'écrie tout à coup un savant à l'improbable perruque blanche - Jed, je crois. Tu ne trouves pas glauque d'avoir une ancêtre enterrée dans ton jardin ? J'veux dire, tu passes devant tous les jours, ça doit faire bizarre de lire son nom sur une pierre tombale, nan ?

- Au contraire ! me rengorgé-je, bouffie d'orgueil. Elsie Jefferson était une jeune femme merveilleuse, pleine de vie et bourrée de talents ! Je suis très fière de porter son nom !

- Sans déc ? ironise Neil en s'installant sur l'accoudoir de la causeuse, près de Molly.

Un brin agacée par le mordant de sa réflexion, je cherche le regard de mon amie, qui hoche la tête en signe d'encouragement.

- C'était la grand-tante de mon père. Elle est née dans cette maison, en novembre 1876. Ses parents l'adulaient, ils se pliaient en quatre pour satisfaire le moindre de ses caprices. Elle était passionnée de sciences, surtout de physique ; d'ailleurs, les travaux de Crookes et Joule ont longtemps constitué son obsession majeure. C'était aussi une amoureuse de la nature et une grande sportive : elle et sa mère randonnaient tous les week-ends sur les hauts des environs de Kielder. Mais une nuit...

Je m'interromps, peu certaine de vouloir continuer. Je n'ignore pas que ma famille et moi passons pour des excentriques, à Falstone. Rien que le fait de vivre à Kielder Hill, dans ce vieux manoir délabré, alimente les ragots des sages foyers de la petite communauté. Si l'on ajoute la manie de ma mère à s'immiscer dans toutes les associations possibles et imaginables, les tenues hautes en couleur - et en motifs - de mon père et mon curieux dossier scolaire, entre résultats spectaculaires et comportement... spectaculaire, je crois que les Jefferson ont une image suffisamment farfelue sans avoir besoin d'en remettre une couche avec leurs aïeux.

- Une nuit... ? répète une voix que je connais bien.

Debout près de la cheminée, son masque sur le visage, Cody me lorgne avec attention. La chanson est terminée et personne ne semble se soucier d'en lancer une nouvelle. Typiquement le moment où, dans un film pseudohorrifique, l'intrigue bascule de la sympathique réunion d'ados à l'angoisse qui préfigure une boucherie collective.

Après tout, c'est l'occasion parfaite.

- Sur le trajet du retour, la météo s'est dégradée. Les deux femmes ont essuyé une terrible tempête, elles n'ont pu rentrer qu'au matin. Elsie a contracté une pneumonie et malgré tous les soins dispensés par ses parents, elle est morte quelques jours plus tard.

Un malaise monumental accueille ma sortie. En dépit de la pénombre relative de la pièce, je distingue sans mal les tics nerveux, les grimaces, l'affaissement des épaules. Comme lorsqu'un ami évoque le décès d'un proche et qu'on ne sait comment réagir.

- Merde...

- Ses vieux ont dû déguster...

- Oui. Ils lui ont érigé une tombe magnifique au plus près de leur maison, mais au lieu de l'atténuer, le rappel quotidien de la perte d'Elsie a accru leur chagrin. Pendant l'hiver qui a suivi sa disparition, les parents Jefferson se sont isolés de leurs voisins, de leurs amis, du village. Ils n'avaient plus le goût de rien, seul comptait pour eux le souvenir de leur enfant chérie.

- C'est affreux... Comment ils s'en sont sortis ? souffle Molly en se blottissant contre Neil.

Suspendu à mes lèvres, le groupe entier me scrute avec appréhension. Du boute-en-train du lycée, me voilà devenue conteuse de veillée. Dans mon rôle, je croise les bras et avance, grave, jusqu'à la guirlande. Le visage éclairé par le faible halo lumineux, je prends le temps de contempler chacun de mes invités. Fascination, répulsion, crainte, trois émotions qui s'entremêlent différemment selon le visage, sans qu'aucun d'eux n'ose rompre l'ambiance pesante instaurée par mes soins.

- Le dernier jour de l'hiver, ils se sont pendus à l'arbre qui surplombait la tombe d'Elsie.

Un hoquètement étouffé parvient à mes oreilles. Aussi réjouie que désolée, j'adresse une moue compatissante à mon amie, dont le minois déconfit menace de disparaître entre le plaid et le sweat de Neil.

- Mais il n'y a qu'une tombe, objecte ce dernier, les sourcils froncés.

- À la fin du XIXe siècle, l'anglicanisme considérait les suicidés indignes de sépultures. Les Jefferson ont été enterrés à la va-vite près de leur fille, sans service religieux.

À nouveau, un blanc tombe dans la pièce. On n'entend plus que le vent qui hurle au-dehors. Et quelques respirations hachées, quelques déglutissements douloureux, quelques tripes qui se nouent, mais ça, je suis certainement la seule à le percevoir.

- J'admets qu'ils étaient un peu fêlés, à l'époque..., clôturé-je, plutôt fière de mon effet.

Tchac.

Rooh, si on ne peut plus plaisanter...

Surpris, mes camarades lèvent la tête au plafond tandis que je bois une gorgée de cocktail. Mon speech ayant achevé de poser l'atmosphère, j'imagine que le moindre bruit sorti de nulle part constitue l'étincelle qui embrasera leur cerveau d'une angoisse aussi absurde qu'ingérable.

Plus fort que le précédent, un second coup arrache un faible cri à Molly.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Ça vient de l'étage, non ?

- Non, c'est le vent. Avec la vitre cassée...

Tchac.

- C'est pas le vent, Jed..., affirme Cody en ôtant son masque. Y a quelqu'un en haut.

Bon, ça suffit, maintenant.

- Tes parents sont là ? Je croyais qu'ils passaient la soirée chez des cousins à vous ? me presse Neil, le regard noir.

- Pourquoi est-ce qu'ils feraient ce genre de bruit ? tenté-je, sur la défensive.

- Pour nous faire flipper ? ose Molly, morte de trouille.

Tchac.

Mais taisez-vous, bon sang !

- Le bruit serait moins régulier, raisonne Cody en triturant distraitement son masque. J'ai vu des dizaines de films d'horreur. Les coups au plafond, c'est un classique, mais s'ils sont réguliers, c'est généralement à cause d'un mécanisme tout ce qu'il y a de plus banal. Quand ça frappe au moment où on s'y attend pas, , c'est flip...

TCHAC !

À l'image de mes camarades, je sursaute, estomaquée par la puissance de ce dernier coup, tandis que mon binôme de science lance un regard indigné au plafond, comme s'il venait personnellement de le défier.

- Ok, j'y vais... Elsie, tu m'accompagnes ? ajoute-il en me se tournant vers moi.

- Il n'y a rien en haut ! assuré-je avec énergie. Qu'on soit clairs, Cody, je ne t'autorise pas à monter, vu ?

Tchac.

Sérieusement...

Ignorant mon avertissement, Cody jette un bref regard à Neil avant de replacer son masque sur son visage. La mine décidée, le grand blond se redresse et lui emboite le pas en direction de l'escalier. Un vent de panique se répand dans mes membres. Ils ne peuvent pas monter ! L'étage n'a jamais fait partie de l'accord passé avec mes parents ! Si les garçons s'entêtent, tous mes efforts seront réduits à néant. Je ne peux pas permettre un tel échec. Il en va de notre sécurité.

En dernier recours, je me précipite vers l'escalier et parviens à la première marche juste à temps pour leur barrer le passage.

- Les gars, je suis sérieuse, grondé-je, menaçante. Vous ne monterez pas.

- Désolé, Elsie, réfute le châtain en m'évitant d'un leste saut sur le côté. Tu peux pas bricoler une soirée aussi morbide et nous empêcher de vérifier que ce sont bien tes vieux qui font ce bordel.

D'un hochement de tête, Neil valide l'assertion alors qu'il se décale à son tour pour passer. En désespoir de cause, j'empoigne son sweat et le tire brusquement vers l'arrière. Déséquilibré par une force qu'il ne soupçonnait pas, le jeune homme manque de s'affaler au sol, se rattrape de justesse, m'envoie un regard assassin. Pétrifiée, j'oscille entre Cody - arrêté au milieu de l'escalier - et le grand cynique, prêt à m'invectiver dans les règles de l'art.

- Euh, je... je suis dé..., bredouillé-je.

- HIIII !! coupe Molly, hystérique.

Ma tête dévisse illico vers le haut des marches, où apparaît la silhouette efflanquée de Carl. Fier et abominable, le cabot me reluque avec insistance, jappe deux fois, puis descend l'escalier, indifférent au corps de Cody plaqué contre le mur, à Neil qui recule vers le salon, au reste des adolescents qui retiennent souffle et amuse-gueules à l'intérieur de leur corps.

Arrivé à ma hauteur, Carl frotte ce qu'une personne lambda appellerait un museau contre mes jambes. Éberluée, je l'observe ruiner d'une assurance tranquille tout ce que j'ai mis des mois à bâtir. Puis réalise, au contraire, l'opportunité qu'il m'offre malgré lui.

- D'accord, vous avez démasqué mon chéri ! ris-je en m'accroupissant près du terrier. Les amis, je vous présente Carl, votre farceur de ce soir !

Statufiés, les lycéens me guignent comme si j'avais perdu la tête avant de reporter leur attention sur mon compagnon. Des fois qu'il leur sauterait à la gorge en un aboiement effroyable... Je leur dirais bien que le molosse est aussi affectueux que n'importe lequel de ses congénères à quatre pattes, mais ce serait mentir. En vérité, Carl s'accroche au premier quidam susceptible de lui porter un peu d'intérêt. Mes parents, moi, les mammifères qui peuplent la forêt de Kielder...

- Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est que ça ? souffle Cody en surgissant derrière moi.

Encore froissée par son impolitesse, je toise mon ami avec dédain. Je ne suis pas prête d'oublier que sa curiosité dévorante a failli causer ma perte, ce soir.

- C'est un border terrier, ronchonné-je du bout des lèvres.

- C'est marrant, on dirait un cadavre sur pattes.

Bon sang.

J'ignore ce qui doit le plus m'alarmer, entre sa vanne douteuse et l'excitation que trahit son intonation pendant qu'il reluque mon chien. Roulant des yeux, je rétorque d'une voix forte, à destination de tous mes spectateurs rongés d'angoisse :

- C'est une animatronique, idiot !

- Une quoi ?! questionne Neil, dont le regard sombre se teinte d'une curiosité improbable.

- Un robot avec un endosquelette mécanique, explique Cody en ôtant pour l'énième fois son masque de Leatherface.

Si son ton était explicite, son visage rayonne littéralement d'intérêt alors qu'il se baisse à notre niveau. Féru de sciences en tout genre, le garçon ne peut décemment pas snober un spécimen aussi étrange que Carl. Un brin stressée, je me crispe quand ses doigts effleurent le poil noirci du chien, sans que ce dernier ne réagisse.

À l'aise, mon binôme esquisse une légère moue avant de poser sa main sur l'abdomen obligeamment présenté de ce traître de cabot. L'espace d'une demi-seconde, un courant électrique traverse mon corps et mille conjectures, plus désastreuses les unes que les autres, se pressent dans mon pauvre cerveau ramolli.

Et si c'était la fin ? Le gentil Cody se transformera-t-il en monstre ? Molly sera-t-elle de ceux qui me verront sombrer ? Serait-elle capable de m'asséner le coup de grâce ?

Insidieusement, l'air se refroidit autour de moi et pour la première fois depuis des lustres, je frissonne. La mort ne m'effraie pas. Disparaître, si.

- Ouep, rigide, confirme Cody en longeant doucement les flancs du terrier. J'imagine que tu as placé les servomoteurs dans un boitier isolant, mais perméable aux ondes ? Faut que tu me montres comment t'as bidouillé le truc !

Quoi ?!

- Les détails sont dingues de réalisme..., enchaîne-t-il avant que je n'ébauche la moindre remarque mordante sur ma soirée d'anniversaire. S'il lui manquait pas deux trois bricoles, il passerait carrément pour un vrai ! C'est con qu'il fasse si sombre, mais on dirait presque que tu t'es servie d'un clebs empaillé comme base...

- C'est le cas.

Quitte à mentir, autant utiliser l'explication la plus simple.

Indifférente aux expressions suffoquées de nos camarades, je me focalise sur Cody, le seul dont l'avis fera foi sur le groupe. Une fraction de seconde, il se trouble avant de retrouver son appétence naturelle.

- Pourquoi tu ne l'as pas laissé comme il était ?

- Je l'aime bien comme ça, grogné-je en me redressant.

Facétieux, son regard chocolat me vrille alors qu'il m'imite, presque à contrecœur.

- J'avoue qu'il claque, en toutou zombie... Mais tant qu'à faire, je lui aurais enlevé les deux oreilles.

- Et comment réagirait-il aux ordres dictés, s'il ne lui restait pas au moins une oreille ?

- Non, mais vous vous entendez ?! glapit soudain Molly, ulcérée. On parle d'un animal transformé en expérience mégasordide ! Elsie, je trouve ça ignoble, ce que tu as fait subir à ce pauvre chien... La science n'excuse pas tout ! Maintenant, est-ce que tu peux remonter cette chose affreuse à l'étage et enfin t'occuper du cadeau qu'on t'a fait, s'il te plaît ?!

Soufflée par un tel autoritarisme de la part de ma meilleure amie habituellement plus douce qu'un agneau, je baisse la tête. À mes pieds, Carl se contente de remuer la queue en surveillant son public. Mieux que quiconque dans la pénombre bienvenue du hall, je discerne tout ce qui ne colle pas avec l'image rassurante d'un gentil cabot en pleine santé.

Maigre à outrance, sa peau se détache par endroits, des croûtes séchées parsèment ses membres, il lui manque les yeux et l'oreille droite. Décharné, mutilé, nécrosé, le terrier s'avère un concentré d'horreur, prison d'une âme qui a conservé au fil du temps son innocence et sa joie de vivre.

- Monte.

Échappant un jappement plaintif, l'animal obtempère néanmoins et, alors qu'il disparaît en haut de l'escalier, l'ahurissement de mes camarades se dissipe rapidement au profit de quelques blagues de rigueur sur la folie furieuse de leur hôtesse. Rassurée par la tournure des événements, je m'autorise un soupir de soulagement quand le chuchotement rauque de Cody cingle mes tympans :

- Pour ta gouverne, mamzelle la génie : les robots n'entendent pas par les oreilles...


à suivre

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