Karma
Mercredi 3 février. 21H25.
À partir de quel instant peut-on officiellement déclarer que sa vie est pourrie ?
Qu'on s'explique. Entre le moment où l'on est peinard, tranquille, que personne ne vient nous chercher des noises, et celui où l'on réalise que l'univers entier voudrait vomir sur notre gueule, il y a bien une zone de flou, un truc un peu bancal où on ne sait pas trop si on doit rire ou pleurer sur notre sort ?
Parce que là, j'ai plutôt envie de chialer.
Tom m'avait pourtant conseillé de prendre l'avion. Glasgow - Londres, plié en moins de deux heures. Mais non, j'ai refusé, comme d'habitude, au prétexte que j'allais profiter du voyage pour visiter un ancien camarade de fac sur Carlisle. Une nuit ou deux, histoire de couper le trajet. Avec trois semaines à glander, c'était l'occasion parfaite. Puis l'autoroute, ça roule bien, surtout en cette période.
Tout plutôt qu'avouer que j'ai la trouille de ces engins trop lourds pour se balader dans le ciel.
La journée terminée, j'ai remballé trépied et objectifs, empoigné ma valise et balancé mes clés à la concierge avant d'entamer mon périple. Pas de gaieté de cœur, mais quand un frangin change de décennie, on la boucle et on rapplique. Même s'il s'est exilé à l'autre bout du Royaume-Uni.
Alors oui, l'autoroute, ça roule bien. Sauf que je n'y suis plus. La faute à une violente envie de pisser depuis que la météo a décidé de s'en mêler en déversant des trombes d'eau sur mes essuie-glace fatigués. J'ai lutté une demi-heure, beuglé comme un veau contre la tempête, tenté de penser à autre chose, abdiqué en prenant une sortie au hasard pour me soulager.
Ça, c'était le premier doigt d'honneur du karma.
J'aurais dû sentir l'embrouille quand, la vidange accomplie, la Ford a refusé de redémarrer. Néanmoins, en bon Écossais, je suis borné, et il m'a fallu un doigt pincé dans la porte doublé d'un portable déchargé pour piger qu'on en voulait à mon self-control. D'où mon interrogation : j'ai le droit de me plaindre, ou j'attends qu'une quatrième merde me tombe dessus pour lâcher les vannes ? Parce que la patience ne figure pas en tête de liste de mes qualités.
En plus, je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve ! Dans les Dumfries, pour sûr, mais sinon ? L'obscurité m'empêche de distinguer grand-chose, sans compter l'averse fracassante qui menace de geler mes os. Je déteste la pluie. Son bruit, son odeur, sa capacité hallucinante à transformer un fringuant quidam en rat dégoulinant. Sans déconner, mon manteau ressemble à une serpillière. Quand je vais raconter ça à Tom...
Il creusera une tombe et y enterrera ma dignité.
Reclus dans la Focus je m'affale contre le siège, essuie sommairement mes binocles, jure dans toutes les langues que je connais, ferme les yeux. J'essaie de me reprendre, de garder mon sang-froid, de faire le vide. Inspire. Expire.
D'accord, je repousse surtout le moment où je devrai sortir affronter les éléments pour dénicher un péquenaud susceptible de m'aider. À ma décharge, je n'ai aucun sens de l'orientation et un système immunitaire à chier. Il vaudrait peut-être mieux attendre que l'orage se calme, voire demain, quand il fera clair. Il caille, et alors ? Ma valise déborde de fringues sèches. Trois pulls et on n'en parle plus.
Niall Gordon, t'es qu'une putain de poule mouillée.
Résolu à claquer d'une pneumonie, je compte jusqu'à cinq pour me donner du courage, et manque de clamser tout court lorsqu'un truc s'abat brutalement sur ma vitre. Le palpitant pulsant à tout rompre, j'ouvre les yeux et discerne de la lumière à l'extérieur de la Ford. Ainsi qu'une masse informe qui remue derrière ma porte.
Et merde.
Avec la guigne que je me trimballe, je mise sur un serial killer en quête de distraction. Comme quoi, j'aurai dû paniquer plus tôt.
Méfiant, je lorgne l'individu qui s'excite contre la fenêtre. Ses vêtements camouflent sa corpulence, mais il n'a pas l'air très grand. Moyennant qu'il ne me sorte pas un couteau sous le pif, je devrais réussir à maîtriser la bête en cas d'attaque. Rassuré, je me décide à baisser la vitre. Un peu.
- Mais vous êtes complètement malade de vous garer là ! braille aussitôt une voix haut-perchée. J'ai failli vous percuter ! Vous bricolez quoi, au juste ? On n'a pas idée de pioncer dans sa bagnole une nuit pareille !
Que...
Stupéfié, j'ouvre davantage ma vitre. Emmitouflé sous un bonnet, une lourde écharpe et une capuche bordée de fourrure, un visage féminin me guigne avec humeur. Dix mètres plus loin, une petite Honda rouge est garée sur le bas-côté.
- Je ne dors pas, je suis en panne ! je réplique, vexé.
Gourdasse.
Ses traits se détendent, et si je ne vois pas le rictus dissimulé par l'écharpe, le brin de moquerie coincé dans sa voix me cisaille les tympans lorsqu'elle enchaîne :
- Oh, merde... Quel est le problème ?
- Aucune idée.
Je pourrais préciser que je n'y connais rien du tout, en bagnole. Que la seule mécanique que je maîtrise, c'est celle d'un appareil photo. Mais pas question. J'aime conserver une part de mystère, surtout quand mon interlocutrice affiche cette mine narquoise.
- Vous avez besoin d'aide ? Des voyants se sont allumés ? Un bruit ou une odeur bizarre ? De la fumée ? Votre batterie date de quelle année ? J'ai des pinces dans mon coffre, au cas où...
Cerné de questions, je dissimule mon embarras en toisant l'inconnue. Il pleut, l'écharpe lui mange une partie du visage et elle piétine pour se réchauffer. Qu'importe, mes réflexes se mettent aussitôt en branle. Je capte ses traits, analyse les détails, reconstitue ce qui manque, évalue l'ensemble. Teint hâlé, yeux marron - le gauche un poil plus ouvert que le droit - des cils plus longs que la moyenne. Une mèche de cheveux châtains collée de biais sur le front, sûrement un épi. Pas de pattes d'oie, une voix cristalline.
La petite vingtaine, et encore.
- Alors ? Rien ne vous a marqué ? insiste-t-elle, les sourcils froncés.
Rien, sinon l'envie de pisser, et je préférerais garder cette information pour mon plaisir personnel.
- Parce que vous y connaissez, quelque chose, vous ? je grince, plus sèchement que je ne l'avais prévu.
- Je me débrouille...
Ben voyons. Son minois de poupée et son mètre soixante ne bernent personne. Cette fille n'a jamais fichu les mains dans le cambouis.
- On est où, là ?
- À Beattock.
- Où ça ?! je répète, ahuri.
- Beattock. C'est le village à deux kilomètres, de l'autre côté de la colline, là-bas, ajoute-t-elle en désignant un point derrière moi.
Je tourne la tête, et grogne de dépit. Est-ce que j'espérais vraiment voir quelque chose derrière une colline, de nuit, à travers une vitre maculée de flotte ?
Soupir.
Réfléchis, Niall. Le karma te teste, mais il a forcément laissé une porte de sortie.
- Vous avez un téléphone portable ?
- Oui, pourquoi ?
- Très bien. Donnez-le-moi.
- Quoi ? glapit-elle, comme si j'avais proposé de l'alléger d'un rein.
Fichue génération Z.
- J'veux dire, prêtez-le-moi.
Elle plisse les yeux, me dévisage, estime le degré de confiance qu'elle est prête à m'accorder.
- Non.
Surprenant.
Certes, je ne coche pas toutes les cases de la parfaite victime éplorée et reconnaissante, mais tout de même, son refus me vexe. Je n'ai pas une sale gueule, et je n'ai encore jamais craché sur quelqu'un. Paumé en pleine campagne, les lunettes striées d'humidité et la tignasse ruisselante, j'inspire davantage de pitié qu'autre chose. Puis, sans vouloir en remettre une couche avec mes problèmes, je ne risque pas de m'enfuir bien loin avec son joujou...
Merde, quoi ! Elle non plus ne correspond pas tellement au prototype du sauveur ! Elle semble si jeune et si frêle que pour un peu, je lui conseillerais de filer s'abriter avant que l'averse ne la fasse fondre.
- Non ?
- Pas besoin, puisque je suis là ! s'anime-t-elle en rabattant son écharpe sous le menton. Je vais...
- Bon, écoute, gamine ! je la coupe, excédé par son insistance. J'ai vraiment pas le temps pour ces conneries ! J'te demande rien d'autre que ton téléphone, le temps que j'appelle une dépanneuse. Après, tu pourras repartir, j'attendrai tout seul sans problème, ok ? Tu veux bien ? S'il te plaît ?
J'allais l'oublier, celui-là.
Pas convaincue, la nana me lorgne de biais, avant de lâcher un soupir beaucoup trop long pour être naturel.
- D'accord, je vais le chercher... Et ça vous coûtera dix livres.
- Pardon ?! je m'étouffe.
- Vingt livres, corrige-t-elle, goguenarde.
La sale petite teigne !
- Ça marche !
Ma porte de sortie enfin coopérative, je ne perds pas une seconde et fourrage dans ma besace à la recherche de mon portefeuille, duquel j'extirpe deux billets chiffonnés.
- Voilà !
- Merciii ! chantonne-t-elle en saisissant les bouts de papier.
Je n'ai pas le temps de grogner qu'elle court déjà en direction de la Honda. Soulagé, je retire mes binocles et frotte mes yeux fatigués. Avec un peu d'optimisme, la dépanneuse se pointera rapidement, me déposera devant un hôtel quelconque et... Rideau, j'aviserai demain pour le reste. Là, tout de suite, j'ai besoin de pioncer.
Un vrombissement caractéristique résonne soudain par-dessus la pluie. Mon sang se fige, mon cerveau court-circuite. Non...
Sans y croire, je remets les verres sur mon nez. Je n'en ai pourtant pas besoin. Parce que même myope et à travers un pare-brise qui subit le déluge, impossible de manquer les lumières de la Honda s'évanouissant dans l'obscurité.
Ok, je suppose que maintenant, j'ai le droit de le dire.
Ma vie est pourrie.
***
Samedi 6 février. 20H05.
Un soupir de soulagement m'échappe lorsque, le seuil du resto franchi, la chaleur bienfaisante de la pièce réchauffe mes membres engourdis. Enfin. J'ai cru que je ne trouverais jamais la brasserie. Saleté de GPS à la manque.
J'étais censé débarquer à Londres hier, en fin d'après-midi, mais puisque les réparations sur la Ford ont pris du retard et que le garage a catégoriquement refusé que leur voiture de remplacement quitte le pays, j'ai dû prendre mon mal en patience et poireauter jusqu'à ce que la bagnole soit d'équerre.
Heureusement, le karma n'est pas vache. Si j'ai perdu du temps et un joli paquet d'oseille, la balade m'a rapporté un sympathique rhume en guise de souvenir.
L'entrée donnant directement sur la pièce principale, mon arrivée supposée discrète ne passe pas inaperçue. Embarrassé, j'évite les coups d'œil curieux des clients installés aux petites tables rondes et repère rapidement, au fond de la salle, une grande table rectangulaire peuplée d'inconnus. Ou presque.
- Heyyy, regardez qui nous fait l'honneur de sa présence ! braille une voix que je reconnaîtrais entre mille.
Le sourire aux lèvres, je donne l'accolade au géant roux qui fond sur moi. Dingue, ce qu'il a changé... La dernière fois que je l'ai vu, il portait la barbe et ne quittait ses tee-shirts de geek que pour le boulot. Aujourd'hui, monsieur est rasé de près et se pavane dans une élégante chemise à la mode. Londres aura au moins eu un effet bénéfique sur lui.
Londres, ou Ayla.
Il n'y a pas à tortiller, la petite bonne femme sait y faire, avec mon pote. Depuis leur rencontre, en dernière année de fac, la tornade qui enchaînait gonzesses et coups foireux s'est métamorphosée, jusqu'à devenir un mec posé et responsable. J'avoue l'avoir eue mauvaise, à l'époque, moi-même ayant lamentablement échoué à dompter la bête pendant une quinzaine d'années.
Faut croire que nous n'avions pas les mêmes atouts.
- Bienvenue dans le cercle des trentenaires, frangin ! je raille en plaquant un paquet enrubanné sur son torse.
- T'es dingue, fallait pas !
Bien sûr que si. Un coffret cadeau pour une semaine dans un cottage du Northumberland, je ne pouvais pas laisser passer. Cet idiot va se geler les couilles en admirant les beautés du pays qu'il s'est choisi, je m'en délecte d'avance.
Satisfait de ma connerie, j'accompagne Tom jusqu'au couloir où les clients peuvent déposer leurs effets.
- J'suis déçu que tu sois venu seul, remarque mon ami. Toujours pas d'intrépide pour s'attaquer à ce p'tit cœur de pierre ?
- Que dalle. Je suis la chasteté incarnée.
- Chasteté, c'est bien un synonyme de queutard ? intervient Ayla dans mon dos, un brin moqueuse.
- Ben oui, pourquoi ? je rétorque avant d'embrasser la brune.
D'accord, j'exagère. Un peu. Disons que j'ai levé le pied sur certains aspects de ma vie privée. Le reste... relève de ma vie privée, justement.
Récalcitrant à l'idée d'entamer un tour de table baveux, j'ébauche un bref mouvement de la main à destination des convives, et suis Tom jusqu'à la place qu'il m'indique, face à lui, entre deux jeunes femmes. Si la première, une gracieuse sylphide à la moue étudiée, m'inspire un arrière-goût de boulot, la bouille friponne de la seconde manque de noyer mon self-control dans les caniveaux de Wicklow St.
Bordel !
La racketteuse des Dumfries !
- Donc, c'est toi, le fameux Niall..., susurre-t-elle, les traits tordus en un rictus matois, alors que je prends place à ses côtés.
- Il paraît..., je bougonne, méfiant comme pas deux. Et tu es... ?
- Ciara.
Ciara... Merde.
Ciara comme dans « Ciara, la petite sœur d'Ayla » ?!
- Je ne crois pas, non.
- Quoi ?!
- Aux dernières nouvelles, Ciara n'a pas terminé le secondaire, je déclare avec assurance.
D'un regard empli de dédain, la peste à l'écharpe me guigne en silence, avant de s'enquérir :
- Elles datent de quel siècle, tes nouvelles ? J'ai vingt-deux ans, imbécile.
Ébahi, j'encaisse l'info avec une maîtrise relative de mon visage, tandis qu'elle se détourne vers son voisin de droite. Ça semble pourtant logique. Les années défilent au même rythme pour tout le monde, quoi qu'en pense mon cercle professionnel. Mince, déjà six ans qu'Ayla et Tom ne se quittent plus... Et deux qu'ils m'ont lâché, moi, pour ce bled infâme.
Si je résume, la petite sœur de la copine de mon meilleur ami m'a tiré vingt balles, en pleine campagne écossaise, alors que je luttais pour ma survie. Et je la retrouve, trois jours plus tard, dans un restaurant branché de Londres. Ou j'ai les fils qui se touchent, ou le karma se fout royalement de ma gueule.
Quoique. Maintenant que j'y pense, je me souviens qu'Ayla avait dit venir d'un patelin au sud du pays. Tom y est allé plusieurs fois, mais je n'ai jamais pu retenir le nom. Quel intérêt ? Ce n'est pas comme si je risquais d'y croiser quelqu'un d'important...
Accaparée par son voisin, ma sauveuse en carton m'ignore une bonne partie de la soirée. Ce qui me convient très bien. Je n'ai rien à dire à une pickpocket à peine sortie de l'adolescence, et de toute manière, il n'y a que Tom qui m'intéresse, ici. Pour une fois que je l'ai à disposition, je compte bien m'intoxiquer de sa présence jusqu'à mon départ.
À la vie, à la mort, qu'on s'était promis. Certes, nous avions huit ans et une vision de l'éternité plus foireuse qu'aujourd'hui, mais tout de même.
Dans le temps, nous étions inséparables. De l'école primaire à la faculté de droit, des premières réussites aux dernières emmerdes. Je l'ai fait rire quand ses parents ont divorcé, il m'a veillé à l'hôpital après mon accident de vélo. J'ai chialé avec lui quand sa bourse d'études lui a été refusée, il m'a soutenu quand j'ai tout plaqué pour la photo. On a picolé jusqu'à plus soif le jour où il a reçu une proposition dans le cabinet de ses rêves, et, quand la meilleure revue de mode de Glasgow s'est acheté mon talent, je ne me rappelle plus qui de lui ou moi était le plus fier.
Je n'ai pas de frère. Je n'en ai jamais voulu. Avec Tom, pas besoin.
- Au fait, c'était quoi, le problème avec la Focus ?
Maussade, je dédie à l'emmerdeuse un regard lourd de sens et grince :
- La courroie de distribution qui a sauté...
- Mince... Impossible à changer sur place, commente-t-elle, avant de m'envoyer un sourire torve. Et la promenade, sympa ?
- Très, je grogne, peu désireux d'enchaîner sur mon éprouvante randonnée nocturne sous le déluge.
- Tu renifles, non ? Un p'tit virus qui traînait dans le coin ?
Garce.
- Juste une allergie.
- Ouf. J'ai failli avoir des scrupules.
Estomaqué, je me tourne vers l'effrontée, que le voisin de droite n'occupe plus assez pour qu'elle continue à me snober. Je ne sais pas si cette perspective me réjouit ou l'inverse. Dans le doute, j'opte pour une mine ennuyée.
- On appelle ça de la non-assistance à personne en danger. Pour la sœur d'une avocate, c'est moche.
- Oh, sérieusement ?! s'esclaffe-t-elle. T'as chopé un rhume pour avoir marché une heure sous la pluie, arrête de chouiner !
Assez conscient de la puérilité de la chose, je pince les lèvres pour éviter de lui déverser proprement mon fiel sur la tronche. Pas sûr que faire un esclandre le jour de l'anniversaire de mon meilleur ami soit une riche idée. J'ai le goût du drama, mais il ne faut pas abuser.
- Je ne parle même pas du racket. Alors, comme ça, t'as fini le lycée ?
- Oui, depuis un moment..., réplique-t-elle en roulant des yeux.
- Et qu'est-ce que tu fais, maintenant ?
- Tu veux vraiment le savoir ?
Non, je m'en moque. Mais Tom est occupé, mon autre voisine ne m'inspire pas et même si elle mériterait de se noyer dans l'océan de mon mépris, je dois reconnaître que Ciara est divertissante. Un peu.
- Puisque je te le demande.
- Je travaille dans la maintenance.
- La maintenance ? je questionne, interloqué.
- Automobile.
Il faut bien cinq secondes pour que l'information atteigne mon cerveau, s'enregistre, et me fasse percuter.
- T'es mécanicienne auto ?!
- Il paraît... me singe-t-elle, faussement blasée.
- Tu te fous de ma gueule ! T'es mécano et tu m'as laissé me démerder sans...
- Je t'ai dit que je me débrouillais, oppose-t-elle, un rictus au coin des lèvres. Tu ne m'as pas crue, tant pis pour toi.
Scié par son mordant, j'ouvre et referme plusieurs fois la bouche, à la recherche désespérée d'une répartie acceptable. Sans trop m'avancer, je pense pouvoir affirmer que cette gamine explose le record de pénibilité précédemment établi par mon voisin insomniaque et hautboïste. D'ici à ce qu'elle m'avoue avoir torturé des souris en classe de science, il n'y a qu'un pas que je ne suis pas sûr de vouloir franchir.
- Les amis, si je peux avoir votre attention ! clame soudain Tom en se levant.
Surpris, l'ensemble de la tablée redresse la tête dans sa direction. À sa droite, Ayla rajuste une coiffure déjà impeccable pour cacher un sourire béat, lequel augure probablement un truc énorme. Mince, est-ce qu'ils reviennent vivre à Glasgow ?!
- Vous me connaissez, je suis un grand blagueur. Tant que je ne mets pas les pieds dans un tribunal, s'entend ! Bref, on m'a déjà traité de dingue, de taré, de fou et j'en passe. Ne rigole pas, Ciara, c'est toi que je vise. Mais sachez que j'assume complètement. Mieux, je le revendique ! Et si Ayla et moi souhaitions vous réunir auprès de nous ce soir, ce n'est pas tant pour mon anniversaire que parce que nous avons décidé de nous lancer dans une nouvelle folie ! Les gars, j'ai l'honneur de vous inviter à notre mariage en août prochain !
Quoi ?!
En un éclair, une violente bouffée d'adrénaline se répand dans mes veines, brûle chaque parcelle de peau avant de terminer sa course en plein cœur. Mes nerfs s'affolent, mon cerveau hurle au traquenard, une intense chaleur me consume le bide. Sous le choc, cloué à la chaise, les yeux écarquillés, je lorgne mon pote alors que les invités sont déjà tous en train de les féliciter, lui et sa fiancée.
Oh, bordel. Ils vont se marier. Ils sont vraiment fous.
Euphorique, Tom répond aux embrassades avec complaisance, avant de se tourner vers moi, brusquement sérieux.
- Niall, je sais que tu détestes l'Angleterre, mais... Ma vie est ici, à présent. Alors, j'suis désolé pour ta gueule, mais va falloir que tu prennes sur toi pour revenir cet été, parce que j'ai vérifié : on peut pas se marier sans témoin.
Sans capter comment ni pourquoi, et avec un manque de grâce préoccupant, le siège propulse mon corps dans les bras de Tom, qui recule sous l'impact avant de me serrer contre lui. Derrière moi, j'entends ricaner, et quelques réflexions choisies parviennent à mes oreilles.
Tactile, l'Écossais. Un peu trop démonstratif, non ?
Qu'ils bavent, je m'en fous. Ce qui me lie à Tom ne les regarde pas. Ces coincés le connaissent depuis deux ans ; moi, vingt-cinq. La retenue n'a pas sa place dans une amitié vieille d'un quart de siècle.
- Pour vrai ? Tu me veux comme témoin ?
- Qui d'autre ? rétorque-t-il, le sourire jusqu'aux oreilles.
Évidemment.
Les boyaux tordus par l'émotion, je bredouille quelques stupidités. À Tom, je promets un enterrement de vie de garçon mémorable, répète qu'il est vraiment dingue, réitère mon accolade. À Ayla, je claque deux bises sur les joues, la félicite pour son courage, lui demande de prendre soin de mon frangin. À moi-même, je jure d'enquiller d'ici l'été trois bouquins sur comment gérer ses foutues émotions. Manquerait plus que je chiale devant un pasteur.
Redescendu, je lâche Tom, toujours sous le feu des acclamations, pour rejoindre ma chaise. Ciara, elle, n'a pas bougé. Les épaules rentrées, elle fixe son assiette, amorphe.
- Eh ben, je crois qu'on sera amenés à se revoir ! je lance, pour la dérider.
Échec monumental. La jeune femme ferme les yeux et pince les lèvres, comme si ma présence l'insupportait. À deux doigts de me vexer, je saisis mon verre et embraye, plus neutre :
- J'imagine qu'Ayla t'a choisie comme té...
- Excuse-moi, interrompt-elle en se levant.
- Pas de pro...
Je ne termine pas, médusé par la vitesse à laquelle Ciara disparaît de la pièce. À croire que c'est une question de vie ou de mort. Trop occupés à mater les amoureux, aucun invité n'a remarqué son manège.
Petit à petit, l'enjouement s'atténue, les gens regagnent leurs sièges, les conversations reprennent où elles s'étaient arrêtées. Tom m'envoie quelques vannes auxquelles je réponds distraitement, perturbé par l'absence de ma jeune voisine. Quand je me décide à évoquer sa disparition, Ayla me rassure avec bienveillance : Ciara est certainement partie fumer. J'acquiesce, songeant pour moi-même que je n'ai jamais vu quelqu'un s'enfuir de la sorte pour une cigarette.
Attentif, je surveille l'entrée de la brasserie, scrute ma montre, grignote un morceau de pain. Recommence. Ciara ne revient pas. Ça m'énerve.
Et puis, je tilte.
Elle est sortie directement par la porte du resto, sans passer par le corridor qui fait office de vestiaires. Sans clopes, donc. Et sans manteau.
Merde.
Prétextant m'éclipser aux toilettes, je prends congé des futurs mariés et file dans le couloir. J'endosse écharpe et pardessus, et râle face à l'armada de paletots féminins. Sans déconner. Comment deviner lequel appartient à la fugueuse ? Aucune trace de la parka de mercredi, bien entendu.
Pas bien certain de la légitimité de la chose, j'attrape au hasard un poncho de laine beige et le bonnet assorti avant de foncer vers l'entrée du bistrot, où le vent hivernal m'accueille d'une rafale surprise en pleine gueule. Douché par l'enthousiasme de Mère Nature, ma détermination à traquer l'enquiquineuse dans les rues londoniennes s'effrite à mesure que mes chaussures crissent sur le trottoir enneigé.
Personne n'a jamais prévenu qu'on devait se geler les miches pour se la jouer héros nocturne !
Heureusement, Ciara n'est pas loin.
Assise sur un banc, de l'autre côté de la rue, elle observe les passants. Soumis au caprice du vent, ses cheveux châtains volent dans tous les sens, offrent son cou à la morsure du froid, cinglent son visage, sans qu'elle ne bouge, isolée dans son monde.
Rassuré, je la rejoins et m'installe à ses côtés. Aux fringues tendues devant son pif, elle n'octroie qu'un vague regard avant de mollement s'en revêtir. Perplexe, je la guigne en silence, conscient d'être toléré plutôt qu'accepté dans cette bulle qu'elle avait besoin de créer.
La neige a recommencé à tomber. Le temps se fige, à l'image de Ciara, statue frêle et délicate, indifférente aux flocons qui s'abattent sur son visage défait. Les secondes s'égrènent, longues, muettes, douloureuses. Les pieds glacés malgré mes Wingtip, je n'ose pourtant interrompre son chagrin. Parce que, cloîtrée dans un ailleurs impénétrable, la peine irradiant de chaque sillon de larme creusant des joues rosies par le froid et parsemées d'éclats gelés, la jeune femme est méconnaissable. Son minois frondeur a disparu, son assurance aussi. Ne reste qu'une allégorie de la tristesse, qui mériterait, plus que tout autre, d'être immortalisée.
- Tu as le droit de pleurer, j'observe, abrupt.
Elle cille et, ramenée à Londres et à sa réalité, essuie ses pommettes maculées de larmes et de flocons.
- C'est le froid, mes yeux piquent...
- Rien à voir avec les futurs mariés, donc ? j'insiste, plus doucement.
- Non, je...
Elle s'interrompt, ferme les yeux, lâche un soupir inaudible. J'ai tapé dans le mille, nous le savons tous les deux. Le discours de Tom ne l'a pas bouleversée, comme moi. Il l'a ravagée.
- J'aurais dû m'y attendre, et pourtant..., avoue-t-elle, la voix cassée. Bon sang, j'me sens si conne...
- Ben, clairement, tu l'es un peu.
Les billes écarquillées de stupeur, Ciara se tourne vers moi. Son état ne lui permet pas de m'invectiver dans les règles de l'art, aussi j'en profite pour enfoncer le clou. Grimace à l'appui, je développe avec tout le flegme dont je suis capable :
- J'veux dire : Tom, quoi. Le mec a bouffé une chenille en deuxième année de fac. J'ai une vidéo, si tu me crois pas.
La provocation lui arrache l'ombre d'un sourire qui, trop vite, se fane.
- Ça fait mal, Niall..., gémit-elle.
J'imagine. Il y a longtemps, je me suis laissé aller à ces conneries. Une histoire impossible, avec la mauvaise personne, au mauvais moment. C'était n'importe quoi et je le savais, mais je me suis entêté, persuadé qu'avec un peu de patience et beaucoup de chance, ça pourrait marcher.
Aucun risque qu'on m'y reprenne.
Néanmoins, il serait idiot de nier l'attraction que provoque Tom sur ses semblables. Brillant, charismatique, chaleureux, il lui suffit de deux minutes pour mettre son auditoire dans sa poche, là où, moi, devrais cravacher deux bonnes années.
- T'es amoureuse depuis longtemps ?
Ses traits se crispent. Une seconde. Deux. Trois. Planqué derrière mes écrans de verre souillés de neige, je ressens la lutte qui l'anime contre elle-même. Atteinte par le terme, elle l'envisage, le refuse, l'analyse, le vomit. L'accepter reviendrait à concéder l'échec.
Puis ses épaules s'affaissent, et un soulagement singulier s'inscrit sur les lignes rondes de son visage. Comme si, enfin, la mascarade qu'elle s'imposait jusque-là pouvait s'achever.
- Depuis qu'Ayla l'a ramené à la maison.
- Rien que ça ? Ben c'est génial !
À nouveau, l'ébahissement la saisit, mais cette fois, il se teinte d'une colère qui ne cherche qu'à s'abattre sur l'inconscient qui remise au tapis les émulations de son petit cœur malmené.
Autant s'expliquer avant que la menace ne se transforme en cauchemar.
- De ce que je comprends, c'est un fantasme d'ado. Un truc irréalisable, presque aussi stupide que si tu avais choisi une starlette d'un boys band ou un acteur en vogue. Dans le genre cliché, excuse-moi, tu te poses haut... Mais l'avantage avec les mirages, c'est qu'il n'y a rien de plus simple pour s'en débarrasser.
- Super. Je fais ça comment ? crache-t-elle, cynique.
- Tu te démerdes, je riposte, ravi qu'elle ait retrouvé sa verve. Change de coiffure et de vêtements, prends des cours de cuisine, fais-toi piercer. Pars en voyage, apprends une autre langue. Rencontre des gens. L'idée, c'est que la gamine en toi laisse la place à la femme. Oublie Tom, ne pense plus qu'à toi. Découvre ce qui t'anime, Ciara, ose, et si tu te plantes, c'est pas grave. Tu te relèveras, comme l'adulte que tu es.
Et le grand prix du discours le plus tordu revient à... Niall Gordon. Clap ! Clap ! Clap !
En temps normal, je n'abuse pas des tirades d'encouragement. Les soucis des autres ne m'intéressent pas, et j'ai assez de ma vie pour m'apitoyer sur les fumisteries du destin. Depuis toujours, les seules personnes qui ébranlent mon égoïsme assumé se comptent sur les doigts d'une main.
Toutefois, observer Ciara pleurer sous la neige m'a remué. Parce qu'elle s'est d'abord imposée à moi en vile teigne sans foi ni loi. Parce que son chagrin est lié à mon meilleur ami. Parce que j'ai l'impression de la comprendre. Je crèverai sous la torture avant d'avouer un truc pareil, mais ce petit bout de femme m'a touché.
C'est officiel, le karma m'a dans le viseur.
Mutique, les billes perdues dans le vague, Ciara encaisse mon speech. Ses doigts triturent la rangée de pompons bordant son vêtement, de la vapeur s'échappe d'entre ses lèvres. Patient, j'envisage d'attendre sur ce banc jusqu'à ce qu'elle daigne réagir, et nuance aussi sec mon ambition en trente secondes, au-delà desquelles je ne suis pas certain de conserver l'intégrité de tous mes membres.
Le décompte est presque atteint lorsque ma voisine se racle la gorge.
- Tu vois... Quand tu prends le temps d'écouter, t'es pas si con.
- Je t'en prie. C'est vingt balles la séance de réconfort. Plus dix si je dois faire un câlin.
- Ok, je retire ce que j'ai dit. Au fait... C'est pas mon manteau.
Pince-sans-rire, je guigne la demoiselle frissonner sous le poncho de laine.
- Aucune importance, il te va mieux qu'à Maisie, j'affirme en songeant à la grande brune insipide du restaurant.
- Mary.
- C'est pareil.
Elle sourit. Rien de fantastique, juste un premier pas, mais je ne peux m'empêcher de l'imiter.
Niall Gordon, héros nocturne. Qui se les pèle, mais avec de chouettes godasses.
- On y retourne ? je propose en désignant du menton la devanture lumineuse du bistrot.
Comme pour se donner du courage, ma protégée d'un soir souffle longuement avant d'opiner du chef. Gouailleur, je lui tends une main qu'elle saisit de bonne grâce et la hisse sans trop d'effort sur ses pieds.
- L'alcool, ça aide à oublier, non ? grimace-t-elle.
Petite futée.
- Ouep. Mais y a une condition obligatoire pour profiter pleinement de l'expérience...
À sa mine perplexe, je me fends d'un clin d'œil complice et, un bras glissé sur son épaule, l'entraîne vers la brasserie.
- Un partenaire de beuverie.
***
Défi d'écriture avec scénario imposé.
13/02/2021
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