L'Opale noire

Les sens en alerte, j'avance d'un pas lent au travers de l'épais brouillard installé dans la vallée. On y voit pas à trois mètres, c'est presque une mission suicide, mais qu'importe, l'habitude me mène autant que l'adrénaline.

Plus que l'étroit champ de vision, c'est surtout le silence qui me tend. Assourdissant. Écrasant. La désolation après le massacre. Il ne reste plus rien, ici, juste un vaste charnier pour les vautours.

Mon pied bute dans quelque chose de dur. Je vacille, peste en enjambant un corps inerte, me décale pour éviter celui d'à côté.

— Ne t'éloigne pas, me reprend Rafe.

Je lève les yeux au ciel, bougonne pour la forme. Je sais ce que j'ai à faire, bon sang !

— Arrête de jouer au major.

— Je suis major, corrige-t-il, d'un ton où suinte autant l'amusement que la contrariété.

C'est ça. Je pourrais rétorquer qu'il avait pourtant l'air bien à ma botte, entre deux et trois heures la nuit dernière, mais cet idiot ne vaut pas la peine que je me fâche en pleine mission. Un brin vexée, je l'ignore ostensiblement et continue d'avancer.

Les corps sont de plus en plus nombreux. Au cœur de la brume, alors que la nuit ne va pas tarder, difficile de distinguer grand-chose. Vérifiant que ma lame glisse correctement dans son fourreau, je me penche et évalue les soldats tombés il y a plusieurs heures. Le sang et la terre maculent leurs visages, ternissent leurs uniformes, les rendent méconnaissables. D'individus, ils deviennent indivisibles. Perdues au milieu des combattants, les armes s'éparpillent joyeusement. Un bouclier ici, une épée là, un glaive enfoncé dans un cadavre plus loin... S'il n'y avait la forme des casques et la longueur des chlamydes, reconnaître nos hommes des leurs relèverait du casse-tête ultime.

Progressant avec méthode, j'inspecte minutieusement chaque troupier. Certains semblent très jeunes, en deçà de l'âge réglementaire instauré par le comité. Des imbéciles qui se sont crus plus futés que les autres alors qu'ils n'étaient qu'inconscients. D'autres sont criblés de plaies, parangons de bravoure qu'on oubliera avant même de célébrer.

Je fais néanmoins quelques bonnes trouvailles : une dizaine de pièces sur un Losthenlin, des pierreries récupérées sur un gradé, quelques bijoux à droite à gauche. Dingue comme les soldats peuvent se montrer prévisibles. À la moindre bataille, ils enfilent toute leur rocaille brillante comme si elle détenait le moyen de les protéger. Et une pierre de lune par-ci, et une agate par-là...

Les Losthenlin sont les plus crédules, et ça arrange bien mes affaires. Si je n'ai aucun scrupule à détrousser un mort, j'avoue que je préfère m'en prendre à l'ennemi, le summum du plaisir étant lorsqu'il est toujours conscient, attendant la fin avec autant d'amertume que de résignation, rassuré que son petit caillou lui octroie un laissez-passer pour la dernière demeure des héros. Et bim, j'arrive, lui ôte son bien et l'abandonne à ses protestations larmoyantes. Pas de pitié pour ces ordures. C'est à cause d'eux qu'on s'entretue depuis des lustres.

— On rentre ! lance soudain Rafe à tous les équipiers.

Raah, pas déjà... Ignorant l'injonction, je glisse vers la droite, derrière un petit monticule de Renshras éventrés. Encore un bracelet d'argent, un collier serti d'ambre...

— Tu crois que tu fais quoi, au juste ? gronde une voix dans mon dos.

Sursautant, j'attrape instinctivement la poignée de mon glaive avant de remettre le major. Rassurée, je souffle en reprenant mon manège.

— Il reste du boulot.

— Je m'en fous ! La nuit tombe, on décarre, répète-t-il avec décision.

Et voilà, il recommence avec son protocole !

— Regarde ! objecté-je en désignant une broche en or ciselé accrochée au poitrail d'un macchabée opportun.

Si je reconnais un vrai travail d'orfèvre, c'est surtout la valeur du bijou qui m'allume. Un machin pareil doit valoir une fortune, aucun doute que le comité saura apprécier toutes les possibilités qui s'ouvrent à nous.

Semi-vaincu, Rafe me concède le sourire complice du coéquipier et amant de passage avant de rendosser le masque sévère du supérieur pénible.

— Et maintenant, on se tire. Les Losthenlin vont venir fouiller à leur tour, et eux, ils voient dans le noir. On est trop vulnérables. Allez, avant de se perdre dans ce merdier !

Pfff, personne n'est perdu. Il suffit de filer jusqu'à la masse sombre, là-bas, qui doit être la forêt, puis la longer en direction du Sud. Un enfant se repérerait les doigts dans le nez.

Bon. Pour peu que le temps soit dégagé, évidemment. Foutu brouillard !

Traînant les pieds à la suite de Rafe, je note tout à coup à quelques mètres sur la gauche un reflet lumineux. Intriguée, je jette plusieurs œillades à la lueur étrangement colorée. Pas moyen de distinguer quoi que ce soit, bien sûr, mais rien que le fait de la voir de si loin... Bordel, ce truc doit être énorme !

— Rafe...

— Si je dois me répéter, tu seras consignée pour la semaine, grogne le major sans se retourner.

Je me renfrogne. Les menaces, ce classique... Pourtant, il y a bien quelque chose, là-bas ! Un léger détour ne nous retarderait pas autant qu'il le redoute. C'est l'histoire d'une minute, deux au maximum... Et puis, merde, traquer les objets de valeur, c'est bien notre job, non ?!

Deux minutes, rien que deux minutes... Le résultat sera à la hauteur, j'en mettrais ma main au feu.

Décidée, je ralentis légèrement l'allure, laisse Rafe prendre davantage d'avance, puis coupe en direction de la lueur. Elle n'est pas si loin, à peine une dizaine de mètres... À mesure que mes pas me rapprochent, l'éclat se renforce, comme un phare dans l'obscurité. Ébahie, je constate que la lumière ne reflète pas une mais plusieurs couleurs. Un arc-en-ciel dans le brouillard, on aura tout vu !

— Nym, putain ! Reviens tout de suite !

Zut, grillée... Déterminée, je n'écoute pas la salve de jurons dans mon dos et accélère. Plus que trois mètres, plus que deux. Je trébuche sur le dernier, me retrouve à sur le sol boueux, fébrile, pile au niveau de ma cible... qui oscille devant mes yeux.

Stupéfaite, je réalise que l'objet est dans la main de son propriétaire, lequel s'agite en marmonnant des bouts de phrase incompréhensibles.

— L'opale, demain... Pardonne-moi, j'ai échoué... Surtout pas... Ida... L'opale...

Waouh. Il est bien sonné, celui-là. Le délire qui précède le dernier râle, je présume.

À son casque, je reconnais un Losthenlin. Sans égard pour lui, j'agrippe sa main et entreprends de desserrer ses doigts crispés sur la chose insolite. S'agirait de la récupérer avant que le major ne me fonce dessus comme le fou furieux que ses cris présagent.

— Merci, l'ami ! m'écrié-je en réussissant enfin à lui arracher son grigri. Bon voyage dans l'au-delà !

Victorieuse, je brandis l'objet en l'air avant de déchanter. Un galet noir ?! Comment un truc aussi sombre peut projeter... Oh, bordel, ça vibre ! Mais qu'est-ce qui se passe ?!

— Nym !

J'ai à peine le temps de me retourner vers Rafe que la pierre explose, à peine le temps de regretter mon imprudence que le souffle d'air m'envoie valdinguer au loin, à peine le temps d'entendre le hurlement du major que je sombre dans le néant.

***


Migraine. Suée. Engourdissement.

Soumise au fracas de lames contre mes tempes, j'enfonce la tête dans le creux de mon bras et tente de souffler, immobile. Qu'est-ce qui s'est passé, au juste ?

Penser amplifie la douleur, mais je n'arrive pas à occulter l'odeur de chèvrefeuille qui me chatouille les narines. Suspicieuse, j'entrouvre un œil, remarque enfin que je ne suis plus sur le sol, ni même dehors. Mince, l'infirmerie, carrément ? J'ai dû me prendre un sacré coup sur la caboche.

Je décale l'oreiller et soupire en enfouissant mon visage dans sa fraicheur bienvenue. Grâce au silence et à l'obscurité, ma migraine s'estompe peu à peu, je ne me sens plus fiévreuse, les idées me reviennent à peu près dans l'ordre... À la fenêtre, un rideau brodé laisse passer un rai de lumière. C'est le matin. J'ai dû rester dans les vapes toute la nuit. Rafe m'a sûrement ramenée au camp sur son épaule, pestant comme pas permis sur la piètre troupière qu'il trimballait comme un sac à patates. Je n'ose même pas imaginer le sermon carabiné qu'il va me servir...

Bon, pas la peine de s'inquiéter avant l'heure. Je n'ai encore jamais traîné à l'infirmerie, c'est l'occasion de jeter un œil. Assez grand pour deux, le lit est dur, mais plutôt confortable. Sous l'oreiller, un sachet de cuir rempli de chèvrefeuille séché. Dans un coin de la pièce, surplombée d'un petit miroir, une commode avec une bassine en terre cuite et un pichet à eau. De l'autre côté, un coffre en bois massif et un paravent. L'ensemble est sobre, mais fonctionnel. Et surtout dénué de tout matériel médical.

Le rideau remplaçant la porte se soulève, et une figure constellée de taches de rousseur apparaît.

— Hey.

Visiblement satisfaite de me trouver éveillée, l'infirmière sourit et s'avance dans la pièce. Je tique aussitôt devant le chiton orangé et la masse de cheveux frisés qui encadrent sauvagement son visage. C'est stupide, certainement, mais j'imaginais une allure plus... stricte.

J'ouvre la bouche, mais aucun son ne sort, ma gorge est tout enrouée. La jeune femme sourit et se dirige vers la bassine, qu'elle remplit à moitié d'eau avant de me rejoindre sans façon sur le lit.

Si son attitude calme et sans gêne avait plutôt tendance à me mettre à l'aise, j'avoue que le baiser qu'elle me plaque furtivement sur la bouche instaure d'un coup pas mal de questions aussi urgentes qu'incongrues.

— Tu as bien dormi ?

Dont celle-ci ne fait pas partie. Ok, cette fille n'est certainement pas une infirmière.

— Pas vraiment. Qu'est-ce que je fais ici ?

D'accord, le baiser était surprenant, mais rien en comparaison de la voix grave qui retentit lorsque je parle. Bon sang, ce n'est même plus un chat que j'ai dans la gorge !

La femme esquisse un faible rictus. Ses yeux d'un bleu gris intriguant se voilent, la paume de sa main remonte jusqu'à ma joue pour la caresser. Le geste est si doux qu'il me cloue sur place.

— Tu as si hâte de nous quitter ?

Perdue, j'observe l'inconnue sans répondre. S'agit-il d'une farce ? Rafe n'a pas ce genre d'humour, mais peut-être que les camarades de mission... Non, ils n'auraient pas osé ?

Sans prévenir, la jeune femme s'attaque à mes cheveux, qu'elle repousse avec une délicatesse infinie derrière mon oreille. Son teint déjà cuivré se colore davantage alors que ses billes oscillent entre les miennes et mes lèvres. S'attend-elle à ce que je l'embrasse à mon tour ? Bon sang, c'est trop d'intimité pour mes nerfs ! J'ai vraiment dû m'en prendre une sévère, sur le champ de bataille, parce que je ne remets pas du tout cette nana qui m'a pourtant l'air très entichée. Est-ce que j'ai perdu la mémoire ?

La femme doit sentir que je me tends, car elle s'arrête, la mine embarrassée.

— Habille-toi. Lethos va bientôt arriver.

Je devrais demander qui est Lethos, voire étendre la question à sa propre personne. Mais l'évidence me frappe de plein fouet lorsque je constate que ses taches de rousseur sont en réalité de minuscules points dorés tatoués sur ses joues et ses pommettes.

Une Losthenlin ! Bordel, je suis chez l'ennemi !

Pétrifiée, j'attends avec appréhension que la femme dise quelque chose, mais elle choisit de se lever, m'indiquant d'un signe de tête les vêtements déposés sur le paravent. Saisie, je note enfin la stature plus haute que la moyenne, la démarche légèrement claudicante, le discret scintillement de ses tatouages lorsque le rayon de lumière glisse sur sa figure, tout autant d'indices qui auraient du m'alerter bien plus tôt !

Le mourant m'aurait capturée après m'avoir piégée avec son caillou bizarre ?

Dès que l'inconnue disparaît, je me rue vers la fenêtre, écarte un coin du rideau pour épier l'extérieur. Des baraques en torchis, une rue pavée, des habitants qui se hèlent... Un village.

Je soupire, aussi frustrée que soulagée. M'évader ne devrait pas demander trop d'efforts. Même si ma geôlière est plus grande que les femmes Renshras, je ne doute pas d'arriver à la maîtriser au besoin. Par contre, je dois m'activer avant que ce Lethos, qui qu'il soit, ne débarque et...

OH, BON SANG, J'AI UNE BITE !

Je rêve – non, je cauchemarde – c'est pas possible ! Les yeux exorbités, je me tâte en long, en large et en travers, mais rien à faire, mes attributs sont bel et bien devenus masculins. Mes jambes flageolent, un vent de panique m'envahit à mesure que je réalise l'ampleur de la galère dans laquelle je suis fourrée. J'ai chaud, tellement chaud... Non, je délire, là !

Avisant le petit miroir accroché au mur, j'ébauche un pas de côté en retenant mon souffle. Ne pas m'évanouir, ne pas m'évanouir...

J'ai beau m'y attendre, j'échappe quand même un hoquet de stupeur en découvrant le reflet d'un homme d'une vingtaine d'années. Soufflée, je contemple les grands yeux ahuris, le nez aquilin, les lèvres fines ouvertes en un o presque parfait. De longues mèches brunes tombent sur mon épaule droite alors que le côté gauche est rasé. Pas de barbe, évidemment – les Losthenlin sont imberbes – mais des dizaines de points dorés tatoués sur les joues.

Merde. Putain de merde.

Le miroir est trop petit pour que je m'y reluque entièrement, aussi je baisse la tête afin de poursuivre l'inspection. J'ai l'impression d'être plus grande qu'avant, mais pas plus solide. Mes bras sont fins, mon torse peu musclé, mes jambes molles. Pas vraiment la version gros guerrier aguerri, plutôt celle de l'éphèbe délicat. Parions que ça ne m'aide pas des masses en cas de mauvaise rencontre. Encore que... puisque j'ai l'allure d'un Losthenlin, je devrais être libre de circuler, non ?

Toujours sous le choc, je nettoie sommairement mon visage – non, ça ne me réveille pas – et enfile le chiton en lin laissé à mon intention. Pour la forme, je furète dans la chambre à la recherche d'un quelconque objet qui pourrait me servir, mais le coffre ne contient que des vêtements et quelques bibelots d'argile.

Ignorant la chair de poule qui recouvre mes bras, je serre les dents et quitte la chambre. Quelques marches, un étroit couloir, et me voilà dans ce que je devine être la salle principale. Affairée devant la cheminée, la femme se redresse aussitôt avec un sourire avenant.

— Assieds-toi, ce sera bientôt prêt.

La pièce est vide, la partie supérieure de la porte d'entrée ouverte sur la rue. Je pourrais tenter de m'enfuir, mais l'odeur de gruau parfumé au miel qui s'échappe de la petite marmite en terre cuite m'affole bien trop les sens. Allons ! J'aurai plus de chances de réussir mon évasion le ventre plein.

Muette, je m'installe sur l'une des deux chaises en bois qui cernent la table et surveille mon hôtesse avec attention. Mélange complexe de haine, de crainte et de curiosité, la sensation qui m'étreint pendant qu'elle termine sa préparation atteint son paroxysme lorsqu'elle s'empare du pendentif caché sous son chiton.

La pierre noire !

J'ébauche illico un mouvement de recul, que l'inconnue ne remarque pas. Les yeux fermés, elle porte le galet à ses lèvres et récite à voix basse ce qui s'apparente à une prière.

Quand je disais que ce peuple était crédule... Je sais qu'au-delà de leur valeur monétaire, certaines gemmes détiennent des facultés particulières, mais de là à glorifier un caillou, on atteint le fin fond de la bêtise. Pauvre fille, elle me ferait presque pitié.

Mais une minute... Comment cette pierre peut se trouver ici, alors qu'elle a littéralement explosé dans ma main hier soir ? Il ne devrait plus en rester que de la poussière...

— Salut, la compagnie ! rugit soudain une voix de l'extérieur.

Redoublant de vigilance, je dévisage le nouveau venu avec circonspection. Haute stature, aspect rustique, allure joviale. Aussi lourd que je suis mince, aussi costaud que je suis frêle. Enfin un guerrier ! L'homme passerait presque pour un Renshras, s'il n'était pas aussi grand et surtout, s'il n'arborait pas ces stupides tâches d'or sur la figure.

— Ida ! La plus belle ! tonne-t-il en ouvrant ses bras à la jeune femme, laquelle s'y engouffre avec un large sourire.

Bon, je suppose qu'il s'agit de ce Lethos dont nous attendions la venue. A priori amical, même si j'ignore la raison de sa présence. Peut-être que je me trompe sur toute la ligne. Peut-être qu'ils la jouent accueillants pour mieux m'enfumer ensuite. Tout à coup, la délicieuse odeur du gruau ne me semble plus si alléchante. Au contraire, la suspicion m'envahit lorsque la dénommée Ida en dépose une écuelle remplie devant moi. Et s'ils tentaient de m'empoisonner ?

Je ravale néanmoins mes soupçons en voyant Lethos se jeter avec gourmandise sur la seconde écuelle. La femme pouffe d'amusement en pressant mon épaule, puis retourne auprès de la marmite sans faire mine de remarquer que je me suis complètement crispée à son contact.

Prenant mon courage à deux mains, j'ose interroger :

— Où on est ?

Sans cesser de s'empiffrer, Lethos m'envoie un regard en biais.

— Rapport à la guerre ? Nulle part, à mon avis. L'ennemi ne plie pas.

— Ils ne nous laisseront donc jamais tranquilles ? soupire la femme.

Lethos hausse les épaules, fataliste.

— Tu connais la cupidité des Renshras... Tant qu'ils n'auront pas pillé jusqu'à la dernière pierre de nos gisements, ils nous massacreront.

— Puisse la Très Haute veiller sur vous, murmure encore l'inconnue en portant son collier à ses lèvres.

Hum. Ils n'abusent pas un peu, question mélodrame ? Les Losthenlin se sont installés sur ces terres avant nous, certes, mais ils ont conclu des accords avec leurs estimés voisins. Une protection garantie contre les peuples du Sud et de l'Est, aussi sauvages que sanguinaires, et en échange, le droit d'exploiter les mines. Tout se passait bien au début, chacun remplissait sa part du contrat. Jusqu'à ce que les Losthenlin se rebiffent contre leurs protecteurs en s'alliant avec ces chiens de l'Est pour nous chasser. Nous nous sommes défendus, voilà tout. Et aujourd'hui, plus que jamais, notre société a besoin de ces richesses pour survivre.

Aigrie jusqu'à la moelle, je fronce le nez et lorgne le gruau d'un air mauvais, avant de porter directement l'écuelle à mes lèvres pour m'empêcher de rétorquer quelque chose qui ne plaira à personne.

— T'en fais pas, avec Gawain dans les rangs, on va les écraser ! Pas vrai, Gav' ? rit le guerrier en m'assénant une vigoureuse tape dans le dos.

Sidérée, je tousse, manque de m'étouffer, sens la nourriture remonter dans mes narines. La puissance de cet homme est appréciable, mais ses mots... absurdes. Qui est Gav' ? Nous ne sommes que trois dans la pièce. La sirupeuse Ida, Lethos la brute, et moi.

Oh... Oh, putain de merde...

— Si je pouvais vous accompagner..., souffle ma geôlière, d'un ton aussi désemparé qu'affirmé.

Je louche vers elle, l'enveloppe d'un regard critique. Elle est jeune, semble en bonne santé, ne montre pas de handicap significatif. Je croyais que les femmes Losthenlin combattaient, elles aussi. Manifestement, leurs coutumes ont évolué vers une séparation des sexes plus marquée.

— On vengera nos parents, Ida. Tu as ma parole ! gronde Lethos après avoir bruyamment vidé sa tasse.

Peu concernée, je poursuis mon repas en silence, espérant pour qu'on ne me demande pas d'enchaîner sur une diatribe du même acabit. J'ai mes côtés fourbes, mais cracher sur mon peuple nécessite des compétences hors de ma portée. Je suis fidèle aux Renshras, j'ai confiance dans le comité, j'ai toujours effectué mes missions avec cœur.

Bon, la dernière avec une réussite moindre, on dirait... C'est stupéfiant, ils me prennent réellement pour l'un des leurs. Un Losthenlin. Un soldat. Prêt à me battre pour leur cause.

Jamais ! Je m'enfuirai dès que l'occasion se présentera. Je rejoindrai les Renshras, leur expliquerai la situation. Ma condition pourrait même s'avérer utile au comité. De détrousseuse, je deviendrai espionne. Ces imbéciles tatoués n'y verront que du feu. Dans chaque problème, il y a une solution.

***

Le déjeuner achevé, Lethos rattache sa chlamyde sur ses épaules pendant qu'Ida m'aide à nouer une ceinture de cuir à mes flancs. La lame dans les mains, je lutte pour rester stoïque alors que mes deux ennemis ne se méfient pas. Trop tôt. Sans compter qu'abattre Ida, après toute la gentillesse dont elle a fait preuve à mon égard – même si c'était à son insu – me parait ignoble.

Émue aux larmes, la jeune femme me tend un casque avec peine.

— Promets-moi que tu rentreras, implore-t-elle, la voix chevrotante.

Gênée, je secoue la tête sans croiser son regard.

— Je ne peux pas promettre ça.

— Si, objecte-t-elle. Si, tu le peux ! Ta place est ici, avec nous. Tu reviendras ! ajoute-t-elle avec force.

Je ne réponds rien, enfile le casque sur mon crâne. Une larme roule sur la joue d'Ida, ses doigts se resserrent sur mon chiton, au niveau du cœur. Puis elle saisit la gemme nichée sous son vêtement, l'arrache de son cou d'un geste sec et le dépose fébrilement au creux de ma main.

— J'ai prié la Très Haute de t'accorder sa protection. Avec cette opale, tu me reviendras toujours.

Interdite, je contemple le galet noir avec un dégoût mêlé de crainte. Constellé de points de couleurs vives, il n'émet toutefois pas le dixième de la luminosité de la veille.

— Comment ça fonctionne, au juste ?

— Garde-la contre ta peau, indique la jeune femme. Elle préservera ton corps des blessures, et tu me reviendras.

En un instant, ma vue se brouille, un courant d'air glacé me transperce de part en part. J'entrevois avec consternation les implications d'un tel vœu. Comprends avec horreur qu'il a déjà été réalisé. J'ignore pourquoi, j'ignore comment, mais cette foutue opale, intacte ce matin alors qu'elle s'est autodétruite hier soir dans ma main, a transféré mon esprit dans le corps de son propriétaire. Gawain le Losthenlin. Le bénéficiaire des prières d'Ida.

Blessé à mort, le pauvre vieux n'a pas pu résister au violent souffle d'air qui s'est abattu sur nous. Mais, inexplicablement, son corps est tout de même revenu auprès de sa bien-aimée.

L'ésotérisme, ce truc que je ne pigerai jamais.

Plus émue que je ne le voudrais, j'ajuste à mon tour la chlamyde sur mes épaules, et me laisse enlacer par la jeune femme en pleurs. Une part de moi me somme de lui avouer la vérité, que son amoureux est mort, que je ne suis qu'une usurpatrice malgré moi. L'autre part refuse de lui infliger un tourment supplémentaire alors qu'elle parait déjà si fragile. Gawain ne reviendra pas au foyer, ce soir. Je serai loin, en sécurité auprès des miens, avec son corps.

Lorsqu'elle m'embrasse, j'entends Lethos rire avec bonne humeur. Lui semble persuadé de la réussite de cette nouvelle journée de bataille. Les pertes de la veille n'ont pas affecté son moral. C'est un homme de combat, il ne vit que pour ça. Troublée, je réponds au baiser d'Ida avec détermination. Je ne peux rien pour elle, si ce n'est lui offrir un dernier souvenir agréable de son compagnon.

Je ne m'attendais certes pas à sentir, au travers de son chiton, de légers coups provenir de son ventre.

***

L'esprit alerte, je marche aux côtés de Lethos en direction de la vallée. À vue de nez, trois cents hommes – et femmes – font route avec nous. Certains plaisantent pour s'insuffler du courage, d'autres gardent la mine fermée, songeant à leurs proches délaissés ou se focalisant sur cette nouvelle journée de combat. Quant à moi, je guette avec autant d'appréhension que d'excitation le moment où je pourrais fausser compagnie à mes faux camarades pour rejoindre les vrais.

Quand la bataille démarrera. Dans le feu de l'action, je me débarrasserai du casque et de la chlamyde. Mes cheveux détachés cacheront le gros des points tatoués sur mes joues. Pour le reste, ce sera à moi de rester en vie le temps de foncer vers l'arrière et trouver un gradé qui voudra bien m'écouter. Peut-être que Rafe traînera dans le coin, je sais qu'il aime surveiller les combats, des fois qu'un objet particulier attirerait son attention.

Profitant d'une halte près du ruisseau filant vers la vallée, je me rafraichis en soupirant de bien-être, avant de jeter de l'eau sur la terre, puis d'appliquer sur mes joues un maquillage de fortune qui couvrira les constellations dorées.

— Prêt ? interroge Lethos, guignant mon manège avec effarement.

— Pas vraiment, non...

— Ne lâche pas ton glaive. Le bout pointu devant.

Je ricane malgré moi. J'admets que ce Gawain dont je porte la carcasse n'a rien d'un soldat. Nous marchons depuis à peine trois heures que je suis déjà essoufflée. J'espère que je tiendrai le coup, tout à l'heure.

Bien sûr que je tiendrai ! Il le faut !

En attendant, je peux me permettre quelques indiscrétions supplémentaires. Je suis une espionne, après tout !

— C'est la vengeance qui t'anime, donc ?

D'abord surpris, Lethos se renfrogne illico en haussant les épaules.

— Ils ont éventré nos parents sous nos yeux pour deux vulgaires bracelets d'améthyste, bien sûr que ça m'anime.

Oh... J'admets que la vendetta est légitime. J'ai tué peu d'adversaires depuis que le comité m'a recrutée, et toujours pour me défendre, alors apprendre que les miens aient pu montrer tant de cruauté envers des civils s'avère amer. Pauvre Ida.

— Il faudrait peut-être envisager une sorte de trêve, pensé-je à voix haute. Que les deux parties discutent enfin, au lieu de s'entretuer depuis tant d'années. Nous étions alliés, autrefois...

Lethos se fend d'un ricanement lourd.

— Nous avons envoyé une dizaine d'émissaires ! Abattus avant même de franchir la limite de leur territoire. Ils ne veulent pas discuter, Gav'. Tout ce qui les intéresse, c'est nos minerais. S'enrichir toujours plus pour garder le contrôle absolu sur la région. Ils n'en ont rien à foutre, de nos cultes ; rien à foutre, de nos vies ! Ce sont des démons !

Crachée avec autant de fiel que de désespoir, sa tirade creuse un vide dans ma poitrine. Il ment. Il ment forcément... On m'a toujours vendu les Losthenlin comme des illuminés, indignes de confiance, surtout chanceux d'avoir été les premiers à s'installer dans l'une des zones les plus riches et fertiles de cette partie du continent. Or, si j'en crois le discours de Lethos et l'attitude d'Ida, la vérité serait toute autre.

Nous nous arrêtons brusquement. Du haut de la colline, la vue est dégagée sur le plateau en contrebas, mais le ciel commence à se couvrir d'épais nuages noirs. Il va pleuvoir. Je distingue la forêt au loin, frémis devant la masse de troupiers Renshras rassemblés de l'autre côté de la vallée, plisse les yeux en constatant que le terrain n'est plus seulement vierge des cadavres de la veille, mais également de toute trace de combat. Comme si le désastre n'avait pas encore eu lieu. Non...

Ça expliquerait pourquoi l'opale est intacte. Et pourquoi les soldats étaient chez eux ce matin alors qu'il faut une demi-journée de marche pour se rendre d'ici au village.

La journée d'hier va recommencer. Le massacre pendant des heures, le charnier pour les vautours, les détrousseurs acquis au comité. Impossible. Impensable. Cependant, je ne vois pas d'autres explications.

Mes tempes commencent à bourdonner, les vertiges me gagnent. C'est à peine si je distingue une voix bourrue grogner au milieu de la clameur générale :

— Débrouille-toi pour ne pas crever. Ma sœur a besoin de toi.

« Ils ont éventré nos parents sous nos yeux. »

« Tant qu'ils n'auront pas pillé jusqu'à la dernière pierre de nos gisements, ils nous massacreront. »

« Abattus avant même de franchir la limite de leur territoire. »

Bon sang. Ils ne me laisseront jamais arriver jusqu'au camp. Quand bien même je parviendrais à esquiver les coups et traverser la vallée en un seul morceau, je n'atteindrais pas les gradés. Je peux faire illusion sur un champ de bataille, mais la grande taille de Gawain me trahira sitôt que je me distinguerai de la masse. Tout comme l'absence de barbe et les taches d'or sur mon visage.

Impossible de plaider ma cause. Les Renshras ne font pas de prisonniers. Mon propre peuple m'éliminera sans réfléchir. Je ne quitterai pas la vallée vivante.

« Avec cette opale, tu me reviendras toujours. »

Le nœud dans mon ventre se resserre. Dernière pulsion avant le début du bain de sang, j'extirpe la gemme de son compartiment de cuir fixé à ma ceinture. Les minuscules cristaux incrustés dans la roche noire plus intenses que ce matin, l'opale fait figure de boussole du danger envers Gawain. Du moins, son corps...

Mais bien sûr ! Son esprit n'a pas survécu parce qu'au moment où la pierre a explosé, c'est moi qui la détenais ! L'opale a protégé le corps de Gawain, comme l'a souhaité Ida, mais c'est le porteur de l'artéfact qui conserve son essence profonde.

D'accord, nouvel objectif : garder la pierre coûte que coûte, quitte à me faire tuer pour la défendre. Si mon raisonnement est bon, je me réveillerai à nouveau dans la chambre de Gawain. Ida me redonnera la l'opale de protection... Et je pourrais tenter quelque chose.

Je jette à un œil sur ma droite. Déterminé, Lethos trépigne en attendant le signal du lieutenant. Captant mon regard, il m'envoie une bourrade amicale à l'épaule. Pas dit qu'il conserverait son sang-froid s'il savait qui je suis, mais pour l'heure, il est ce qui s'apparente le plus à un allié.

Les Losthenlin n'en auront pas après l'opale, je n'ai rien à craindre d'eux. Le signal retentit enfin dans la vallée, les centaines d'hommes et de femmes présents de part et d'autre de la vallée se mettent à courir vers le milieu du plateau, prêts pour un affrontement qui tournera au désastre avant la tombée de la nuit.

Alors que je peine à suivre la cadence imposée par l'ardeur et l'entraînement de Lethos, un regain d'adrénaline déferle dans mes veines au moment où je brandis haut mon glaive.

Gawain et moi sommes peut-être à moitié morts, mais je compte bien que nous restions à moitié vivants.

***

Un coucou aux zamis d'écriture TomRenan, mangeur_de_livre, Em_esse, AnyHunt et ypertext !

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